Comme les volumes spécifiquement dédiés à la syntaxe de l’article grec sont rares – on n’avait rien vu de consistant depuis Middleton (1833) – il me tardait de mettre la main sur un nouveau volume sorti début 2014, celui de R. Peters, The Greek Article – A Functional Grammar of ὁ -items in the Greek New Testament with Special Emphasis on the Greek Article (Brill, 2014), spécifiquement dédié à cette délicate question : que signifie la présence ou non de l’article en grec biblique ? E. A. Abbott aborde ce sujet ponctuellement dans sa Johannine Grammar (1906 : 47-70, §1948-1995), tout comme D.B. Wallace (1996), ESNT 206-290. Mais la recherche a fait des progrès, et il était temps que quelqu’un s’en fasse l’écho.
Or, dans son chapitre 9, Peters examine attentivement le passage de Joh 1.1 (cf. spécialement pp. 237-240). Il s’intéresse tant aux « discourses features » (p.237), au contexte voire à l’intertextualité (examen de l’allusion à Gen1.1 où l’on trouve aussi un substantif inarticulé dans la LXX : Ἐν ἀρχῇ) qu’aux aspects linguistiques (implication de l’article ou de son absence). Notons qu’il est bien d’avis que les choix opérés par l’évangéliste sont signifiants (pp.238-239) :
Despite this [déterminer si θέος est un nom propre ou non], the structure of the two clauses suggests that the shift from articular to anarthrous θεός represents a conscious, deliberate move on the part of the writer. As always, each of these characterizations represents a meaningful choice. In the first instance, θεός is characterized as concrete, as belonging to experience of an actual person. This may be motivated in part because the author has in mind God the person, the God of Israel and the creator of all things. For the purpose of the discourse, both ὁ λόγος and ὁ θεός are figures. Both are salient participants and stand in the foreground. The writer situates ὁ λόγος in terms of a spatial relationship with ὁ θεός; the Word was with God. This relationship is foundational for the recurring theme in the Fourth Gospel that the Word is the only one who has seen God (1:18; 3:31–32; 5:19; 6:46; 8:38; 17:5).
Il considère donc Dieu et le Logos comme deux personnes clairement identifiées, distinctes, dont la relation de proximité fondamentale renvoie à des thèmes chers à Jean : le Logos comme médiateur de la création, et le fait qu’il est le seul à l’avoir vu (et à pouvoir le révéler). Il enchaîne en précisant que la première affirmation concernant le Logos dit quelque chose au sujet de sa localisation, tandis que la seconde informe sur sa nature. Le terme θεός y étant utilisé de manière abstraite, Peters réfute l’affirmation de Colwell selon laquelle θεός serait défini (p.239, je souligne) :
Without the article, θεός must be interpreted in the abstract sense: god, deity, pertaining to divine. Many modern interpreters understand the author’s statement as an affirmation of Jesus’ divinity, so that θεός is interpreted in a qualitative sense; ὁ λόγος possessed the qualities of θεός. This is essentially correct, because the absence of the article indicates that the author has characterized θεός as abstract, not definite or indefinite.
Remarquez qu’il récuse les notions de détermination ou d’indétermination au profit de l’abstraction (il fait d’ailleurs un parallèle avec Joh 1.14). Comme je l’expliquais dans ma réponse à JB sur Jean 1.1c, certes θεός est suffisamment « défini par lui-même ». Et d’ailleurs Peters voit naturellement, comme moi, dans le θεός articulé le Dieu d’Israël. Mais ici l’emploi tantôt articulé, tantôt non articulé, oblige à saisir une nuance, surtout quand on se souvient que Jean aime à manier les jeux de mots, les subtilités du langage (ainsi que Peters le rappelle en p.239 en renvoyant à Joh 3.8 ou p.240 à Joh 3.3). Il ne s’oblige donc pas à voir dans les mentions de θεός qui suivent le même Dieu, comme JB y inviterait sous prétexte de définité intrinsèque ou de référence… De surcroît, Peters égratigne d’emblée la définition faite par Wallace de la fonction de l’article (cf. Peters 2014 : 36-38), que JB tentait de m’asséner (JB, p.4 ; ESNT : 209). Il interroge même la méthodologie de Wallace, trop fondée sur les « English language categories » : on effet, en partant à la source de la langue anglaise, Wallace introduit des distinctions fonctionnelles pléthoriques qui manquent de rigueur, parce qu’elles se fondent sur la traduction dynamique plutôt que des caractéristiques intrinsèques à la langue grecque (« Wallace’s plethora of categories of use is based on dynamic equivalence, rather than true correspondence. (…) Categories of usage should grow organically from the language itself », p.37). Si vous avez bien suivi le débat Porter vs Wallace, c’est précisément cette imprécision terminologique que Porter objecte à Wallace sur la « règle » de Sharp (on croirait lire Porter quand on découvre sous la plume de Peters, p.37, une critique de la « proliferation ad infinitum, if not ad absurdum. The lack of an overarching theory means that there is nothing that governs, informs, and most importantly limits, this multiplication of categories. ») Bien que contestant sa méthodologie, il lui concède au moins le mérite d’avoir écarté le caractère de marqueur de la définité de l’article (il précise quand même que Wallace conserve la propension à décrire le grec en faisant recours inconsciemment à la syntaxe de l’article anglais, cf. p.38). Notons avec intérêt que pour Peters, « the basic use of the article is far from arbitrary » (p.38, je souligne).
