11/01/2014

Sharp’s rule : Wallace vs Porter (Tite 2.13, etc.)

L’affaire est complexe à démêler. Mais quand on y regarde de près, elle illustre une fois de plus combien les présupposés théologiques interfèrent avec l’analyse linguistique lors de l’exégèse de passages sensibles, comme Tite 2.13, 2 Pierre 1.1, ou 2 Thessaloniciens 1.12. J’ai déjà illustré au sujet de Jean 1.1 combien Harner et Wallace laissent leur interprétation glisser vers une théologie nicéenne étrangère au texte. La « règle » de Sharp est un autre cas où la plus grande vigilance s’impose. Dans ce billet, et pour ne pas digresser infiniment sur un sujet extrêmement vaste et compliqué, je vais adopter une lecture chronologique des échanges de la querelle Wallace vs Porter, en essayant de coller de près aux arguments et contre-arguments (y compris quand ils sont répétitifs), mais en laissant passer, à l’occasion, quelques points plus mineurs. Même si je mêle aux échanges des remarques personnelles largement étayées (et je vous invite à consulter en regard tous les textes, si possible en grec), je ne suis pas dans une perspective de démonstration mais de commentaire. En fonction des réactions, je reviendrai plus avant sur les points litigieux. Je mets à disposition un petit kit de démarrage présentant l’essentiel des documents évoqués ici : Sharp’s Rule : Books & Papers (60 Mo). Vous pouvez m’adresser personnellement toute demande de documents complémentaires.

1. La règle de Sharp

1.1 Définition et limites

Comme d’autres (Colwell, Middleton), Granville Sharp a tenté de prouver la divinité du Christ par l’usage de l’article grec dans le NT. Il publie en 1798 ses Remarks on the uses of the definite article in the Greek text of the New Testament containing many new proofs of the divinity of Christouvrage dans lequel il formule des règles de syntaxe, dont une particulièrement aura une belle postérité. Cette règle se formule ainsi :

When the copulative και connects two nouns of the same case, [viz. nouns (either substantive or adjective, or participles) of personal description, respecting office, dignity, affinity, or connexion, and attributes, properties, or qualities, good or ill], if the article ὁ, or any of its cases, precedes the first of the said nouns or participles, and is not repeated before the second noun or participle, the latter always relates to the same person that is expressed or described by the first noun or participle: i.e. it denotes a farther description of the first-named person… (p.3)

Autrement dit, quand deux substantifs sont reliés par la conjonction « et », et que le premier, s’il a une fonction descriptive, est précédé d’un article mais pas le second, le deuxième substantif n’est qu’une prolongation descriptive du premier. C’est dit de manière compliquée, mais c’est une affaire de bon sens : quand on décrit quelque chose ou quelqu’un et qu’on emploie une conjonction de coordination… il est assez probable que le second segment ait un lien avec le premier (une « unité conceptuelle » comme dit Wallace, sous couvert d’identité de référent). Ainsi, la règle de Sharp fonctionne souvent, y compris en français (ex. La belle et charmante inconnue croisée au détour d’une rue).

Citons quelques exemples clairs dans le grec du Nouveau Testament :

2 Corinthiens 1.3 : Εὐλογητὸς ὁ θεὸς καὶ πατὴρ τοῦ κυρίου ἡμῶν ᾿Ιησοῦ Χριστοῦ, ὁ πατὴρ τῶν οἰκτιρμῶν καὶ θεός (cf. 2Co 11.31)

