12/11/2015

L’utilisation des révisions de la Septante… (Morlet, 2014)

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Dans un ouvrage récent paru aux éditions du Zèbre, La Bible juive dans l’Antiquité (Gounelle et Joosten éds, 2014), Sébastien Morlet traite de L’utilisation des révisions de la Septante dans la première littérature chrétienne. Philologie, exégèse et polémique (pp. 117-140). J’ai déjà commenté brièvement une autre étude de Morlet sur Eusèbe et le tétragramme, en en soulignant tout l’intérêt. Là-encore, Morlet livre un travail tout à fait remarquable. Dans ce qui suit je résume succinctement les principales idées qui se dégagent de ce travail (entre crochets, renvoi vers les pages de cette étude).

1. L’usage des révisions de la Septante chez les chrétiens de l’Antiquité

En général les chrétiens se fiaient à la Septante en tant que telle, et la considéraient inspirée (cf. par exemple l’exemple d’Augustin dont j’ai déjà parlé). Ses révisions étaient donc nécessairement fautives [117-118]. Ainsi Justin fulmine sur le fameux locus « vierge » vs « jeune fille », si cher à la christologie chrétienne (Dialogue avec Tryphon 43.8 ; cf. 68.7) :

Mais comme vous et vos docteurs vous osez assurer que le texte ne dit pas : « Voilà qu’une vierge, » mais, « qu’une jeune fille concevra dans son sein et enfantera son fils ; » comme vous prétendez d’ailleurs que la prophétie ne peut s’entendre que d’Ézéchias, un de vos rois, je vais essayer de vous montrer en peu de mots qu’il s’agit ici d’une vierge et que la prophétie regarde celui que nous reconnaissons pour le Christ.

Ἐπεὶ δὲ ὑμεῖς καὶ οἱ διδάσκαλοι ὑμῶν τολμᾶτε λέγειν μηδὲ εἰρῆσθαι ἐν τῇ προφητείᾳ τοῦ Ἠσαίου Ἰδοὺ ἡ παρθένος ἐν γαστρὶ ἕξει, ἀλλʹ Ἰδοὺ ἡ νεᾶνις ἐν γαστρὶ λήψεται καὶ τέξεται υἱόν, καὶ ἐξηγεῖσθε τὴν προφητειάν ὡς εἰς Ἑζεκιάν, τὸν γενόμενον ὑμῶν βασιλεά, πειράσομαι καὶ ἐν τούτῳ καθʹ ὑμῶν βραχεά ἐξηγήσασθαι καὶ ἀποδεῖξαι εἰς τοῦτον εἰρῆσθαι τὸν ὁμολογούμενον ὑφʹ ἡμῶν Χριστόν.

Et de même chez Irénée de Lyon (Adv. Haer. III 21.1). C’est avec Origène que les choses commencent à évoluer. Dans son célèbre Commentaire sur Matthieu (14.14), il déclare :

Par la grâce de Dieu, nous avons trouvé le moyen de remédier au désaccord des exemplaires de l’Ancien Testament en prenant pour critères les autres éditions : quand il y a une incertitude chez les Septante du fait du désaccord des exemplaires, nous avons pris notre décision en nous fondant sur les autres éditions, en suivant ce qui concordait avec elles, et certains passages, nous les avons munis d’nu obèle, car ils ne se trouvent pas dans l’hébreu, sans oser les enlever tout à fait ; d’autres, nous les avons ajoués avec des astériques, pour qu’il soit bien clair que nous les avons ajoutés parce qu’ils ne se trouvent pas chez les Septante, en nous fondant sur les autres éditions, en accord avec l’hébreu (…).

Origène perçoit donc un double intérêt aux révisions juives de la Septante :

  • dans le cas de manuscrits de la Septante présentant des variantes, choisir une leçon,
  • et constater l’écart entre le texte hébraïque et le texte grec.

On remarquera que chez Origène, l’astérisque indique un texte présent dans l’hébreu, mais absent de la LXX (les « moins« ), tandis que l’obèle signale un passage absent du texte hébreu mais présent dans la LXX (les « plus« ). Chez les critiques d’Homère alexandrins, l’obèle indiquait un passage jugé inauthentique, et l’astérisque un passage authentique, mais répété abusivement ailleurs [119].