Sur Jean 1.1c, Peters conclut ainsi (pp. 239-240) :
(…) the author does not ask the reader to choose between God and divine. Rather, he reinforces both. As is often the case with John, the limitations of the English language prevent us from fully capturing the word play. To capitalize God is essentially to use it as a proper name, while lower-case god better captures the notion of deity in the more abstract sense. While John’s purpose is likely both/and rather than either/or, the limitations of English expression do not allow the translator to render this in a manner that fully corresponds to the author’s characterization.
Il ne faut pas ignorer la nuance, même si elle est difficile à exprimer. Il ne faut pas, comme Wallace, céder à la facilité, en se rassérénant sous prétexte de pseudo-pédagogie grammatico-trinitaire (cf. ESNT 269 n31 ; voir la citation dans mon précédent billet sur Jean 1.1c). C’est à cette même subtile nuance, et que seule peut exprimer (même imparfaitement) la minuscule en français, que le Nouveau Vocabulaire Biblique (Bayard, 2004, p.441) faisait allusion, et que je citais tantôt dans mon ouvrage sur le Nom (2007 : 290) :
L’auteur veut dire que le logos faisait partie de la réalité divine, sans être le Dieu suprême. ‘Divin’ est trop faible, ‘Dieu’ est trop fort. Le mot ‘dieu’, avec la minuscule, cherche à rendre la pensée.
C’est aussi à cette même conclusion que la version copte sahidique invite – version dont l’intérêt pour la critique textuelle n’est pas à négliger (cf. Kasser EPHE/73, pp.188-189, 1966 ; Metzger 1977 : 100-152 ; voir l’édition de Horner : 1911 : 2-3, voir aussi Horner 1898 : 332-333). Je l’avais d’ailleurs signalé en son temps (Fontaine 2007 : 291). Bien que ce point ait fait l’objet de tentatives désespérées de contestation ou de minimisation, subtiles (cf. Wright, in Wallace 2011 : 240 ; l’auteur montre que les Coptes lisaient bien une Vorlage munie d’un θέος articulé ; mais il ne souligne pas, ici du moins, combien le choix d’employer l’article indéfini se révèle alors d’autant plus significatif ; ce même auteur n’est pas sans souligner la pertinence de la syntaxe dans la recherche biblique) ou non (même auteur, qu’on découvre empêtré dans de l’apologétique navrante), un examen détaillé du problème (et ce, même quand l’examen est évidemment dévoyé par une approche trinitaire à peine voilée, qu’il serait aisé de mettre en évidence) montre que les Coptes ont fait usage de l’article indéfini en toute connaissance de cause (cf. Wright et Ricchuiti 2011, ou ici, spécialement p.509 « they were making an interpretative, qualitative distinction », « This qualitative/descriptive understanding » ; p.511, « the indefinite article (…) was used with within Sahidic Coptic grammar to indicate an interpretative distinction, categorically labelled in Coptic grammars as ‘descriptive’ (or ‘qualitative’ in Greek grammars) » ; voir aussi ici ; les auteurs rejoignent pour le copte ce que disent Harner et Dixon pour le grec).
Certes, on ne peut qu’être insatisfait quand on passe d’une langue à l’autre. Au vu des éléments tant anciens que nouveaux présentés ici, je suis tout à fait ravi, et amusé, de réitérer cette formule de mon précédent billet, qui, nonobstant les contradicteurs péremptoires est bel et bien fondée à soutenir péremptoirement :
La traduction « et dieu était le Logos » est correcte, je le maintiens.