24/07/2013

La Septante, κύριος et יהוה : L.Hurtado ou la ré-hébraisation du monde gréco-romain

Le dernier post de L.Hurtado sur le nom divin et la Septante a suscité des réactions assez énergiques, et cela se comprend : Hurtado sur ce sujet semble vouloir ne pas s’embarasser des faits, et considère toute critique à son égard comme une insulte à l’intelligence. On constate dans ses réactions une certaine virulence, un peu de mauvaise foi, voire du mépris : untel ignore le grec, l’autre l’ensemble des faits (que lui a bien sûr consultés), et de toute façon une objection fondée (même critique) ne suffit pas à arrêter la locomotive.

J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour L.Hurtado, car j’ai beaucoup appris de lui : j’ai arpenté sans relâche son Lord Jesus Christ (mais non la version française parue ultérieurement), j’ai fréquenté assidûment et avec grand profit son Earliest Christian Artifacts. J’a lu et relu son Proposal (en ligne ici ; et sa réponse à C. Tuckett) sur les nomina sacra. Pour moi, il fait un peu partie des meubles, et j’ai une réelle estime pour lui. Mais je regrette profondément son attitude, et la thèse dans laquelle je trouve qu’il s’est empêtré.

Car voilà qu’il récidive. Cette fois-ci, le fait que, de la période ptolémaïque à la période romaine, les témoignages papyrologiques épars légués par des Juifs hellénophones semblent indiquer une augmentation des noms Juifs au détriment des noms grecs serait un élément de plus à verser au dossier de son hypothèse dite « plausible » (l’hypothèse en question, c’est qu’initialement les Septante portaient κύριος plutôt que le nom divin en paléo-hébreu ou en grec)

Ce qui est ironique, c’est que les indices analysés par G. Howard (sur le nom divin dans le NT) sont disqualifiés rapidement (par lui et par d’autres) sous le prétexte indiscutable qu’il n’y a plus de trace matérielle. Mais lorsqu’il s’agit d’appuyer une autre hypothèse, moins probable au demeurant (puisque contredite par tous les témoins matériels du moment) et surtout qu’aucune trace matérielle n’étaye, on fait volontiers feu de tout bois. Deux poids, deux mesures.

Il cite les trois volumes du Corpus Papyrorum Judaicarum, que je connais bien. Ces volumes sont essentiels à mon avis pour comprendre l’état de la κοινή, et différents aspects de l’histoire des Juifs hellénistiques par les « accidents » de quelques-uns, et selon les périodes. Un peu comme une bande-annonce donne l’idée d’un film (mais la bande-annonce, on le sait, n’est pas une science exacte…). On y trouve des listes, des contrats, des lettres. C’est très intéressant en termes linguistiques, historiques et paléographiques. Mais cela n’appuie pas nécessairement son hypothèse : j’y reviendrai ultérieurement plus en détail, mais pour l’heure deux points.

Premièrement, nombre de ces documents sont écrits par des secrétaires… Ils sont donc des témoins indirects. Et deuxièmement, de l’aveu même des auteurs de ces volumes (cf. Volume 1, p.30 et note 75), l’hébreu et l’araméen étaient encore parlés à l’époque : ainsi, ces témoins indirects rédigés en grec dans un pur jus grec sont… réducteurs. Bien sûr l’hébreu n’était sans doute plus parlé par le commun des mortels (cf p.44), mais on ne peut en dire autant des savants alexandrins qui ont produit le Pentateuque au IIIe s. av JC.

Ensuite, Hurtado nie dans un premier temps (avec mépris) l’objection qui lui est faite (par Howard Mazzaferro je crois, que je connais aussi…) concernant le fait que la présence de l’article ne prouve rien, et certainement pas que κύριος figurait originellement (argument fallacieux de Pietersma, largement admis), avant de souligner, faute d’argument, que Pietersma n’a pas que ce seul argument, et qu’il n’est pas le seul à soutenir l’hypothèse en question puisqu’il a été rejoint dernièrement par Rösel.

À propos de Pietersma, une remarque : il a été désavoué par des découvertes ultérieures, et E. Tov a expliqué dans une conférence publique (où Pietersma était présent) en quoi son argument était invalide (cf. Furuli 1999, p. 166-167 et note 51).

Et sur Rösel, voir mon précédent post sur ce point : Hurtado est friand de l’article de Rösel, mais tout ce que Rösel réussi à prouver, c’est qu’à l’oral on substituait Adonay, ou κύριος, en lieu et place du tétragramme. À l’oral. Mais on le savait…

Or, le problème, c’est l’écrit. Et ce problème a été traité par Shaw dans sa thèse (sur les usages non mystiques de ΙΑΩ) – mais là-encore Shaw est disqualifié sans trop d’examen.

Malheureusement, Hurtado est (dans ce post) symptomatique de tout ce que je déteste chez certains biblistes : quand une objection propose des faits tangibles contraires à la doxa du moment, on tend à l’insulte et au mépris : vous n’avez pas examiné tous les faits, vous ignorez le grec ou l’hébreu. Et quand l’objection malgré tout est reçue in extremis (cf. son « consider it said » qui n’est pas un modèle du genre en termes de bonne foi), on sous-entend que l’objection est un épiphénomène dans le flot des autres faits. Avec renvoi à la littérature… qu’en général tout le monde a déjà lu. On tourne un peu en rond.

Tous les faits ne peuvent conduire à des généralisations. Mais que ce soit dit : certains faits, même uniques, suffisent à disqualifier certaines suppositions. Or concernant le nom en paléo-hebreu au sein du texte grec initial des Septante, les faits sont nombreux. J’en ai longuement parlé ailleurs (fragments bien tangibles, traces dans la traduction, usage populaire et mystique du substitut Yaho/Yahou, traces dans la version syriaque, etc.) et j’y reviendrai plus avant.

Sur cette ré-hébraisation des mœurs cependant, il y a des problèmes. La production de la Septante, sa diffusion et sa réception immédiates, prouve que les Juifs de la diaspora avaient été hellénisés largement. Mais pas au point de perdre leur particularisme religieux : là-dessus, ils ont toujours été à fleur de peau (d’où la volonté de protéger le Nom par des caractères illisibles aux Grecs…pour ne pas livrer le Nom en pâture aux païens !). La traduction même des Septante indique que certains faits juifs devaient être transposés pour être compris dans le monde grec. On constate donc des libertés, des adaptations, des compromissions. Le vrai temps de la ré-hébraisation n’a pas été celui qu’entend Hurtado, mais l’époque bien ultérieure où les Juifs ont rejeté les Septante appropriées par les chrétiens. Là, un Aquila, par exemple, a pu être tenté de remettre de l’ordre dans tout cet hellénisme… pour le rendre plus « hébreu ».

Pour aller plus loin, cf. E.Tov, The Greek Biblical Texts from the Judean Desert et Scribal Practices and Approaches as reflected in the texts found in the Judean Desert. Appendice 5, Scribal features of early witnesses of Greek Scripture. Voir aussi Fontaine (et la bibliographie) Le témoignage de la Septante et Jésus, les premiers chrétiens et le Nom ; Gertoux, The Use of the Name (YHWH) by Early Christians et H. Mazzaferro, The Lord and the Tetragrammaton – a study on the removal of God’s name from the New Testament., Stafford, « The divine name in the Septuagint (LXX) and in the Greek OT manuscript tradition« , in Jehovah’s Witenesses Defended.