On le perçoit donc dans son Commentaire, Origène estimait ces révisions utiles, et il s’en explique ponctuellement, en leur trouvant selon les cas une meilleure clarté (σαφήνεια), expressivité (ἔμφασις) ou précision (ἀκρίβεια).

Il semble d’ailleurs difficile de préciser avec certitude ce que Origène entendait par précision. Au vu des exemples fournis par Morlet, par ex. τὸ ἀκριβὲς τῆς λέξεως, ou τὸ κύριον τοῦ Ἑβρα̈ικου, il semble que précision = fidélité au texte hébraïque. Mais ce n’est pas aussi clair. Origène semble parfois accorder à la LXX une inspiration plus grande, et ne serait pas, pour Morlet, un partisan de l’Hebraica veritas avant l’heure. [120] Pourtant « le sens propre » d’un passage pour Origène, c’est le substrat hébraïque supposé de la LXX. Il serait intéressant d’étudier les cas de divergences notoires, quand la Vorlage de la LXX n’était manifestement pas la même que le texte hébreu…

Évidemment, Origène a eu une formidable postérité. Chez Eusèbe, Hilaire, Chrysostome, Théodoret ou Augustin, il semble que l’utilisation des révisions juives suscitait des réactions contradictoires, tantôt le rejet pur et simple, tantôt la capacité à éclairer le sens de la LXX [121].

Ces révisions pouvaient bien évidemment s’insérer dans un cadre polémique, comme Origène s’en explique dans sa Lettre à Africanus (cité d’après Morlet) :

Car, s’il n’est pas de mauvais goût de le dire, j’ai largement fait ce travail, dans la mesure de mes forces, cherchant à découvrir le sens exact dans toutes les éditions avec leurs variantes, en même temps que j’étudiais particulièrement les traductions des Septante, pour ne pas dévaluer la monnaie des Églises qui sont sous le ciel, et donner ainsi à ceux qui la cherchent l’occasion de calomnier, comme ils le désirent, les personnages publics et d’accuser ceux qui sont éminents dans la société. Mais nous tâchons de ne pas ignorer non plus leurs textes afin de ne pas leur citer, lorsque nous dialoguons avec des juifs, ce qui ne se trouve pas dans leurs exemplaires, et pour nous servir de ce qui se trouve chez eux, même si cela n’est pas dans nos livres. Car, si nous nous donnons ainsi une bonne préparation pour nos controverses avec eux, ils ne nous mépriseront pas, ni ne se moqueront, comme ils ont l’habitude de le faire, des croyants issus des nations, disant qu’ils ignorent les leçons authentiques qui sont dans leurs textes (plutôt : les leçons authentiques, celles qui sont dans leurs textes).

On est interpellé par ces déclarations d’Origène : y avait-il des controverses entre juifs et chrétiens, portant éventuellement sur les variantes des révisions juives de la Septante ? [122] C’est en tout cas ce que soutient Origène, et il y a lieu de le croire, puisque Justin et Irénée nous en fournissent des preuves (comme plus loin le Dialogue d’Athanase et Zachée en fournira aussi). On retiendra aussi qu’Origène incite les polémistes à ne citer que des textes figurant dans le texte de chacun des partis…. Morlet conclut ainsi [122] :

La Lettre à Africanus témoigne du fait que, au moins dans la Césarée du IIIe siècle, l’un des enjeux de la polémique était d’ordre textuel.

2. L’utilisation juive des révisions dans la polémique avec les chrétiens

La documentation sur les polémiques entre juifs et chrétiens est, au vrai, assez pauvre. Morlet en fournit cependant une bibliographie des plus utile [123-124, note 23]. A mon sens, les documents les plus intéressants sont : la Controverse de Jason et Papiscus (document perdu, qui semble avoir été bien connu), le Dialogue avec Tryphon (éd. Archambault 2 vol. sur areopage.net) c.155-161 AD, le Dialogue d’Athanase et Zachée (c.381-431 ; voir la thèse de P. Andrist) et le Dialogue de Timothée et Aquila (VIe s., traduction anglaise, cf. Varner).

