« Un roseau agité par le vent » ? (Matthieu 11.7-8)

ΗΡΩΔΟΥ ΤΕΤΡΑΡΧΟΥ. ΤΙΒΕΡΙΑΣ

   Certaines des paroles de Jésus étaient volontairement énigmatiques. C’est étonnant quand on sait qu’il employait des paraboles facilement accessibles pour se faire comprendre [1], la plupart des images employées ressortissant du quotidien des Galiléens de son temps. Ce mode d’expression n’était pas propre à Jésus : les rabbins de son temps en faisaient aussi usage à l’occasion [2]. Parmi les paraboles cependant, toutes n’étaient pas simples à comprendre : il fallait parfois une « clé de connaissance » [3] pour y voir clair [4]. Car la doctrine du Royaume était subversive : elle pouvait conduire au délit religieux ou civil, et très tôt Jésus fut en danger de mort à ces deux égards [5]. Ce caractère énigmatique visait sans doute moins à éviter la confrontation et la mort qu’à frapper les esprits et les cœurs : les mesures énergiques de Jésus attestent que si ce dernier ne cherchait pas à mourir prématurément [6], il ne se privait pas d’être direct pour autant, aussi bien en matière religieuse [7] qu’en matière civile [8]. Quelques fois ce modus operandi ne fonctionnait pas : les personnes ciblées s’en rendaient compte, et cherchaient à se saisir de Jésus pour le faire mourir [9].

   Plus énigmatiques encore que les plus obscures paraboles, certaines paroles isolées de Jésus sont cryptiques. On ne les trouve pas dans de longs discours, mais dans des réparties d’une fulgurance étonnante. Elles portent si bien la marque de la spontanéité et la couleur de leur temps qu’on est assuré de leur authenticité [10]. Celles contenues en Mat 11.7-8 en font partie.

… ἤρξατο ὁ Ιησοῦς λέγειν τοῖς ὂχλοις περὶ Ιωάννου· τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον; ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ τὰ μαλακὰ φοροῦντες ἐν τοῖς οἴκοις τῶν βασιλέων εἰσίν.

Jésus se mit à dire à la foule au sujet de Jean: «Qu`êtes-vous allés voir au désert? Un roseau agité par le vent? Mais qu`êtes-vous allés voir? Un homme habillé de [tenues] élégantes? Ceux qui portent des tenues élégantes sont dans les maisons des rois. (S21)

On trouve ce même logion en Luc 7.24-25 [11], et aussi dans l’Évangile de Thomas (78.1-3).

   Il faut déjà remarquer que les contextes en Matthieu et en Luc ne sont pas tout à fait identiques. Dans les deux cas il est question, au préalable, de Jean le Baptiste emprisonné, qui interroge Jésus sur son identité (Mat 11.2-3 || Luc 7.18-18). Jésus répond en citant les Écritures (Mat 11.4-5 || Luc 7.22-23). Puis survient notre locus (Mat 11.7-8 || Luc 7.24-25). Mais tandis que Matthieu le fait suivre par une autre déclaration assez énigmatique, la fameuse parole sur la violence faite au Royaume (Mat 11.12), Luc de son côté indique seulement que le peuple a fait bon accueil à Jean, contrairement aux « scribes et pharisiens », qui lui ont fait offense – comme ils font offense à Jésus (Luc 7.29-35). Si Matthieu comme Luc rapporte les quolibets des « scribes et pharisiens » (Jésus « mange et boit », Mat 11.18-19 || Luc 7.33-35), il va beaucoup plus loin : il identifie en effet Jean Baptiste à l’Elie qui devait venir (Mat 11.14 ; cf. Mal 3.23 [Mal 4.5]), ce que ne fait pas Luc. En revanche lorsque Luc fait état de cette même parole sur la « violence au Royaume » (Luc 16.16), dans un contexte de « paroles éparses » [12], le contexte concerne l’observance de la Loi (Luc 16.17-18, deux logia : sur la permanence de la Loi et sur le divorce et le remariage)… suivi d’un très mystérieux enchaînement sur la parabole de l’homme riche et du pauvre Lazare (Luc 16.19-31), passage qui lui est propre.

