29/06/2014

Ἰαώ, θεός, κύριος ? Le Nom dans la LXX « originale »…

4QLXXLevb (détail)

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L’histoire du texte de la LXX est extrêmement compliquée. J’ai relu récemment un grand nombre d’ouvrages (en diagonales ou pas) sur ce point, ceux de Barthélémy, Pietersma et CoxTalmon & Cross, Cross, Tov 1234, Shaw, Trobisch, McKendrick et O’Sullivan, les très nombreuses introductions à la Septante (anglaises principalement, comme celles de Swete, Harl et al., Jobes et Silva, Marcos, McLay, Kraus, Cook, Voitila, …), les articles de dictionnaires (DBSup, tome XII et IX notamment, mais aussi ABD, ZEB, NIBD, DEB, GDB, etc.), et bien sûr les articles ou monographies infiniment nombreux sur le sujet (Pietersma, Rösel, Skehan, KraftDelcor, Siegal, LustStroumsa, Goshein-Gottstein, Joosten, Hong, Gallagher, Mercati, Royse, BaumgartenWaddell, De Troyer, Ben-Dov, NagelFitzmyer, Howard, Wolters, HarlMcDonoughNodet 123, Mazzaferro, GertouxVasileiadis…) On n’en finit jamais. Cela fait plusieurs semaines que je compulse et compulse encore ces sujets (aux fins de mettre à jour mon « P52« ), et cela m’a incité à faire la précision qui suit.

Comme le rappelle Gilles Dorival dans le tout récent Manuel de critique textuelle du Nouveau Testament (Safran, 2014, p.195) :

Souvent, les spécialistes du texte du Nouveau Testament parlent de la LXX, alors qu’il existe en fait plusieurs formes textuelles de cette dernière : la vielle LXX, la LXX réalignée sur l’hébreu avant l’ère chrétienne et au début de celle-ci, la LXX origéenne, la LXX lucianique, la LXX byzantine. Il existe aussi des révisions juives de la LXX entreprises au court du tournant de l’ère chrétienne : le groupe kaigé, dont D. Barthélémy a publié en 1963 la traduction des XII Petits Prophètes découverte dans le désert de Juda, et Théodotion, qui est étroitement lié à ce groupe. Enfin, au IIe siècle de notre ère, des traductions grecques sur nouveaux frais sont entreprises : Aquila et Symmaque.

Tout cela devrait inciter à la plus grande modestie, à la plus extrême prudence. En fait, plus je lis de grands experts, plus je me rends compte qu’on ne sait pas grand-chose. Les hypothèses sont permises, et ce n’est pas irraisonnable d’en formuler, bien au contraire. Mais il faut alors veiller à ne pas les ériger en doxa.

Sur le nom divin dans la LXX « originale », les opinions diffèrent (sur le résumé qui suit, je m’inspire partiellement de P. Vasileiadis, « The Greek Renderings of the sacred Tetragrammaton : A historical-morphological investigation » – European Association of Biblical Studies, Sixth Graduate Symposium, 11-13 avril 2014 ; article non publié, pp.11-12). Je dis bien les opinions. Certains pensent que ִἸαώ figurait primitivement (Stegemann 1969, Tov 2003), d’autres que c’était le tétragramme (Howard 1977/1992), ou une combinaison (Skehan 1980 : Ἰαώ > tétragramme >κύριος, ), ou bien κύριος dès le départ (Pietersma 1984 ; cette thèse est l’opinio communis, ex. DBSup XII, 662, Rösel 2007), ou encore θεός (De Troyer 2008). Le simple fait que des conclusions puissent être aussi différentes, en partant pourtant des mêmes indices, impose absolument la réserve.

Comme je l’ai déjà signalé dans un précédent post, on oppose à l’hypothèse du nom divin (du tétragramme) dans le NT le point suivant : il n’y aucune preuve manuscrite !

Or, présenter cette thèse ainsi, c’est en méconnaître un aspect : cette thèse soutient, toujours en raison des mêmes faits (les procédés scribaux à l’oeuvre dans les témoins manuscrits de la Septante précédant le IIe siècle de notre ère, et la multitude de variantes autour des termes kyrios et theos à partir de cette période, notamment) qu‘un changement de pratique a eu lieu vers le Ier siècle. Pour en évaluer la pertinence manuscrite, il faut donc se reporter aux témoins manuscrits de cette période. Or, ces témoins ne contredisent en rien l’hypothèse ! Au contraire, ils l’appuient.