Chez Jérôme on retrouve cette même indication, selon laquelle les juifs avaient coutume (solent) de se moquer des chrétiens, ignares du texte hébreu original [124], mais difficile de dire s’il reprend la Lettre à Africanus d’Origène, ou s’il fait son propre constat. Cela dit, si habitude il y avait, on ne le voit guère dans les dialogues [125]. Par contre, on arrive à tomber sur des querelles de variantes. Morlet cite le cas du Dialogue d’Athanase et Zachée, §15 où Genèse 19.24 est commenté. Comme je suis en train de traduire ce dialogue, je livre ici ma propre traduction (Morlet traduit « fera pleuvoir », mais le texte de Conybeare porte bien ἔβρεξεν) :

15. Athanase : Lorsque l’Écriture déclare : et Seigneur Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du feu et du souffre, d’auprès de Seigneur depuis le ciel. Et les villes et toute la contrée environnante furent détruites. Ainsi donc, depuis quel Seigneur Seigneur Dieu a-t-il fait pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du souffre et du feu ?

Zacchée : On ne dit pas « Seigneur Dieu fit pleuvoir », mais « Seigneur fit pleuvoir ».

Athanase : La plupart des copies ont « Seigneur Dieu ». Supposons que « Dieu » n’a pas été ajouté : n’est-il pas évident que celui qui a fait pleuvoir est celui qui a dit à Lot : voici que j’ai eu de la considération à ton endroit en cette affaire, pour ne pas détruire la ville au sujet de laquelle tu as parlé ?

On trouve d’autres cas dans le Dialogue de Papiscus et Philon, ou les Actes de Sylvestre [125]. Mais le fameux Dialogue avec Tryphon reste le document le plus original en la matière, puisque « Justin affirme à plusieurs reprises qu’il s’est appuyé sur une version acceptée par ses interlocuteurs » (Dial. 71.2-3, 124.4, 137).

La question est bien sûr de savoir si les Juifs eux-mêmes employaient les révisions d’Aquila, de Théodotion, de Symmaque ou d’autres encore [126-127]. Sur ce point, Eusèbe le laisse entendre directement (Démonstration évangélique V, 35-36) ou indirectement (Démonstration évangélique IV 16,45). Morlet s’interroge sur ce témoignage (encore une allusion à la Lettre à Africanus ? Un contexte polémique ou liturgique ?), mais relève :

Il reste tentant cependant de lire dans ce texte l’indication selon laquelle les révisions étaient le texte biblique utilisé par les juifs au cours des controverses dans la Césarée de l’époque d’Eusèbe, comme c’était sans doute déjà le cas à l’époque d’Origène.

Ce point semble confirmé dans un autre dialogue, le Dialogue Declerck (9.253) [127-128].

A la revue des indices, on perçoit une situation qui pourrait sembler paradoxale, comme l’indique Morlet [129, je souligne]:

S’il n’est pas question de donner une valeur générale aux témoignages d’Origène, d’Eusèbe et de Jérôme, ces témoignages ne doivent pas pour autant être négligés. Ils indiquent au chercheur que l’hypothèse la plus économique consiste à penser que lorsque les juifs opposaient à leurs adversaires des textes variants, c’était avant tout en recourant aux révisions de la Septante. Mais cela n’invaliderait pas pour autant le témoignage des dialogues dans lesquels le juif recourt en général à la Septante.

Et là, Morlet envisage trois hypothèses [129-130] :

  • Les chrétiens emploient la LXX, et les juifs, des révisions. C’est le cas le plus extrême, et c’est sans doute un scénario un peu simpliste.
  • Les citations des juifs relèveraient de variantes de la LXX elle-même. La difficulté de cette perspective est qu’elle suppose que les juifs n’ont pas abandonné la LXX après le IIe s., quand la documentation indiquent plutôt le contraire.
  • Plus subtilement, on peut considérer que lors des polémiques, les juifs ne portaient pas une attention plus soutenue que cela à la version utilisée, en l’acceptant dans la discussion sans toutefois lui prêter une valeur normative. Inversement, les chrétiens ont très bien pu s’accommoder du texte des révisions le cas échéant. C’est uniquement en cas de litige que le sujet de la normativité du texte pouvait faire surface.

Bien qu’on ne puisse s’empêcher de songer que ces dialogues agitent souvent des juifs « de paille » dont il est difficile de mesurer la consistance historique (cf. Lanfranchi), on peut raisonnablement, et prudemment, se ranger avec Morlet en faveur de la troisième hypothèse.

