27/05/2014

Luc 11.20 : par le doigt de Dieu ?

Quand on compare les synoptiques, on peut parfois se demander ce qui explique les variations. Ainsi, dans la controverse qui oppose Jésus à des adversaires niant l’origine de son pouvoir (cf. Matthieu 12.22-30 | Marc 3.22-27 | Luc 11.14-23), on lit d’un côté :

εἰ δὲ ἐν δακτύλῳ θεοῦ [ἐγὼ] ἐκβάλλω τὰ δαιμόνια ἄρα ἔφθασεν ἐφʹ ὑμᾶς ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. Mais si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous (BJ).

Luc 11.20

et de l’autre :
εἰ δὲ ἐν πνεύματι θεοῦ ἐγὼ ἐκβάλλω τὰ δαιμόνια ἄρα ἔφθασεν ἐφʹ ὑμᾶς ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous.
Matthieu 12.28
Est-ce à dire que « par le doigt de Dieu » = « par l’Esprit de Dieu » ? Peut-être. C’est par l’exemple l’avis de Cyrille d’Alexandrie (Homélie 81, cf. ACCS 3:193). Chez Marc, on ne trouve pas cette parole du Christ, mais une précision s’avère très intéressante (Marc 3.28-30) :
Ἀμὴν λέγω ὑμῖν ὅτι πάντα ἀφεθήσεται τοῖς υἱοῖς τῶν ἀνθρώπων τὰ ἁμαρτήματα καὶ αἱ βλασφημίαι ὅσα ἐὰν βλασφημήσωσιν· ὃς δʹ ἂν βλασφημήσῃ εἰς τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον οὐκ ἔχει ἄφεσιν εἰς τὸν αἰῶνα ἀλλὰ ἔνοχός ἐστιν αἰωνίου ἁμαρτήματος. ὅτι ἔλεγον πνεῦμα ἀκάθαρτον ἔχει. « En vérité, je vous le dis, tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu’ils en auront proféré ; mais quiconque aura blasphémé contre l’Esprit Saint n’aura jamais de rémission – il est coupable d’une faute éternelle. « C’est qu‘ils disaient – « Il est possédé d’un esprit impur. »
Voilà un exemple clair de blasphème contre l’esprit saint, que le connecteur ὅτι  explicite : proférer que Jésus expulse un démon par Béelzéboul – car ce faisant, on renie l’esprit de Dieu à l’oeuvre en Jésus, son onction messianique.

 