Éphésiens 6.21 Τυχικὸς ὁ ἀγαπητὸς ἀδελφὸς καὶ πιστὸς διάκονος

Philippiens 4.20 τῷ δὲ θεῷ καὶ πατρὶ ἡμῶν ἡ δόξα εἰς τοὺς αἰῶνας τῶν αἰώνων

Hébreux 3.1 τὸν ἀπόστολον καὶ ἀρχιερέα τῆς ὁμολογίας ἡμῶν ᾿Ιησοῦν

Jacques 3.9 ἐν αὐτῇ εὐλογοῦμεν τὸν κύριον καὶ πατέρα

2 Pierre 2.20 ἐν ἐπιγνώσει τοῦ κυρίου ἡμῶν καὶ σωτῆρος ᾿Ιησοῦ Χριστοῦ

Révélation 16.15 μακάριος ὁ γρηγορῶν καὶ τηρῶν τὰ ἱμάτια αὐτοῦ

Ce n’est pas précisé clairement dans le corps de la règle, mais G. Sharp reconnaît « many exceptions » à sa règle (cf. p.6: ça ne marche pas avec les noms propres (ex. Matthieu 17.1, τὸν Πέτρον καὶ Ἰάκωβον) ni avec le pluriel (ex. Matthieu 16.1, οἱ Φαρισαῖοι καὶ Σαδδουκαῖοι)… Mais il ne précise pas pour quelle raison (incidemment, Wallace en fournit une judicieuse explication, sur laquelle nous reviendrons : « Although these two parties were distinct, the article unites them for the purposes at hand. » – ESNT : 279, nous soulignons). Son travail a été contesté, spécialement par Calvin Winstanley : A Vindication of Certain Passages in the Common English Version of the New Testament. Addressed to Granville Sharp (Cambridge, University Press, 1805). Sharp a tenté d’y répondre (1806), mais sans convaincre (cf. Wallace 1995 : 56n101). D’autres, directement ou non, ont remis en cause cette règle, comme le grand grammairien B. Winer (1882 : 162), ou encore E. Abbot, dans deux importants articles (sur Tite 2.13 – ou ici – et Romains 9.5). Ceci sans compter qu’on peut légitimement s’interroger sur la primauté de Sharp : est-il vraiment à l’origine de sa « règle » n°1 ? Certains en doutent, qui citent le Dr. Royaards (Divinitate Iesu Christu  Vera, 1792), cf. Stafford 2010 : 2. Sharp, un érudit modèle ?

En 1995, D.B. Wallace a soutenu sa thèse de doctorat sur ce sujet : « The Article with Multiple Substantives Connected by Καί in the New Testament : Semantics and Significance » (Ph.D dissertation : Dallas Theological Seminary, 1995 ; par « multiples » n’entendez pas plus de… deux), et a publié en 2009 une monographie qui en reprend l’essentiel sans grande modification : Granville Sharp’s Canon and Its Kin: Semantics and Significance (Peter Lang Publishing Inc, 2009 ; les 79 versets qui s’accordent présument à la règle sont listés dans l’appendice, pp. 287-301). Il y est revenu ponctuellement en ligne ou dans des revues, et bien sûr dans sa grammaire de référence (ESNT : 270-290).

Compte tenu des sérieuses limitations de la règle de Sharp, Wallace la redéfinit ainsi (1995 : 134-135, 279, cité dans Stafford 2000 : 368) :

In native Greek constructions (i.e., not translation Greek), when a single article modifies two substantives connected by καί (thus, article-substantive-καί-substantive), when both substantives are (1) singular (both grammatically and semantically), (2) personal, (3) and common nouns (not proper names or ordinals), they have the same referent.

On notera que si Wallace limite de beaucoup les cas où la règle de Sharp s’applique, il en change fondamentalement la nature : Sharp soutenait que le second substantif était une « farther description » du premier. Mais Wallace, lui, parle de « same referent« . On glisse. Sharp n’évoquait pas le problème du grec natif, or Winstanley lui opposa un certain nombre d’exemples en dehors du NT, ce à quoi il ne trouva que ces piètres mots en réponse : sa règle « relates only to the language of the inspired writers of the Greek Testament » (1806 : 56). Toujours sans explication linguistiquement fondée. Wallace tente laborieusement (2009 : 123-127) d’expliquer le cas le plus notable (cf. Winstanley : 11 ; Proverbes 24.21 : φοβοῦ τὸν θεόν υἱέ καὶ βασιλέα ; ce passage est d’ailleurs cité ainsi dans la recension longue de l’Épître aux Smyrniotes d’Ignace, 9 [Epistulae interpolatae et epistulae suppositiciae (recensio longior) 7.9.2] sans qu’une seule personne soient en vue, au contraire), avant de conclure (2009 : 126-127) :

Prov 24:21 stands out as an exceptionnal sample in the LXX. It may be considered as something of an anomaly, not representative of the idiom of koine Greek. If so, then whatever the exact reason for this solecism, it is almost surely tied to the LXX as translation Greek. (…) Thus, we might modify Sharp’s rule still further by saying that rarely (possibly once – so far) translation Greek will violate the rule, if the base language has a contrary construction.

Mais à la lecture des quatre hypothèses qu’il formule, et pire à sa conclusion, on ne peut s’empêcher de penser : mais à quel genre de bricolage faut-il se livrer pour que la « règle » fonctionne ? 

On disqualifie les noms propres, les constructions impersonnelles (ce que Sharp ne disait pas explicitement ; cf. Stafford 2010 : 5), les pluriels (y compris… les singuliers qui sont sémantiquement pluriels, c’est-à-dire les « génériques » ; cf. Wallace 1995 : 123 et Stafford 2010 : 6-7), les ordinaux (ce qui écarte une belle exception dans Strabon, Géographie XVII 1.11 : ὁ τέταρτος καὶ ἕβδομος) et même les segments présentant plus de deux substantifs (ce qui écarte par ex. le Martyr de Polycarpe 22.1 : τῷ θεῷ καὶ πατρὶ καὶ ἁγίῳ πνεύματι ; ou encore Hérodote, Histoires 4.71 : τὸν οἰνοχόον καὶ μάγειρον καὶ ἱπποκόμονν καὶ διήκονον καὶ ἁγγελιηφόρον). Mais on l’écarte parce que ça ne marche pas – sans expliquer pourquoi tantôt la règle fonctionne, tantôt non. Cela rend cette « règle » fondamentalement suspicieuse du point de vue linguistique. Une règle et tant d’exceptions ? Mieux vaut sortir du domaine linguistique et parler de tendance (d’ailleurs Wallace y est un peu contraint par Hérodote, et parle, quand il ne peut expliquer une exception, de « tendancy », cf. 2009 : 127) ou de contexte (ibid, « contextual reasons »)…