   Tout cela ne devrait pas surprendre : l’analyse de la double tradition notamment [13] montre à quel point Matthieu et Luc dépendent d’un matériau commun, qu’il a fallu ordonner selon des contingences propres. Pour comprendre notre locus, il est donc légitime et nécessaire de se figurer le contexte dans lequel cette parole du « roseau agité » a pu survenir. A cet effet, et comme hypothèse de travail, on retient ici Luc 7.18-35, 16.16-31, Mat 11.2-19. Ces passages ont comme dénominateur commun Jean le Baptiste, et il est vraisemblable que c’est l’addition des données qu’on y trouve qui permet de comprendre l’enseignement de Jésus, cryptique ou non, au sujet du Baptiste. Deux protagonistes subsidiaires figurent également : la « violence » qu’il s’agit aussi de définir, et la Loi.

   Jean le Baptiste n’était certes pas habillé de vêtements somptueux, ni ne vivait dans la maison des rois. Il était plutôt connu pour être habillé de poils de chameau [14], tel le prophète Elie [15]. Comment donc comprendre ce « roseau agité par le vent » ? En fait, il s’agit très probablement d’une allusion cryptique à Hérode Antipas [16], dont certaines des pièces de monnaies, aniconiques en raison de sa volonté à respecter la loi juive en la matière, présentaient des symboles du territoire dont il avait l’administration (Galilée et Pérée, entre -4/39.), notamment le laurier, le palmier… mais aussi le roseau (vraisemblablement l’arundo donax) [17].

   Pour s’en persuader, il faut revenir à ces deux textes énigmatiques : Mat 11.12 et Luc 16.16.

Mt 11:12ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν Ιωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν (mention d’Elie au verset 14)

Lc 16.16 : Ο νόμος καὶ οἱ προφῆται μέχρι Ιωάννου· ἀπὸ τότε ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ εὐαγγελίζεται καὶ πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται (propos sur la loi et le divorce aux versets 16 et 17).

   Les deux passages s’accordent globalement à distinguer deux périodes : celle précédant la venue du Baptiste, et celle lui succédant. Dans le seconde période Matthieu indique que le Royaume est βιάζεται (violenté/oppressé/pris de force), tandis que Luc indique que ce dernier est εὐαγγελίζεται (évangélisé ; terme qui lui est caractéristique) [18]. Si le verbe βιάζω signifie quelques fois « presser », « contraindre » d’une manière passablement positive [19], son usage le plus fréquent emporte l’idée de « violenter », « opprimer » [20]. Ce qui est spécialement important en l’espèce, c’est moins un sens possible qu’un usage de fait. Or le verbe βιάζω (ou l’un des dérivés du groupe βια-) prend un sens caractérisé par la « violence », au sens négatif du terme, en cas de collocation avec le verbe ἁρπάζω [21]. Une étude minutieuse des papyri des premier au troisième siècle montre, de plus, que 1) parmi ses synonymes (ἀποστερεῖν, κλέπτειν), ἁρπάζω est celui pour lequel l’idée de violence (βία) est la plus prégnante, 2) que les dérivés de βία et ἁρπαγή étaient fréquemment utilisés en matière légale, et 3) qu’au point de vue linguistique, l’usage des deux termes associés oriente le sens vers une acquisition de force (lat. usucapio). [22] Quant au substantif βιαστής, extrêmement rare, il ne signifie jamais rien d’autre qu’une « personne violente », au sens péjoratif du terme [23]. Des termes aussi proches que ἐκβιαστής, « violent », « ravisseur » et ἐκβιάζω, « forcer » (actif), « faire violence » (moyen) [24], indiquent à l’évidence que βιαστής est synonyme de ἅρπαξ (« voleur », « ravisseur », cf. Mat 7.15, Luc 18.11), et donc qu’en Mat 11.12 βιάζω est explicité par un terme proche, voire synonyme : ἁρπάζω. Le caractère paratactique du segment καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν est ainsi démontré, ce qui en fait une explicitation du segment principal ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται, et rend la voix passive pour βιάζεται impérative [25]. Il est donc peu plausible que Jésus ait employé des termes aussi négatifs pour parler d’une violence « salutaire » ; on remarquera à cet égard que les propos de Jésus impliquant une violence que certains perçoivent comme « positive » (ex. Mat 10.34) n’impliquent en aucun cas que les chrétiens en soient à l’origine : les passages peuvent s’entendre d’une violence provoquée par les adversaires du Royaume. Cette violence soi-disant « salutaire » est de surcroît totalement contredite par les propos de Jésus sur la violence (ex. Mat 26.52 ; voir aussi Mat 5.4, Mat 11.29, Mat 21.5).