Si cette hypothèse est acceptable, alors la rareté des problèmes textuels, dans les dialogues, ne résulterait pas forcément d’une simplification. Cette rareté pourrait refléter assez fidèlement le déroulement des débats les plus fréquents. Ces derniers étaient sans doute fondés avant tout sur le recours à la Septante et accordaient peu de place aux discussiosn textuelles (…). La même indifférence relative aux questions d’état du texte expliquerait aussi le caractère parfois très vague des objections prêtées aux juifs. [130]

3. L’utilisation chrétienne des révisions dans la polémique avec les juifs

Contrairement à l’utilisation juive, l’utilisation chrétienne des révisions est mieux documentée, et une figure émerge, c’est celle d’Eusèbe dans sa Démonstration évangélique. Visiblement, Eusèbe fait un usage opportuniste des révisions : il concède ponctuellement à l’adversaire l’usage des révisions, mais ce n’est que pour appuyer ses démonstrations, et ce n’est pas systématique. [131] Un exemple particulièrement probant est le suivant [132, cf. Démonstration évangélique V, 18] :

Par exemple, quand il veut démontrer l’existence d’une seconde personne divine à côté du Père, Eusèbe préfère recourir à Ex 24, 9-10 dans la version d’Aquila (et ils virent le Dieu d’Israël), et de Symmaque (et ils virent dans une vision le Dieu d’Israël) plutôt qu’à partir de la Septante (et ils virent le lieu où se tenait le Dieu d’Israël), car chez les réviseurs, l’objet de la vision est Dieu lui-même et non le lieu où il se tenait : Eusèbe peut en tirer argument pour retrouver dans ce passage une nouvelle allusion au Dieu visible, nécessairement distinct du Père dont l’une des qualités essentielles est d’être invisible.

En analysant plus finement la méthode d’Eusèbe, Morlet montre combien elle est tributaire de celle d’Origène, quoiqu’elle en constitue une continuation plus polémique [133-134]. Morlet s’attèle ensuite à détailler le cas du Dialogue Declerck qui, de tous les dialogues antiques, est le seul à livrer une vision positive des révisions juives de la LXX, avec le mérite notoire de présenter un bon nombre de variantes d’Aquila, de Symmaque, de Théodotion, de « les autres » et de « les trois » [135-136]. Des variantes qui mériteraient de gagner les éditions des Hexaples de Field et de la LXX de Göttingen [136] ! Il y a plusieurs méthodes de recours à ces révisions, mais cela reste très opportuniste [137-138]…

Conclusion

Peut-être sous l’influence de la Lettre à Africanus les polémistes chrétiens ont-ils prêté une certaine attention aux révisions, une attention « rare et irrégulière » [cf. 140]. Bien sûr, en l’état actuel de la documentation, « lacunaire, problématique et parfois contradictoire » [139] on ne peut en aucun cas restituer ce qui pouvait constituer la teneur des débats oraux entre juifs et chrétiens, mais Morlet se refuse à considérer le reflet des dialogues comme « totalement fantaisiste » [140].

Assurément Morlet livre ici une étude féconde, solidement documentée, assez convaincante, qui incite à creuser davantage le sujet.

Documents à consulter : Morlet, « L’utilisation des révisions de la Septante dans la première littérature chrétienne. Philologie, exégèse et polémique » (ou ici) | Morlet, « Les dialogues aduersus Iudaeos : origine, caractéristiques, référentialité » | Andrist, « The Greek Bible used by the Jews in the dialogues Contra Iudaeos (fourth–tenth centuries CE) » | Varner, Ancient Jewish-christian Dialogues: Athanasius And Zacchaeus, Simon And Theophilus, Timothy And Aquila : Introductions, Texts and Translations (2005) | de Lange et al., Jewish Reception of Greek Bibles Versions (2009) | Horbury, Jews and Christians – In contact and controversy (1998), spécialement pp.200-225 | de Lange, Origen and the Jews (1977), voir aussi ici | Barthélémy, « Justin et le texte de la Bible », in Justin – Œuvres complètes (1994), pp.369-377. | Lukyn Williams, Adversus Judaeos (1935) | Simon, Verus Israel – Etude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’Empire romain (135-425) (1964) | Baumgarten, « Bilingual Jews and the Greek Bible » | Lanfranchi, « L’image du judaïsme dans les dialogues adversus Judaeos »