D’ailleurs, une solution plus simple est de considérer, entre autres dans le cas des noms propres ou des pluriels, que les substantifs sont suffisamment définis en eux-mêmes pour que l’usage de l’article ne crée pas d’ambiguïté, qu’il soit présent ou non (cf. infra la « règle » de Winstanley). Et de même, pourquoi ne pas considérer que les cas où la « règle » fonctionne sont imputables à ce même motif : le référent est clairement établi sémantiquement par les substantifs eux-mêmes ; ainsi leur association peut former à l’occasion une unité descriptive (précisons qu’une unité descriptive peut, de surcroît, qualifier une classe et par-là même des référents distincts ; ex. fornicateurs et idolâtres pour la classe pécheurs ; ou les Pharisiens et Sadducéens pour la classe Juifs opposés à Jésus).

À l’appui de mon propos, je ne citerai qu’un seul exemple – que je n’ai rencontré nulle part jusqu’à présent. Il est tiré de l’Histoire ecclésiastique de Sozomène (375 – 450 AD), VIII, 26.18 :

μόνη γάρ ἐστιν ἥτις δύναται τὰς κινήσεις τῶν τοσούτων καταστεῖλαι καταιγίδων· ἧς ἵνα τύχωμεν, χρήσιμόν ἐστι τέως ὑπερτίθεσθαι τὴν ἰατρείαν τῇ βουλήσει τοῦ μεγάλου θεοῦ καὶ τοῦ Χριστοῦ αὐτοῦ, τοῦ κυρίου ἡμῶν.

Il s’agit d’une citation quasi exacte de Tite 2.13 : προσδεχόμενοι τὴν μακαρίαν ἐλπίδα καὶ ἐπιφάνειαν τῆς δόξης τοῦ μεγάλου θεοῦ καὶ σωτῆρος ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ. L’expression « grand Dieu » est réservée au Père, tandis que, inconsciemment sans doute, l’article est suppléé pour plus de clarté (bien qu’il ne soit pas indispensable), avec l’accent sur la seigneurie du Messie plutôt que sa fonction salvatrice ; mieux, le αὐτοῦ qualifie Χριστοῦ comme nom commun plutôt qu’un nom propre. N’était-ce ce deuxième article, le passage tomberait sous la coupe de la règle de Sharp. Mais là n’est pas le point que nous soulignons. Sozomène apporte juste la confirmation suivante : en Tite 2.13 (et par extension, dans les constructions similaires), il n’y avait pas d’ambiguïté dans les référents. Au besoin, l’esprit ou la plume suppléait au second article (cf. Zerwick §185) !

Sur les multiples raisons qui me paraissent disqualifier cette règle, cf. Stafford 2000 : 161-164, et surtout 365-410, ainsi que 2010. Aux exceptions déjà mentionnées, on peut ajouter 1 Timothée 6.13 : παραγγέλλω [σοι] ἐνώπιον τοῦ θεοῦ τοῦ ζῳογονοῦντος τὰ πάντα καὶ Χριστοῦ Ἰησοῦ τοῦ μαρτυρήσαντος ἐπὶ Ποντίου Πιλάτου τὴν καλὴν ὁμολογίαν (sur la versatilité de Wallace en l’endroit de ce qui est ou non un nom propre, cf. spécialement Stafford 2010 : 16) ou Clément d’Alexandrie, Pédagogue 3.12τῷ μόνῳ πατρὶ καὶ υἱῷ, ou encore Justin, Dialogue avec Tryphon 110.55 : ὑπὸ τοῦ Θεοῦ ἄμπελος καὶ σωτῆρος Χριστοῦ.

1.2. Redéfinition : la « règle » de Winstanley

Le principal et plus sérieux challenger de G. Sharp, Winstanley, fit une remarque qui pourrait venir se substituer avantageusement à la règle de Sharp (1805 : 9, cité dans Stafford 2010 : 25 ; cf. BDF §276) :

[W]hen the signification of the nouns renders any farther precaution unnecessary, the second article may be omitted, without confounding the distinction of persons.