   Si les deux verbes βιάζω et ἁρπάζω sont si proches, on pourrait être tenté de traduire Matthieu 11.12b ainsi : « le royaume des cieux est pris de force et des voleurs s’en emparent ». Mais ce serait verser dans le « transfert de totalité illégitime » du sens : autrement dit et pour faire court, mélanger les sens. Si le segment καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν précise ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται, quoiqu’il lui soit de sens proche, c’est bien que les deux expressions ne sont pas parfaitement interchangeables. Il est donc préférable de traduire ainsi : « le royaume des cieux est violenté (= assailli et pris de force, i.e. confisqué au sens fort) et des violents s’en emparent. » En ce sens, il est important de souligner qu’il n’y a qu’un seul sujet : les violents.

   Ceci étant dit, on ne peut qu’être étonné de l’emploi par Luc de la tournure : le royaume de Dieu εὐαγγελίζεται, « est évangélisé » (passif). L’idée de violence est donc totalement absente du premier segment, et le second, « καὶ πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται » a deux caractéristiques notables : 1) βιάζω y est manifestement employé au moyen, et surtout 2) le sujet est différent du premier segment. Qui est ce πᾶς, « chacun », « tout le monde » ? Luc veut-il vraiment dire que « tout le monde » opprime/saisit de force le royaume ? Manifestement non, puisque le précurseur, emprisonné par Antipas, a aussi été rejeté par les Pharisiens (Luc 7.31-35Mat 11.16-19).

   C’est ici qu’il faut revenir à la nature cryptique du locus, et à son contexte matthéen aussi bien que lucanien. En fait la traduction courante « chacun force [son chemin] vers lui [le Royaume] » suppose que le verbe εἰσελθεῖν, entrer, soit sous-entendu [26]. Ce n’est en aucun cas indispensable. On peut aussi bien traduire : « chacun use de violence envers lui ». Mais alors se repose la question initiale : Luc soutient-il vraiment que « tout le monde » opprime le Royaume ?

   Dans le contexte, il est question de :

  • Jean-Baptiste, Élie annoncé, a reçu un accueil très favorable de la part du peuple (Luc 7.29).
  • Mais il a été rejeté des leaders religieux (Luc 7.30Mat 11.16-19). On sait par ailleurs qu’il est emprisonné à Machéronte (Mat 4.12, Luc 3.19).
  • Ce n’était pas un homme d’habits somptueux, ni un familier des maisons royales (Mat 11.7-8 || Luc 7.24-25), contrairement à Hérode qui l’a emprisonné.
  • Ce même Hérode cherche à faire mourir Jésus (Luc 13.31-32); comme son père Hérode le Grand avant lui (Mat 2.16)
  • Jésus le qualifie de « renard » (Luc 13.32), c’est-à-dire de prédateur rapace et opportuniste ; à moins qu’il ne faille comprendre « chacal », dans le sens « charognard » [27]
  • Curieusement Luc enchaîne sur la permanence de la Loi (Luc 16.17),
  • … et sur des prescriptions relatives au divorce (Luc 16.18)