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C’est ce que montre le tableau ci-dessus (Mazzaferro, The Lord and Tetragrammaton, 20104, p.86 ; voir aussi Fontaine 2007 : 53-54, 249-252). Au Ier siècle, les témoins manuscrits de la LXX font état de la pratique consistant à conserver le nom divin dans le texte grec, en hébreu. Pour le NT, il n’y pas de témoin manuscrit de cette période. Le P52 (≈ 125 AD) auquel on pense naturellement ne préserve pas un passage où le nom divin figurait – et comme je l’ai montré (Fontaine 2012), il faut se résoudre à le dater du IIe siècle, sans plus. On discute seulement, sur la base de la longueur des lignes (donnée bien précaire), s’il contenait ou non un nomen sacrum pour Jésus. Il n’y a donc pas de témoin manuscrit du NT pour le Ier siècle. Ce point n’est pas opposable à la thèse du nom divin dans le NT. Bien plus, la LXX appuie une pratique de sacralisation du Nom.

Il s’ensuit :

1. que les manuscrits n’infirment pas la thèse du tétragramme dans le NT,

2. qu’au contraire, la coutume juive de sacraliser le Nom est bien attestée dans les manuscrits bibliques de l’époque (recension ou non), nonobstant son emploi à l’oral,

3. et que les auteurs juifs du NT n’avaient pas a priori de raison d’agir autrement,

4. sauf si une donnée nouvelle (une théologie christocentrique, une volonté de se démarquer, etc.) est venue bouleverser cette pratique (mais si l’on soutient ce type d’explication, il faut alors veiller à la chronologie, pour voir si ce n’est pas, précisément, le retrait du Nom qui l’a fait émerger…).

A contrario :

1. Les manuscrits de la LXX, en l’état, infirment la thèse du kyrios originel,

2. favorisent plutôt la forme ׁἸαώ, forme la plus antique (ainsi Stegemann, SkehanTov),

3. sont en nombre suffisant pour fonder les propos d’Origène et de Jérôme,

4. mais ne permettent sans doute pas de trancher définitivement la question de l’emploi originel du Nom.

Pour résumer, la thèse du tétragramme dans le NT est étayée indirectement par les manuscrits, tandis que la thèse du kyrios originel est infirmée directement par ces mêmes témoins.

Comment se fait-il donc qu’on oppose les témoins manuscrits à la première thèse tandis qu’on les oblitère pour la seconde ?

C’est tout à fait paradoxal.

Ainsi, à la question des indices glanés par G. Howard sur les variantes kyrios/theos (qui s’expliqueraient parfaitement dans le cadre de la présence initiale du tétragramme dans le NT), L. Hurtado répond :

Well, maybe so. But his theory doesn’t take adequate account of all the data, including the data that “kyrios” was used as a/the vocal substitute for YHWH among Greek-speaking Jews. There’s no indication that the Hebrew YHWH ever appeared in any NT text.

Ce à quoi il faut objecter :

1. même si kyrios était utilisé à l’oral par les Juifs hellénophones (ce qui est très loin d’être acquis, cf. Shaw 2002), la pratique écrite pouvait être différente (ainsi qu’en attestent les manuscrits de Qumrân où l’on trouve des corrections de יהוה à אדני ou vice-versa – ce qui prouve que même si יהוה était bel et bien « prononcé’ אדוני, on n’inscrivait pas nécessairement אדוני ; cf. Is 3.17 et 3.18 dans le 1QIsaa et Tov 1998 : 214),

2. remarquez le deuxième argument : pas de preuve textuelle. Ce qui est fâcheux, c’est que Pietersma soutient une thèse qui non seulement n’a pas de preuve textuelle, mais surtout est infirmée par les preuves textuelles.

Pourquoi donc Hurtado accepte-t-il la thèse de Pietersma ? Il le dit lui-même :

But that doesn’t engage all the relevant data such as reviewed by Pietersma and now also Rösel.

Quand on connaît l’article de Pietersma, on se demande ce à quoi il pense quand il parle de « relevant data ».

J’ai pris la peine de formuler mes objections à Pietersma dans le document suivant. Cela prend dix pages, et fera l’objet de précisions au fur et à mesure de mes investigations. Mais déjà en l’état je peux soutenir sans ciller que pas un seul des arguments formulés par Pietersma n’est absolument convaincant. Ceux qui parlent de « compelling evidence », ou de « well-reasoned article » me paraissent loin du compte. Le style même de Pietersma (dont j’épargne au lecteur le détail ; cependant, lisez attentivement son article pour apprécier le nombre de modulos qu’il met, à tout bout de champ, à ses considérations parfois tirées par les cheveux) ne plaide pas pour sa thèse.