2. La controverse entre S. Porter et D.B. Wallace

2.1. Acte I : La review de Porter

a) Les arguments

La review, ou critique, est parue en 2010 dans The Journal of the Evangelical Society 53:4 (Décembre 2010), pp. 828-832. Je ne présente pas le grand linguiste Stanley Porter (grammairien de renom, éditeur infatigable, auteur du fameux Idioms of the Greek New Testament). Dans sa review, il critique donc l’ouvrage de D.B. Wallace, Granville Sharp’s Canon and Its Kin : Semantics and Significance (New York: Peter Lang, 2009). Le ton est modéré, mais le propos assez rude (voire injuste). Après avoir brièvement commenté la structure de l’ouvrage, Porter décrit en deux mots ce qui, à ses yeux, ne va pas :

The most important shortcoming of the book is Wallace’s failure to analyze Sharp’s rule adequately and to follow his own evidence where it leads. (p.828)

La première objection de Porter à Wallace concerne ce que Sharp voulait dire. Si Wallace relève que Sharp n’incluait pas les noms au pluriel dans sa règle (Wallace 2009 : 52), Porter objecte que Sharp avait une vision plus étendue (« a broader view ») que Wallace ne semble le croire. Il remarque aussi que Wallace comprend que Sharp parlait de référent identique (« identical referent » p.829) quand, pour lui, Sharp parlait plutôt d’identité conceptuelle. En effet, Sharp est ambigu (Wallace l’a bien remarqué, cf. ESNT : 271) : il parle d’un nom qui se « relates » à un autre comme une « farther description » mais, dans sa règle du moins, il ne touche pas un mot de l’identité de référent. Porter soutient qu’en fait Sharp ne parle de référent identique que lorsqu’il est question de textes christologiques sensibles :

Wallace further stresses that Sharp means that the substantives must have an « identical referent » (p.52 n.95 ; cf. p.91); however, that is not what the rule says. It is only when Sharp is discussing Christologically significant examples that he uses such term as ‘identy of person(s)’ (Sharp, Remarks 28, 30). (p.828) Plus loin : However, as we have seen above, it is possible that conceptual unity and some type of sense similarity, and not necessarily only identity of reference, are exactly what Sharp’s rule was about in its broad formulation.

À la décharge de Wallace et pour faire court, Sharp est ambigu. Sur ce point, Porter cède au mauvais procès. Cela étant dit, Sharp aurait dû préciser sa règle, mais non indirectement dans le corps de ses Remarks, mais dès sa formulation. Porter pense que la règle de Sharp concerne le sens (ce qui, stricto sensu, est ce qui est plus ou moins bien dit dans la « règle »), mais Wallace comprend ce que Sharp a mal exprimé, mais détaillé par ailleurs : oui, il s’agit d’identité de référence. Mais faut-il s’en étonner ? J’en rappelle le titre : Remarks on the uses of the definite article in the Greek text of the New Testament containing many new proofs of the divinity of Christ. L’objectif étant de prouver la divinité du Christ, toute l’herméneutique s’en ressent.

La deuxième objection concerne la réponse de Wallace aux sérieuses objections de Winstanley. Car si Sharp exclut les pluriels, Wallace précise également qu’il faut exclure les termes « sémantiquement au pluriel » – ce qui inclut les singuliers dits génériques. Mais Porter objecte :

The first [problem] is that this may not be the best explanation of generics, and they are not easily dismissed. Singular generics are not plural (…).(p.829)

Sur le cas de Révélation 16.15, que Wallace inclut à sa liste en accord avec la règle, Porter conteste – à raison ! – la manière dont Wallace s’en explique. Car Wallace 1) inclut des digressions et développements qui ne sont pas ceux de Sharp (rappelons que le propos de Wallace est « to clarify Sharp’s rule and test its validity » 2009 : 6-7 ; mais en fait, il en fait quasiment une nouvelle, bien plus restrictive), et 2) il formule ses explications sur une base insuffisamment linguistique (le distinguo nom/participe pour rendre compte des génériques n’est en rien convaincant).

Concernant Proverbes 24.21, Porter souligne que Wallace reconnaît que le verset est une exception, mais remarque qu’il l’explique finalement comme « un grec de traduction ». Dans ce cas, demande Porter, que dire des propos de Jésus qui sont traduits de l’araméen vers le grec ? Et des citations de la LXX dans le NT ? (p.830) :

Three examples appear in Wallace’s list of instances : Luke 20:37; Heb 7:1; and 1 Pet 4:18 (…). (p.830)

Porter remarque que si Wallace exclut théoriquement les deux premiers à cause des variantes, cela ne l’empêche pas de les citer plus loin comme exemples représentatifs. A la liste de Porter, j’ajouterai ces 20 cas tirés des évangiles : Matthieu 7.26, 13.20, 23, 27.40, Marc 15.29, Luc 6.47, 49, 12.21,16.18, Jean 5.24, 6.33, 40, 45,54, 6.56, 8.50, 9.8, 11.26,12.48, 20.17, qui, bien que conformes à la règle, font partie des paroles de Jésus (ou parfois ses détracteurs). N’est-ce pas là du « grec de traduction » ? Pour Matthieu, c’est quasi certain. Pour les autres évangiles, même s’ils n’ont pas été nécessairement composés d’abord en hébreu ou araméen, leur substrat est évidemment sémitique. Les 79 cas que Wallace recense dans le NT ne devraient donc, à respecter la « règle », plus être que 59 (sans compter les citations).