Comment ne pas penser à Hérode Antipas ? Ce dernier a épousé la femme de son frère Hérode Philippe, Hérodiade, ce qui était strictement interdit par la loi mosaïque (sauf mariage léviratique mais Philippe était encore en vie ; cf. Lev 18.16, 20.21). Jean le Baptiste avait publiquement dénoncé ce mariage (Mat 14.1-3), ce qui l’avait conduit en prison, puis à la mort. La faute d’Hérode Antipas était d’ailleurs multiple : 1) avoir des relations sexuelles avec la femme de son frère, 2) divorcer de sa femme, et 3) épouser une femme divorcée, autrement dit commettre l’adultère (cf. Luc 16.18) [28].

   La πᾶς lucanien désigne, à l’évidence, celui ou ceux qui ont fait violence au Royaume, jusqu’à présent. Or depuis l’irruption du Baptiste dans le désert, force est de reconnaître qu’il y a peu de prétendants : Hérode, qui a emprisonné le prophète, et les leaders spirituels corrompus, qui l’ont rejeté. Ce πᾶς est donc hyperbolique, et n’est pas sans assonance avec Ἀντίπας… [29].

   Pour ces raisons, et d’autres encore signalées par Matthew W. Bates dans son brillant article « Cryptic Codes and a Violent King: A New Proposal for Matt 11:12 and Luke 16:16-18« , il apparaît que le contexte de Luc 16.16-18 éclaire en fait non seulement l’ensemble des propos de Jésus autour du Baptiste, mais de plus apporte une solution satisfaisante aux deux passages Luc 16.16 et Mat 11.12 : en emprisonnant puis tuant Jean le Baptiste, Hérode Antipas a non seulement violé la Loi (Deu 5.17), mais aussi fait violence (obstruction) au Royaume : tantôt cruel (Mar 6.27 ; AJ 18.116-119), tantôt lâche (Mat 14.5), il est parfaitement comparable à un « roseau ployé par le vent ». Son attitude envers le Baptiste était contradictoire : il l’avait fait emprisonner avec l’intention de le mettre à mort, mais il pensait que c’était un homme « juste et saint » (ἄνδρα δίκαιον καὶ ἅγιον), et s’était même mis à le « protéger » (συνετήρει αὐτόν), peut-être de précédentes intrigues d’Hérodiade, Mar 6.20. Pour Jésus de même, pensant qu’il s’agissait d’un rival potentiel, ou d’un prophète agitateur, il avait songé à le faire mourir (Luc 13.31). Mais quand il en eut l’occasion, d’abord joyeux d’assister à quelque miracle, puis déçu du silence de Jésus, il se contenta de le traiter avec mépris, sans toutefois valider la peine capitale (Luc 23.11 ; cp. Act 4.27). Son caractère est bien caractérisé par l’expression πολλὰ ἠπόρει (Mar 6.20), « il était très perplexe » (c’est-à-dire sans doute superstitieux et versatile). Plutôt rusé en matière politique, il avait gagné le soutien de l’empereur Tibère (ce qui pouvait le faire passer pour un espion aux yeux de Pilate). Mais son divorce d’avec la princesse nabatéenne (Phasaélis), fille d’Arétas IV, était d’une piètre intelligence stratégique, qu’il paya cher lorsque ce souverain en tira vengeance à l’occasion d’une guerre quelques années plus tard, dans laquelle ses troupes furent écrasées. Son côté versatile et contradictoire se distingue encore lorsqu’il construisit la ville de Tibériade. L’emplacement choisi, à proximité d’un cimetière, était impur pour les Juifs. Il eut donc du mal à la peupler, et fit venir des exilés et des affranchis. Pour attirer les Juifs pieux, il fit alors construire une synagogue. En parallèle cependant, il n’hésitait pas à orner ses palais de statues, ce qui pour les Juifs était d’une abominable idolâtrie (Castel 1983 : 195), et ne cadrait guère avec son supposé soutien à la cause juive (cf. Philon, Leg. ad Gaium 30) ! Son comportement incohérent a peut-être motivé la parole de Jésus sur le « levain d’Hérode » : totalement hellénisé et gagné à la cause romaine, Hérode feignait la piété à la foi juive (Mat 16.6, Mar 8.15 ; cp. Luc 12.1).