 Pietersma_Review

Si vous avez lu ce qui précède avec l’article de Pietersma sous les yeux, vous avez sans doute déjà moins confiance en ses arguments. En fait, je soutiens absolument que ses arguments ne sont pas fondés.

Il faudrait faire la même approche avec l’article de Rösel, ce que je ferai si l’occasion se présente (mais avant, je réviserai sans doute la review qui précède pour la préciser).

Ceci étant dit, la précision qui me tenait à cœur est la suivante : dans un précédent post, je déclarais au sujet de la thèse du kyrios originel :

Le problème avec cette thèse, c’est qu’elle est fausse. Tous les témoins du texte que nous possédons à ce jour indiquent le contraire : un emploi précoce et généralisé. Pas de « correction hébraïsante », comme le soutiennent certains (…).

C’est un peu sec. Et cela mérite d’être bien compris, et précisé.

1. Les thèses tétragramme/NT et kyrios originel dans la LXX ne sont pas comparables. La seconde est contredite par les faits manuscrits. Pour être comparables, il faudrait par exemple trouver dans des manuscrits du NT du Ier siècle (disons, datés sans trop de doute de la période 40-80 AD) des nomina sacra. Continuer à soutenir la première thèse équivaudrait à ignorer les manuscrits (et ce même si leur témoignage peut se considérer comme anecdotique, non représentatif, etc.), ce que précisément fait la seconde thèse. Avec de tels témoins, la première thèse ne serait vraiment plus crédible (je ne la soutiendrais plus), ou en tout cas bien désavouée. Eh bien, c’est le cas de la thèse du « kyrios originel ».

2. Pas de « correction hébraïsante ». C’est exagéré, je le reconnais. Rétablir le tétragramme dans les copies de la LXX n’est pas une correction hébraïsante, c’est une fidélité au texte d’origine. Pour prouver que c’est « hébraïsant », il faudrait prouver que les premiers traducteurs ont fait preuve de liberté sur ce point précis. Ce qui n’est pas prouvé, au contraire.

3. Notre connaissance de l’état textuel de la Bible au premier siècle est vraiment parcellaire. Une grande diversité a dû prévaloir, puisque déjà dans la Lettre d’Aristée on apprend que la traduction d’Alexandrie a été entreprise pour palier aux insuffisances constatées dans les tentatives déjà existantes (Ar. 1.314 ; des targums? de véritables traductions? des extraits « à la demande »?). Malgré l’ingéniosité des propositions qui prévalent aujourd’hui, il est plus sage de patienter avant toute conclusion ferme, en attendant d’être en possession de plus de témoins. Le jargon des spécialistes témoignent de l’ambiguité de nos connaissances, tout comme leurs désaccords : Aquila, Symmaque, Lucien, Théodotion, proto-Théodotion, divers autres devanciers… En fait, on peut soutenir à peu près n’importe quoi. Subtilement et avec grand talent. Mais en partant de pas grand-chose. Enfin, tel est mon sentiment après toutes mes lectures : il y a plus de questions ouvertes que de réponses assurées, et l’heure de la synthèse n’est pas venue. De surcroît, on se fonde souvent sur une bibliothèque fragmentaire, sectaire, et localisée (ce que par chance on a trouvé à Qumrân et alentours). Mais quid des copies autorisées du Temple de Jérusalem ?

Au vu des éléments connus ce jour, j’ai tendance à envisager le scénario suivant :

– les premiers traducteurs de la LXX ont utilisé ִἸαώ, c’est-à-dire qu’ils ont transcrit le tétragramme comme n’importe quel autre prénom,

– puis l’affaiblissement de l’emploi du Nom a conduit à des révisions, ainsi certains passages ont fait l’objet de retouches (ex. Lévitique 24.16),

– ce qu’on appelle aujourd’hui « recensions hébraïsantes » recoupe un phénomène bien réel : la diversité, difficile à qualifier, des entreprises de traduction, de reprise ou d’édition, du texte grec de la « LXX » vers le tournant de notre ère, en réaction ou non avec l’usage chrétien des Écritures juives,

– mais les arguments avancés, certes brillants, voire impressionnants par leur subtilité, et souvent très sophistiqués, ne restituent pas, je pense, la pleine lumière sur cette époque. On ne sait pas grand-chose, et on monte en épingle le moindre détail.

Il faut plus de données !