La quatrième objection concerne deux exceptions provenant du grec classique : celle trouvée chez Hérodote (cf. supra) et celle rencontrée dans un papyrus du sixième siècle de notre ère (P. Cairo Masp. 67353.25-26). Comme il n’y a pas d’explication valable, Wallace admet qu’il faut modifier « still further » la règle de Sharp (la modification est la suivante : « when several nouns are involved in the construction it may or may not follow the rule »). Or, comme dans le cas des pluriels, Porter proteste :

There are once more problems with Wallace’s analysis. The first is that, again, Sharp does not make such a distinction. The second is that Wallace has altered and mitigated the strictness of the rule by eliminating its precision. The third is that Wallace appears to be engaged in special pleading, because he goes on to argue that every one of the examples with three or more elements in the NT is explainable for special reasons » (p.830)

Les deux premiers points sont contestables, puisque si je n’ai pas souvenir que Wallace affirme partir de Sharp, l’amender, pour formuler une nouvelle règle qui s’en inspirerait grandement, autrement dit Wallace ne parle pas d’une « règle de Wallace » (il préfère parler d’une « Sharper rule » – mais ce faisant il reconnaît – sans oser jamais le dire explicitement – que la règle est tout simplement fausse en l’état), Porter me paraît faire preuve de mauvaise foi, ou du moins d’une logique trop restrictive en soulignant ce point une nouvelle fois. Le plus simple, c’est de parler d’une « Wallace’s Sharper Rule ». Le troisième point est plus sérieux puisqu’il est symptomatique de la méthode de Wallace à défendre Sharp coûte que coûte, avant de l’amender in extremis … pour des raisons particulières liées au contexte… Bof !

La cinquième objection concerne d’autres exceptions rencontrées chez les Pères (Polycarpe et Eusèbe). Porter illustre à merveille ce que j’entends par cette propension de Wallace à défendre Sharp (ou sa vision nouvelle de la règle de Sharp) coûte que coûte (à ce propos Porter partage mon sentiment, quand il emploie l’expression « in his attempt to prove Sharp’s rule at almost any cost », p.831) :

Wallace strangely states that ‘it would be too hasty on our part to assume that here and only here is Sharp’s rule violated’ (p.271 ; italics his). However it still is a violation even of his narrow construal of the rule, on Wallace’s admission. Further, it is not, as we have seen above and will see below, the only violation. Finally, rather than requiring various efforts to make this clear exception still seem to fit the rule, it is apparently within the bounds of what Sharp himself defined in his rule as how one substantive is ‘related’ to the other. (p.831)

La sixième objection concerne les ordinaux – non prévus par Sharp. L’exception vient de Strabon. Porter objecte :

Wallace admits this is a « clear violation of Sharp’s canon » (p.129), but it constitutes a « special class » (p.130), in which ordinal numbers are « more like proper names than common nouns » (p.130) or it is idiolectal. There are even problems with this analysis. Besides the fact that Sharp does not address such exceptions and seems to encompass them within his rule as stated, Wallace’s explanation is weak, as he notes the use of the article again with « the last one. » Clearly the author is using the article to group elements, perhaps in keeping with Sharp’s idea that the article is used to indicate relation among elements. (p.831)

Là encore, devant l’évidence, Wallace est acculé à des explications douteuses (je reviendrai sur le problème des « noms propres »). Par ailleurs, Porter entérine son distinguo entre identité conceptuelle (« to group elements ») et identité référentielle. Moi-même j’avais compris Sharp ainsi en le lisant de prime abord… et littéralement. Mais il faut souligner deux points : 1) comme j’ai dit plus haut, c’est l’emploi du καί qui conditionne le type d’éléments associés (sauf trope) – les éléments ont donc nécessairement « un lien » qu’il me paraît futile de caractériser, et plus encore de systématiser, 2) cependant, je ne souscris pas pour autant à la compréhension qu’a Porter de Sharp. Du moins Sharp entendait peut-être cette relation non référentielle dans certains cas, ou même la plupart (puisqu’il parle de « farther description »), mais quand il traite les passages christologiques sensibles c’est bel et bien de personne dont il parle, et non plus de relation. Ainsi, même si la règle de Sharp parle de « relation », il faut entendre, par l’application qu’en font Sharp et Wallace (y compris dans sa Sharper Rule citée plus haut), l’identité référentielle.

La dernière objection de Porter concerne l’exception rencontrée dans le P.Oxy.3.486,6 (131 AD): τῷ π̣α̣τ̣[ρ]ὶ̣ [καί τι]ν̣[ι] δανε[ι]στῇ. Wallace est obligé de faire de pronom indéfini τι]ν̣[ι] un… *article indéfini, ce qui n’existe pas en grec (p.831 ; cf. Wallace 2009 : 131 : « [there] is no violation of  the rule since another ‘article’ has interfered ».) Là encore, l’explication est douteuse.

b) Le jugement de Porter et ses implications

Porter en vient à la conclusion assez évidente que l’étude est biaisée par des considérations théologiques, un « agenda théologique » :

Here I believe we see the reason for Wallace’s work – to justify a particular interpretation of the Christologically significant texts (i.e. Titus 2.13 and 2 Pet 1.1). (p.831)

La charge est rude, et l’on pourrait croire, injuste. Il est vrai que Wallace cède parfois à des facilités : telle exception ne reflète pas un état pur du langage, telle exception ne peut en être une parce qu’elle serait alors la seule, telle autre exception est due à un pronom indéfini qui fait office *d’article indéfini… Pas évident d’acquiescer à ce type d’arguments sans broncher.