   Il n’était techniquement pas « roi », mais tétrarque de Galilée et de Pérée : en ce sens, c’était un habitué des « habits somptueux » et des « maison des rois ». A sa fonction de tétrarque s’ajoutait la qualité d’ « intendant du Temple » (cf. Schwentzel 2013 : 63). A ce double titre, le préfet Ponce Pilate jugea bon de renvoyer le procès de Jésus auprès d’Antipas : Luc seul rapporte ainsi la brève comparution de Jésus devant Hérode Antipas (Luc 23.6-12). Cette mention d’Antipas par Luc montre que cet évangéliste portait un intérêt certain aux détails historiques, ce qui étaie indirectement sa présence cryptée en Luc 16.16-18 : comme rapportée par Luc, la mention du Baptiste et celle du roseau fait sens, tandis qu’elle paraît plus anodine chez Matthieu.

   Hérode le Grand est décrit par Josèphe comme un individu « violent » (βίαιος, AJ 14.165 ; cf. Mat 2.16). Les évangiles montrent que son fils, Hérode Antipas, « superstitieux et fantasque » (Ricciotti 1948, II : 465), lui a emboîté le pas à cet égard. Il était donc dangereux de parler à découvert, et le Baptiste a en fait les frais. Jésus se savait également en danger. Il est donc vraisemblable qu’il ait fait usage de propos imagés, voire cryptés. Globalement Matthieu a bien conservé la discussion et le contexte original (Jean emprisonné – une question de Jean – une prophétie réalisée – un logion énigmatique – Jean et Jésus rejetés – des invectives) tandis que Luc a rapporté ces faits de manière distincte (Luc 7 et Luc 16). Mais l’intérêt chez Luc est que le logion a été rapporté avec son contexte immédiat (contexte de la Source, ou contexte original) : le lien avec la Loi et le divorce, ce qui identifie clairement le « violent ».

   Force est donc de rejoindre Bates quand il déclare :

Matthew preserves the most likely Sitz im Leben Jesu but does not accurately preserve the integrity of the full saying as a unit. Meanwhile, Luke 16:16-18 essentially preserves the complete unit of the original saying as it was found in the source but redactionnally places the entire unit in an artificial setting. [30]

La clé de l’énigme est donc, probablement, le segment Luc 16.16-18 dans son intégralité, ce qui conduit Bates à proposer l’interprétation suivante :

The law and the prophets were until John; from that time the kingdom of God is being proclaimed, and everyone [code: especially Antipas] is acting violently toward it. But it is easier for heaven and earth to pass away than for one stroke of a letter of the law to fall [code: John was right in his criticism of Antipas for his flagrant violation of the law]. Everyone [code: such as Antipas] who divorces his wife [code: the Nabatean princess] and marries another [code: Herodias] commits adultery, and the one [code: Antipas] who marries a woman divorced by her husband [code: Herodias] commits adultery. [31]

Hérode Antipas, nouvelle figure de Jézabel (largement manipulé en coulisses par la sinistre Hérodiade, ce qui lui vaudra d’ailleurs sa perte), a opprimé le Baptiste-Elie, puis Jésus-le-Messie. C’était un homme inconstant, influençable et violent, et en attentant à la vie du Baptiste, qui ouvrait la voie au déploiement du Royaume, il s’en est figurément « emparé », comme un charognard. Cette interprétation, qui me paraît assez plausible, n’exclut pas d’autres approches complémentaires (mais non reliées contextuellement à notre locus), où Jésus semble prendre le contrepied de la confiscation violente pour signifier que la Voie est elle-même, en un sens, une violence à l’inertie ambiante [32], un dépouillement de l’ancien monde, spécialement des autorités religieuses dévoyées [33].

