11/10/2013

Genèse 3.6 : עִמָּהּ, « qui était avec elle » ou « quand il fut avec elle » ?

Quand j’ai rédigé mon petit article intitulé Genèse 3.6c : Adam était-il présent lors de la tentation ?, je ne me doutais pas qu’il susciterait des réactions assez passionnées. C’est qu’il y a toujours le volet linguistique, et le volet théologique. Souvent, on ignore l’un au profit de l’autre. Nonobstant le texte, certains font valoir que si Adam avait été présent, il serait intervenu. Autrement, sa conduite n’est pas digne de son rôle… de mâle dominant. On fait aussi remarquer que le Nouveau Testament charge la femme de la faute (1Ti 2.14, 2Co 11.3). Mais ce n’est pas tout à fait vrai (Rom 5.12, 1Co 15.21), et on note que si c’est bien la femme qui est interpellée par un serpent qui ne cesse de parler au pluriel – « vous » – il est significatif que Ève réponde toujours au pluriel également – « nous » (Gen 3.1-6).

Qu’il me suffise de rappeler ici les éléments suivants :

– les te’amim indiquent une courte pause (accent disjonctif tevir) après לְאִישָׁ֛הּ. En apparence, cela peut conforter les deux thèses visant à traduire עִמָּהּ par « qui était avec elle » ou « quand il faut avec elle ». Ce qui est certain, c’est que l’objectif est d’apporter une précision – et cela disqualifie la lecture « il en mangea avec elle » (sans interruption), dans le sens « il en mangea à sa suite, comme elle ».

– Il n’y a pas d’instance en Genèse où le terme עִמָּה signifierait que la personne en vue n’est pas présente immédiatement.

– עִם sert aussi à préciser la localisation d’un individu par rapport à quelque chose d’autre. On ne peut donc exclure une traduction qui ait ce sens (j’exagère un peu) : elle en donna aussi à son mari – son compagnon – et il en mangea. Son compagnon, c’est-à-dire, celui qui est habituellement à ses côtés. Mais je doute très sérieusement de cette alternative.

– Que le Pentateuque samaritain porte un pluriel à ויאכלו, tout comme la Septante (ἔφαγον) est un indice fort liant Adam à Ève : autrement, il faudrait imaginer Ève tentée seule, mais qui ne mange pas. Puis, une fois avec Adam, ils mangent tous deux en même temps. En fait, il y a dans le verset 6 une notion d’immédiateté qu’il est difficile d’ignorer.

– Non seulement Pentateuque samaritain et Septante concordent, mais également la Vetus Latina. Dans la Vulgate (Jérôme, IVe s.) la fin du verset porte « et tulit de fructu illius et comedit  dedique viro suo qui comedit ». La Vetus Latina porte cette leçon : « et sumens de fructu ejus, edit et dedit viro suo secum, et ederunt« . Deux mots sont importants : secum (l’équivalent de μετʹ αὐτῆς) et ederunt (ἔφαγον).

– Ève répond au serpent au pluriel, comme si elle était accompagnée (מִפְּרִי עֵץ־הַגָּן נֹאכֵל, du fruit des arbres du jardin nous pouvons manger…).

– Comme leurs yeux « s’ouvrent » en même temps (v.7), on peut penser qu’Adam et Ève mangent du fruit en même temps. Or, le texte massorétique porte au verset 6 un singulier assez suspect (tous les autres verbes sont au pluriel dans la suite), qui soutiendrait l’idée qu’Adam mangea seul et par la suite. Mais LXX et PS se rejoignent sur le pluriel. Je pense donc à une correction volontaire. Dommage que les fragments de Qumran ne comportent pas cette section (pour cette portion, on possède Gen 3.1-2 et Gen 3.11-14) !

– Leur association est telle qu’au verset 8 on rencontre un sujet collectif (l’homme et la femme) commandant un verbe au singulier (וַיִּתְחַבֵּא הָאָדָם וְאִשְׁתֹּו). Voir mon précédent post sur ce sujet.

Comme cela arrive régulièrement, les considérations linguistiques ne sont pas suffisantes pour trancher la question avec certitude. Mon sentiment est qu’il faut traduire en conservant l’ambiguïté quand l’ambiguïté est une composante du texte (y compris si cette composante, cette ambiguïté, n’est que moderne). Clarifier, c’est prendre un trop gros risque (à la rigueur, il faut clarifier/interpréter dans une note). Je propose donc de traduire עִמָּהּ seulement par avec elle, sans aucune notion temporelle.

Pour l’anecdote, la révision 2013 de la TMN (NWT 2013 présentée ici) est passée de « she gave some also to her husband when with her » (1984) à « she gave also some to her husband when he was with her » (2013). Elle maintient donc une interprétation possible mais discutable. Une traduction plus fidèle et plus avisée consisterait simplement à traduire plus littéralement (en conservant à dessein l’inévitable ambiguïté) : « elle en donna aussi à son mari, avec elle, et il mangea (ou mangèrent) ». En effet, s’il n’est pas du tout discutable de suppléer la copule was, il est beaucoup plus spéculatif d’introduire une temporisation avec when, car rien dans le texte n’y autorise.