Il est d’ailleurs important de souligner que Wallace, dans sa Greek Grammar Beyond the Basics termine son analyse de la règle de Sharp, et par-là même la rubrique consacrée à l’article en grec, par cette affirmation péremptoire :

On the other hand, Sharp’s rule has also been misunderstood, the net effect being to lessen certainty as to its value in christologically pregnant texts. It has been applied only with great hesitation to Titus 2:13 and 2 Pet 1:1 by Trinitarians in the past two centuries. However, a proper understanding of the rule shows it to have the highest degree of validity within the NT. Consequently, these two passages are as secure as any in the canon when it comes to identifying Christ as θεός. (ESNT : 290)

« Secure », je ne le pense pas, loin de là. Il ressort néanmoins de cet aveu que ces textes ne pouvaient être étrangers à sa démarche (et ce n’est pas un jugement critique : toute recherche académique procède initialement d’un problème auquel on ne saurait être indifférent, et que toute la rigueur méthodologique n’occulte qu’imparfaitement).

Si la charge de Porter paraît rude, elle ne l’est pas tant, car Wallace ne contestera pas son agenda théologique dans sa réponse : il l’assumera explicitement (« Fourth, it is quite true that I was motivated by Christological concerns in writting the monograph. » JETS 56.1, 2013 : 91)

D’ailleurs pour être juste, Porter en a également un… Lui qui dit « Wallace strangely states that »(p.831) m’incite à dire à mon tour : Porter, étrangement, déclare :

« What Wallace apparently really wants to do in this volume is theology – that is an, defend the high Christology of the NT through invoking Granville Sharp’s rule is an unexceptionnal way that proves that at least two NT references indicate that Jesus is God. That is apparently why he frames his discussion with theological considerations (pp.20 and 27-30). However, Wallace must do so at a price that disfigures Sharp’s rule and the general nature of the discussion. Even though I think that Wallace’s conclusion is right, his method and approach are wrong. (p.831 ; je souligne la dernière partie)

Et là, on commence à tourner en rond. La méthode et l’approche fausses, mais les conclusions exactes ? Wallace aurait beaucoup de chance.

Porter reconnaîtra lui-même être défenseur d’une christologie haute (JETS 56.1, 2013 : 100). Il est donc, comme Wallace, un trinitaire. Il n’est pas sérieux du côté de Wallace de passer en revue un immense corpus grec où la tendance se confirme sans être explicable linguistiquement ni dans son application, ni dans ses exceptions, avec un tel paradigme en tête, car il est évident que la désambiguïsation de certains textes n’est qu’à la hauteur du paradigme mental qui la décrypte (le contexte n’est pas toujours suffisant). De l’autre côté, il n’est pas très sérieux de la part de Porter d’appuyer la conclusion tout en contestant la méthode. Bien sûr, on peut parfaitement arriver à une conclusion exacte en faisant n’importe quoi, par hasard ! En l’occurrence, il est évident que Porter appuie la conclusion de Wallace sur la base d’autres versets. Le problème, c’est qu’aucun autre verset ne pose le problème sous l’angle de  l’identité de référence (la tendance est plutôt inverse : Dieu est Un, inter alia : Marc 10.18, 12.29, Jean 8.41,Romains 3.30, 1 Corinthiens 8.4, 6, Galates 3.20, Éphésiens 4.6, 1 Timothée 2.5, Jacques 2.19). Que Jésus soit appelé θέος est une information qu’on peut positivement extraire de Jean 1.1, 18 et peut-être 20.28. Mais cela ne fait pas de lui la deuxième personne de la Trinité ! On est juste renseigné sur sa nature (sur ce point, voir la belle synthèse de Cerfaux 1951 : 387-392, spécialement p.388). Tite 2.13 et 2 Pierre 1.1 sont donc des textes qu’il faut impérativement analyser avec la plus grande minutie, car ils pourraient effectivement appuyer la Trinité : un seul référent, Dieu (le Dieu trin) – et deux personnes. Cela paraîtrait très étonnant au vu des innombrables autres passages qui contredisent cette définition de la Divinité, mais cela pourrait constituer ce que certains aiment appeler des « prémices », prémices d’une compréhension qui germerait, dans la douleur, jusqu’à Nicée. Bien sûr, lire ces deux textes avec de telles œillères, c’est ignorer sciemment tous les passages pauliniens qui 1) distinguent Dieu le Père du Seigneur Jésus, ou 2) appellent le Père Dieu de Jésus, y compris après son incarnation (Romains 1.7, 5.1, 11, 7.25, 8.39, 15.6, 1 Corinthiens 1.3, 6.14, 8.5, 2 Corinthiens 1.2, 1.3, 11.31, Galates 1.3, Éphésiens 1.2, 1.3, 1.17, 6.23, Philippiens 1.2, Colossiens 1.3, 1 Thessaloniciens 1.1, 3.11, 2 Thessaloniciens 1.1, 2, 1 Timothée 1.2, 2 Timothée 1.2, Philémon 1.3, Jacques 1.1, 1 Pierre 1.3, 1.2, Jude 1.21 ; une autre instance contestable mais évidente à mes yeux est 2 Thessaloniciens 1.12, cf. 1.2 – où il n’y a pas d’article tant les référents étaient clairs).