Notes

[1] Emploi du terme παραβολή fréquent dans les synoptiques, x46 : Matthieu 13:3, 13:10, 13:13, 13:18, 13:24, 13:31, 13:33, 13:34, 13:35, 13:36, 13:53, 15:15, 21:33, 21:45, 22:1, 24:32, Marc 3:23, 4:2, 4:10, 4:11, 4:13, 4:30, 4:33, 4:34, 7:17, 12:1, 12:12, 13:28, Luc 4:23, 5:36, 6:39, 8:4, 8:9, 8:10, 8:11, 12:16, 12:41, 13:6, 14:7, 15:3, 18:1, 18:9, 19:11, 20:9, 20:19, 21:29. Sur le caractère énigmatique de certaines sentences de Jésus, cf. Jeremias, New Testament Theology, tome I, Scm Press 1972, pp.30-31.

[2] Cf. « Jesus’s Parables and the Parables of the Rabbis », appendice 4 dans Craig A. Evans, Ancient Texts for New Testament Studies, Hendrickson Publishers, 2005, pp.418-423.

[3] Cf. Luc 11.52.

[4]  Matthieu 13.34-36, Marc 4.11, 34.

[5] Hérode Antipas cherchant à faire mourir Jésus, parce qu’il le savait « roi » : Luc 13.31 (il pourrait aussi s’agir de duperie, soit des pharisiens, soit d’Hérode, le tout pour éloigner Jésus d’un territoire particulier). Cf. Jean 19.12, Luc 23.2-5, Actes 17.7. « Scribes et Pharisiens » (= autorités spirituelles judaïques) cherchant à faire mourir Jésus pour des motifs religieux : Marc 11.18, Luc 19.47-48, Jean 7.19, 30-32, 8.37,59, 10.31,39 etc. En Marc 3.6 les deux partis sont en présence simultanément : οἱ Φαρισαῖοι… μετὰ τῶν Ηρῳδιανῶν.

[6] Jean 7.30, 8.20 etc.

[7] Jean 2.13-16, Matthieu 21.12-30, Marc 11.15-17, Luc 19.45-46.

[8] Vis-à-vis de l’empereur romain : Matthieu 22.21, Marc 12.17 ou du tétrarque Hérode Antipas : Luc 13.32.

[9] Matthieu 21.45, Marc 12.12, Luc 20.19.

[10] Par exemple : Πῦρ ἦλθον βαλεῖν ἐπὶ τὴν γῆν, « Je suis venu jeter un feu sur terre » (Luc 12.49, cf. Ev.Thomas §10 ; cp. Matthieu 10.34-36). Sans lien apparent, dans le « contexte » immédiat : βάπτισμα δὲ ἔχω βαπτισθῆναι, « je dois être baptisé d’un baptême » (Luc 12.50). Ou encore : Πᾶς γὰρ πυρὶ ἁλισθήσεται, « tout homme sera salé par le feu » (Marc 9.49). Sur une thématique peut-être proche, mais non identique, on trouve encore : ὑμεῖς ἐστε τὸ ἅλας τῆς γῆς, « vous êtes le sel de la terre » (Matthieu 5.13). Enfin, et la liste n’est pas exhaustive, que dire de cette injonction : εἴ τις ἔρχεται πρός με καὶ οὐ μισεῖ τὸν πατέρα ἑαυτοῦ καὶ τὴν μητέρα, « si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et sa mère… » (Luc 14.26), ou de cette affirmation :  οὐκ ἦλθον βαλεῖν εἰρήνην ἀλλὰ μάχαιραν, je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée (Matthieu 10.34). Ces paroles, qu’elles soient figurées, hyperboliques, énigmatiques, paradoxales ou apparemment scandaleuses, sont « cryptiques » dans le sens où elles ne peuvent être comprises selon leur sens premier : elles nécessitent d’être décodées. En ce sens, le caractère énigmatiques des logia que l’on trouve dans l’Évangile de Thomas, dont certains ont la saveur et la couleur des synoptiques, atteste que cette manière d’interpeller l’auditoire par un discours paradoxal et pénétrant était un trait caractéristique de l’art oratoire de Jésus.