Bien sûr, l’expression « doigt de Dieu » fait penser à Exode 8.15, 31.18 ou Deutéronome 9.10, mais notons qu’on ne la retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. Lagrange pense qu’elle est moins appropriée au contexte que celle de Matthieu (Évangile selon saint Matthieu, J. Gabalda, 1923, p. 243) :
(…) δακτύλῳ Θεοῦ, expression scripturaire, qui n’est pas pour cela primitive, si l’on tient compte du goût de Lc. pour le style des Septante. Mt a πνεύματι qui prépare bien le v.31 s. et qui doit donc appartenir à la contexture primitive.
Mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Ainsi, A. Lemonnyer (Supplément au Dictionnaire de la Bible, 1928, tome 1, p.987) :
L’esprit de Dieu, le doigt de Dieu, ce ne sont pas là formules équivalentes. L’Esprit de Dieu est suspect d’avoir été choisi justement pour amener la sentence sur le blasphème, qui suit dans Matt. Luc n’avait pas cette préoccupation et sa formule, plus rare, par le doigt de Dieu mérite d’être préférée.
Elle ne doit cependant pas être primitive. Nous attendions par le Nom de Dieu ou par le Saint Nom. C’est la seule formule qui réponde à la doctrine et à la pratique juives en matière d’exorcismes. C’est par le Nom de Dieu que ces exorcistes juives, auxquels Jésus lui-même s’assimile, chassait les démons. Tout devient clair si nous substituons dans Marc le Nom de Dieu à l’Esprit de Dieu, le Saint Nom au Saint-Esprit. Le blasphème contre le Saint-Esprit qui ne sera pas remis, c’est le blasphème juif contre le Nom de Dieu, que la Loi punissait de mort.
Voilà qui est extrêmement intéressant, et cohérent.
À l’appui de cette allégation, je soulignerai les points suivants :
1) Les adversaires de Jésus l’accusent précisément d’expulser les démons par Béelzéboub, autre nom de Satan (Matthieu 12.24, 27, Marc 3.22, Luc 11.15, 18, 19).
2) Les premiers chrétiens firent un large usage du nom de Jésus pour expulser les démons (cet usage implique l’énonciation du nom, Actes 19.13 ; cf. Marc 9.38, 16.17, Luc 9.49, 10.17). Pour le IIe s., la littérature talmudique en fournit des exemples précis (Tosefta, Hulin II, 22-23 ; Talmud de Jérusalem, Sabbath XIV, 4, 14b ; cf. Jaffé 2008 : 73, 77 ; cf. 61-81).
3) Tant dans le monde païen que dans le monde juif, l’usage apotropaïque du nom des divinités était très répandu (cf. Bohak 2008 : 117Burnet 2003:181-200BetzPreisendanz I&II, cf. PGM I.27-29, 212, 220-21, 265, II. 285-287 ; cf. IDB 2 : 199DJG : 163-172, DPL : 209-211, DNTB : 269-273), le nom d’un dieu pouvait aussi être l’objet de blasphème, comme je l’ai signalé chez Caligula. Les formules magiques incantatoires (voces magicae) requéraient évidemment l’énonciation du nom (ex. PGM IV.3019-3020 = Betz, p.96), et ont eu cours durant longtemps encore après l’avènement du christianisme (ex. P. Mich. 155, IIe s. ap. J.-C. « Grand dans les cieux, toi qui fais tourner le monde, vrai Dieu, Iaô, Seigneur, (…) accorde-moi le pouvoir, la victoire » ; P. Mich. 757, IIIe-IVe s. ap. J.-C.  « par le nom d’Adonaï (…), par le nom de Iaô Sabaôth », Burnet 2003 :  183, 191 ; voir aussi Trachtenberg 2012 : 91, Bohak 2008 : 299306Barker 1992 : 108, Bickerman 1988 : 266Yamauchi 1983). Hors contexte magique, et dans le judaïsme par exemple, le Nom était  connu, ce dont Hananiah ben Teradion (c. 135 AD) fournit un triste exemple ( il prononça le Nom « selon ses lettres », cf. ‘Ab. Zarah 17b ; cf. Mishna, Sanhédrin 10.1 ; cf. Bonsirven 1995 : 514 §1900).
4) La légende retiendra précisément que Jésus employait le Nom, puisque les Juifs l’accusèrent de tirer son pouvoir des lettres du Nom, que Jésus prononçait explicitement (cf. Fontaine 2007 : 305-306, Osier 1999 : 38-39, 43-44, 52).
5) Le fait que Mt et Lc ne concordent pas, et que Mt (dont on connaît le substrat sémitique) préfère une métonymie, peut être l’indice d’un « euphémisme » pour le Nom de Dieu. Par exemple, on trouve souvent des divergences entre les synoptiques sur « le royaume de Dieu » (Marc 1.15) qui est plus volontiers « royaume des Cieux » (Matthieu 3.2) chez Matthieu (cf. Matthieu 3.2, 4.17, 5.3, 10, 19, 20, 7.21, 8.11, 10.7, 11.11, 12, 13.11, 24, 31, 33, 44, 45, 47, 52, 16.19, 18.1, 3, 4, 23, 19.12, 14, 23, 20.1, 22.2, 23.13, 25.1).
6) Or Matthieu 12.28 est précisément un contre-exemple ! Au lieu de sa coutumière βασιλεία τῶν οὐρανῶν, Matthieu emploie ici βασιλεία τοῦ θεοῦ. La redondance avec πνεύματι θεοῦ ne va pas sans étonner. Rien bien sûr ne l’interdit, mais gageons que l’expression est inhabituelle, et s’expliquerait parfaitement si le Nom avait été prononcé par Jésus.
7) Sur ce point, la version de Shem Tob n’apporte pas grand-chose (ברוח אלקים) mais celle de du Tillet (cf. p.20, 57 n126) intrigue. On y lit :
וכי אני ברוח ה
האלהים מוציא את השדים אם כן באה אליכם
מלכות האלהים
Et si, moi, c’est par l’esprit de…
de Dieu que j’expulse les démons, c’est qu’il est parvenu jusqu’à vous
le Royaume de Dieu
Dans le segment וכי אני ברוח ה, le ה se tient seul en fin de ligne. Ce qui fait furieusement penser au… השםHaShem, le Nom !