Le texte de 2 Thessaloniciens 1.12 permet d’ailleurs de caractériser lumineusement la méthodologie biaisée par des motifs théologiques de Wallace :

ὅπως ἐνδοξασθῇ τὸ ὂνομα τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ ἐν ὑμῖν καὶ ὑμεῖς ἐν αὐτῷ κατὰ τὴν χάριν τοῦ θεοῦ ἡμῶν καὶ κυρίου Ἰησοῦ Χριστοῦ.

Le premier substantif (θεοῦ) est bien précédé d’un article, mais pas le second (κυρίου) et tous deux sont connectés par καὶ. Il n’y a ni nom propre (θέος et κύριος peuvent être mis au pluriel – c’est ainsi que Wallace distingue les noms communs des noms propres, cf. ESNT : 272 n42 ; il souligne bien que θεός, contrairement à ce que je pense pour certains cas, n’est pas un nom propre). Il n’y a ni ordinaux, ni impersonnels, et les substantifs concernent bien une description « personnelle » (Dieu/Seigneur). Ce verset devrait donc être rangé dans la liste des cas conformes à la règle de Sharp. Mais non (cf. appendice, Wallace 2009 : 296 où il ne figure pas) :

Only by detaching κυρίου from Ἰησοῦ Χριστοῦ could one apply Sharp’s rule to this construction. (2009 : 236)

Et là, une très longue note 6… n’apporte aucun argument probant à l’appui de l’allégation. Par contre, on a droit à un exposé des positions en présence : d’autres exégètes ont bien rangé ce verset dans la liste des cas (R. Bultmann, C. Kuehne, R. T. France), mais pas tous (à des degrés très divers, T.F. Middleton, R. Brown, L. Morris). Il n’y a pas d’argument appuyant l’allégation que « Seigneur » forme une entité unique avec « Jésus Christ » et fonctionne comme un nom propre. Or, cette supposition pose de sérieux problèmes: 1) le segment n’est pas stable (on intercale volontiers un pronom personnel entre « Seigneur » et « Jésus Christ » : cf. Actes 15.26, Romains 5.1, 11, 15.6,30,1 Corinthiens 1.2, 7,8, 10, 15.57, 2 Corinthiens 1.3, 8.9, Galates 6.14, 6.18, Éphésiens 1.3, 17, 5.20, 6.24, Colossiens 1.3, 1 Thessaloniciens 1.3, 5.9, 23, 28, 2 Thessaloniciens 2.1, 14, 16, 3.12, 18, 1 Timothée 6.3, 14, Jacques 2.1, 1 Pierre 1.3, 2 Pierre 1.8, 14, 16, 2.20, Jude 1.4, 17, 21 ; ceci sans compter les passages non pauliniens, particulièrement Révélation 20.6, 22.1,3), 2) en fait, « Seigneur » peut aussi être épithète de « Jésus Christ » ou « Seigneur » (qu’il soit seul ou associé : Actes 2.36, Philippiens 2.11, 2 Pierre 2.20), 3) le fait que χριστός/Χριστός ne soit pas toujours à comprendre comme un nom propre jette le doute sur l’ensemble des instances où il entre en composition avec « Jésus » (instances claires : Actes 2.36, 4.26, 1 Corinthiens 8.6, Philippiens 2.11, 2 Pierre 2.20, 3.18, Jude 1.4,Révélation 11.15,12.10 ; d’ailleurs dans l’esprit des premiers chrétiens, l’idée du Messie ou de l’onction n’était jamais éloigne du nom, cf. Théophile d’Antioche, Ad Autolycum 1.12) et 4) « Seigneur » désigne aussi le Père. Le terme n’est pas intrinsèquement associé à un individu, comme on pourrait s’y attendre d’un nom propre. En fait, le terme est une épithète quand il concerne Jésus (et là il prend souvent l’article), mais nom propre lorsqu’il est associé au Père (en effet, il se substitue au nom divin et ne prend quasiment jamais l’article ; ex. Luc 10.27, Actes 2.39, 3.22, Révélation 1.8, 4.8, 18.8, 19.6, 22.5).