[11] Sur les différences entre Matthieu et Luc, voir Hengel, The Four Gospels and the One Gospel of Jesus Christ, Trinity Press International, 2000, p.184. Matthieu a notamment tendance à regrouper discours et miracles en de grandes unités, tandis que Luc s’en tient globalement à l’ordre de ses sources (cf. Bassin, Horton, et Kuen, Évangiles et Actes, Emmaüs, 1991, p.84, 186-187, 261). On pourrait résumer la position d’une majorité des spécialistes ainsi : « On appelle Source des logia (…) un document que Luc et Matthieu ont dû connaître et utiliser. (…) La Source des logia était un recueil de sentences de Jésus, traduit de l’araméen au grec. Si Matthieu a en général mieux conservé la formulation des sentences de cette source, Luc en a préservé l’ordre avec plus de fidélité » (Auneau et al., Évangiles synoptiques et Actes des apôtres, Desclée, 1981, p.212). L’un des éditeurs de l’édition critique de Q (Robinson) confirme ce consensus : « It has been generally assumed that Matthew tended to rearrange the sequence of Q in order to create the longer Mattean discourses, but that Luke tended to retain the sequence of Q. (…) Indeed, in most cases, the Lukan rather than the Matthean order did seem to reflect that of Q. » (Robinson, Hoffmann et Kloppenborg, The Sayings Gospel Q in Greek and English, The International Q Project, 2002, p.9). L’auteur précise que ce n’est pas toujours absolument le cas, du moins la reconstruction de Q qui est proposée en atteste de manière assez convaincante.

[12] Voir J.-M. Babut, Un tout autre christianisme – Traduction nouvelle et commentaire de la Source Q, DDB 2010, pp.125-135. Sur la reconstruction du contexte, cf. Koester, Ancient Christian Gospels – Their history and development, Trinity Press International, 1992, pp.138-139.

[13] En ligne, voir Wikipédia, Problème synoptique : la double tradition. Belle synthèse par Odette Mainville dans Écrits et milieu du Nouveau Testament – une introduction (Médiaspaul, 2005, pp.143-174). Parmi les innombrables ouvrages sur le sujet, voir pour débuter Bassin, Horton, et Kuen, Évangiles et Actes, Emmaüs, 1991, pp.33-123) et  Léon-Dufour et Perrot, L’Annonce de l’Évangile (Introduction au Nouveau Testament, II, Desclée, 1976), pp.143-185. Sur Luc 16.16, Schrenk indique : « Lk. 16:16 stands in a chain of sayings which can hardly be compared with Mt. 11 for closeness of theme » (« βιάζομαι, βιαστής », TDNT 1: 612).

[14] Matthieu 3.4, Marc 1.6.

[15] 2 Rois 1.8.

[16] Sur ce personnage, voir spécialement Hoehner 1999, et Jensen 2010. En ligne, voir Wikipédia, Hérode Antipas et Herodian coinage.

[17] Ce roseau a souvent été pris pour la branche d’un palmier. Cependant des études récentes ont confirmé cette identification, Jensen 2010.

[18] Emplois de εὐαγγελίζω dans les synoptiques : Matthieu 11:5 x1, Luc 1:19, 2:10, 3:18, 4:18, 4:43, 7:22, 8:1, 9:6, 16:16, 20:1 x10. Dans les Actes, le terme est bien entendu fréquent aussi sous la plume lucanienne 5:42, 8:4, 8:12, 8:25, 8:35, 8:40, 10:36, 11:20, 13:32, 14:7, 14:15, 14:21, 15:35, 16:10, 17:18.

