Blasphémie et euphémie : Benvéniste sur le nom divin (1969)

EmileBenveniste

On est étonné que des jurons puissent être formés à partir du nom divin. Qui ne connait pas les exclamations « (sacré) nom de Dieu » ou « nom de nom » ? Cela n’a pas échappé aux linguistiques, et E. Benvéniste livre à ce sujet d’intéressantes considérations :

Dans les langues occidentales, le lexique du juron ou, si l’on préfère, le répertoire des locutions blasphémiques, prend son origine et trouve son unité dans une caractéristique singulière : il procède du besoin de violer l’interdiction biblique de prononcer le nom de Dieu. La blasphémie est de bout en bout un procès de parole; elle consiste, dans une certaine manière, à remplacer le nom de Dieu par son outrage. (…) C’est proprement le tabou linguistique : un certain mot ou nom ne doit pas passer par la bouche. Il est simplement retranché du registre de la langue, effacé de l’usage, il ne doit plus exister. Cependant, c’est là une condition paradoxale du tabou, ce nom doit en même temps continuer d’exister en tant qu’interdit.

Mais pourquoi un tabou sur le Nom ?

Pareillement, l’interdit du nom de Dieu refrène un des désirs les plus intenses de l’homme : celui de profaner le sacré. Par lui-même le sacré inspire des conduites ambivalentes, on le sait. La tradition religieuse n’a voulu retenir que le sacré divin et exclure le sacré maudit. La blasphémie, à sa manière, veut rétablir cette totalité en profanant le nom même de Dieu. On blasphème le nom de Dieu, car tout ce qu’on possède de Dieu est son nom. Par là seulement on peut l’atteindre, pour l’émouvoir ou pour le blesser : en prononçant son nom.

Le nom, c’est l’être : effectivement le seul « pouvoir » que l’humain ait sur la divinité, c’est le nom et sa profération : que cette dernière vise la sanctification ou la profanation. Pouvoir bien illusoire, mais qui rend bien compte du tabou.

A lire par ici : E. Benvéniste, « Blasphémie et euphémie », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, t. II, p. 254-257 ; aussi dans E. Castelli éd., L’analyse du langage théologique. Le nom de DieuActes du colloque organisé par le Centre international d’Études humanistes et par l’Institut d’Études philosophiques de Rome, Rome, 5-11 janvier 1966, Rome, 1969. pp. 71-73.

Voir aussi A. Ono, Le nom, c’est l’être – Les notes préparatoires d’Émile Benveniste à « La blasphémie et l’euphémie ».

3 réactions sur “ Blasphémie et euphémie : Benvéniste sur le nom divin (1969) ”

  1. Disciple Réponse

    Bof, limité comme point de vue : « tout ce qu’on possède de Dieu est son nom », oui, sauf ses doctrines, ses desseins, ses révélations, sa nature, sa création, le verbe, l’homme qui sont à son image, etc….

    Benvéniste ne me semble pas avoir eu la conscience nette de la science sacrée.

    On fait d’autant plus du nom de Dieu un tabou qu’on perd la science sacrée qui lui donne un sens, un rôle et une légitimité religieuse/spirituelle.

    La notion même de tabou est importée de l’anthropologie moderniste, matérialiste et folklorisante, pas des savoirs métaphysiques traditionnels.

    C’est comme le complexe d’Oedipe chez Freud, ça devient une tarte à la crème moderniste et totalement profane.

  2. Albocicade Réponse

    Sacrebleu ! Réduire le juron au sacré est quelque peu réducteur. Le juron s’en prend au tabou, cela est vrai, mais le divin n’est pas le seul tabou, Jarnicoton ! L’autre grand tabou étant d’ordre sexuel.
    Ainsi, les « Putain », « Pute borgne » et autre « Pute vierge » (excusez le caractère licencieux des termes, ils sont la conséquence du thème) font le pendant de « Bon sang de bois » (qui réfère au bon sang du Christ qui a coulé sur la Croix), au « Palsambleu » (Par le sang de Dieu = le sang du Christ), et autres « Nom de bleu » (Nom de Dieu) ou, chez nos cousins de la Belle Province, à « Tabarnac », « Calisse ».
    Un grand connaisseur était Georges Brassens, et sa « ronde des Jurons ».

    • areopage Auteur ArticleRéponse

      Qui parle de réduire le juron au sacré seulement ? Hélas, l’imagination humaine n’a pas de limites – c’est le cas de le dire – pour les grossièretés en tous genres…

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