[19] Genèse 33.11, Juges 13.15[A], 19.7, 2 Samuel 13.25,27, Josèphe, AJ 5.232, 6.338, GJ 5.456, Vita 12.66, Jos. Asen. 20.5, P. Oxy. 294.16-17. Pour le détail, voir Bates, « Cryptic Codes and a Violent King: A New Proposal for Matt 11:12 and Luke 16:16-18, » Catholic Biblical Quarterly 75 (2013) : 84.

[20] Analyse des 237 instances du TLG par Bates 2013 : 84-85 note 41. Voir aussi Cameron, Violence and the Kingdom : The Interpretation of Matthew 11:12 (Peter Lang, 1988).

[21] Josèphe, AJ 1.61, 5.146, 339, 9.159, 14.316, 20.214, BJ 2.291, 7.261, Vita 1.303, Apion 2.200, Philon, Gig 13, Flacc 62. Voir les autres références particulièrement dans Bates 2013 : 79 note 20 et Schrenk, « βιάζομαι, βιαστής », TDNT 1 : 609-614. Schrenk précise judicieusement : « for we are told at the outset that John as a βιαζόμενος is in the prison of the βιαστής » (611-612).

[22] Llewelyn, NDIEC 7.130-162, spécialement pp.152-162.

[24] βιαστής, BDAG 176, qui précise des emplois connus : « all three in a pejorative sense » ; GE 386, TDNT 1 : 613-614 ; Bailly 358 indique le sens « qui use de force » pour Matthieu 11.12, et « qui prend de force, ravisseur » pour la littérature patristique (ce dernier sens peut à l’évidence avoir été influencé par une équation, chez les Pères, entre Matthieu 11.12 et Luc 16.16 compris en un sens positif ; quoique possible, il est donc suspect). Il n’est d’ailleurs pas impossible que le sens de « ravisseur » provienne de la collocation de βιαστής avec ἁρπάζω : dans ce cas on aurait affaire avec un « transfert de totalité illégitime » bien connu des linguistes.

[24] ἐκβιάζω, Muraoka 2009 : 204.

[25] Voir Cameron 1988 : 170 et NDIEC 7.158-160. Les rétroversions en araméen imposent également une tournure passive (cf. Dalman, ou Black).

[26] Antoniadis, L’Évangile de Luc – Esquisse de grammaire et de style, Les Belles Lettres, 1930, p.218. Il faut toutefois admettre que cette traduction demeure possible : « et chacun se presse/s’efforce vers [le Royaume] ». En ce sens, on peut invoquer Luc 7.29, qui indique que πᾶς ὁ λαὸς, « tout le peuple » se faisait baptiser par Jean-Baptiste.

[27] Cf. Bates 2013 : 91.

[28] Bates 2013 : 88.

[29] Josèphe est assez prolixe sur cet Hérode Antipas, ex AJ 17.188, 224, 18.111, GJ 1.562, 2:21, 94, 167.

[30] Bates 2013 : 93.

[31] Bates 2013 : 89.

[32] Matthieu 10.34. Léon-Dufour adopte cette hypothèse pour Matthieu 11.12, et explique : « Puisque le règne de Dieu est inauguré à travers Jésus, c’est donc que Jean, si grand soit-il, est demeuré au seuil du royaume, sans y pénétrer lui-même. Jésus ne se situe donc pas sur le même plan que Jean : de l’un à l’autre, il y a une rupture entre eux époques ; la nouveauté, c’est cette violence avec laquelle, par Jésus, le règne de Dieu s’établit sur terre. Avec lui, un temps nouveau est inauguré » (Les évangiles et l’histoire de Jésus, Seuil, 1963, p.381).

[33] Matthieu 12.29-30, 23.13-27, Luc 11.20-23, 39-52 ; cf. Ev.Thomas 35.1-4, 39.1.-9, 102.1-6.

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