2.2 Acte II : Réponse de Wallace à Porter

J’ignore pourquoi Wallace a attendu trois ans pour répondre à Porter, mais la réponse est parue récemment dans le JETS 56.1, 2013 : 79-91. Il s’explique d’abord sur sa compréhension de la règle de Sharp, mise en doute par Porter – particulièrement sur la notion d’identité référentielle (qu’il défend)/identité conceptuelle (que Porter soutient en lisant Sharp littéralement) :

The TSKS [la construction substantif-καί-substantif] by itself does not speak of referential identity (…). I noted that Sharp meant his principle to be restricted to personal, singular, non-proper substantives in the TSKS and that, when these features were found in the NT, Sharp believed that the construction always implied identity of referents – that is, only one person was in view.  [il renvoie à Wallace 2009 : 47-54] As the title of his book suggests, Sharp felt that he had uncovered a syntactical principle that (…) clearly affirmed the deity of Christ. (p.80 ; je souligne)

Wallace explicite ce que Porter a refusé de voir : Sharp est ambigu, néanmoins il est possible de déterminer ce qu’il pensait de sa règle, et quelles limites il lui reconnaissait. Plus loin, Wallace le dit en des termes enfin précis : « But it must be admitted that Sharp’s language is not as clear as we might like » (p.81). L’objection de Porter portant sur les pluriels fait à mon avis un mauvais procès (et sur ce point E. Abbot a lui aussi commis l’impair), puisque Sharp lui-même avait remarqué que parfois cela fonctionnait, parfois non. Ce qui aurait été plus intéressant à débattre, c’est pour quelle raison cela ne marche pas. Une trop grande place ayant été accordée par Porter au problème concept/référence, Wallace précise sa pensée, en insistant sur la référence qui est bien au centre de la pensée de Sharp. Il objecte par exemple que Porter n’explique pas pourquoi n’importe quelle construction au pluriel ne formerait pas alors une identité conceptuelle (p.81), ou alors pourquoi parfois même les constructions au pluriel sont conformes à la règle de Sharp (p.82) ? Mais l’objection est faible, et la charge de la démonstration n’incombe à Porter. D’ailleurs il est facile d’y répondre. La fonction copulative du καί établit nécessairement un lien, même des plus improbables (par exemple en Matthieu 21.12 : τοὺς πωλοῦντας καὶ ἀγοράζοντας : les vendeurs et [les] acheteurs, ne sont pas les mêmes personnes, et le lien est ténu, mais on voit bien qu’il s’agit des les personnes fréquentant le parvis du Temple ;  dans le cas d’expression plus consacrée, comme οἱ γραμματεῖς καὶ οἱ Φαρισαῖοι, ex. Luc 11.53 : les scribes et les Pharisiens, l’article n’est pas toujours utile tant les référents sont connus, ex. sans article : γραμματεῖς καὶ Φαρισαῖοι, Matthieu 23.13 : scribes et Pharisiens ; cependant, quand il était question de deux référents distincts, à l’occasion, l’article était nécessaire : ex. Marc 2.16 : οἱ γραμματεῖς τῶν Φαρισαίων, les scribes d’entre les Pharisiens [il y a des variantes mais c’est le texte retenu dans le NA28 et le SBL GNT]. Ceci démontre, si besoin était, que l’article ne s’imposait que rarement, et son absence n’a pas une force sémantique totalement prégnante : le contexte, la force sémantique des substantifs eux-mêmes et éventuellement le contexte, permettent plus  sûrement de juger de la référence).

Il est ainsi regrettable qu’une bonne portion de sa réponse soit consacré à ce faux problème.

Wallace cite (p.83) les textes représentatifs suivants : 2 Corinthiens 1.3, 11.31, Éphésiens 6.21,Philippiens 4.20, Hébreux 3.1, Jacques 3.9, 2 Pierre 2.20,Révélation 16.15. Pour moi ces textes ne posent pas de problème et ont bien un référent unique. Le problème c’est qu’aucun n’a de portée christologique, et lorsqu’il s’agit de Dieu, θεός est toujours épithète, de surcroît en association avec une autre épithète courante, Père : πατήρ. Il n’est donc pas, dans ces cas, un nom propre, ce qui le qualifie pour être dans la liste de Sharp, mais à mon sens cela rend discutable un passage comme Tite 2.13 où θεός  n’étant pas associé aussi clairement, il est possible de facto d’y voir un nom propre (σωτήρ étant plutôt l’apanage du Christ, x.8-10, cf. Luc 2.11, Éphésiens 5.23, Philippiens 3.20, 2 Timothée 1.10, Tite 1.4, p.ê. 2.13, 3.6, p.ê. 2 Pierre 1.1, 2.20, 3.18 ; ce n’est pas à dire que σωτήρ ne s’associe pas avec θεός [x8, surtout chez Tite d’ailleurs – mais cf. Tite 1.4, 3.6-, cf. Luc 1.47, 1 Timothée 1.1, 2.3, Tite 1.3, 2.10, 3.4, Jude 1.25], mais c’est moins évident que θεός avec πατήρ ; et bien sûr πατήρ ne s’associe jamais avec Ἰησοῦς).

Dans sa réponse, Wallace prend la peine de faire (p.83-84), à nouveau, un court historique des personnes qui ont mal compris Sharp (comme G. Blunt), ou ceux qui l’ont mieux compris (comme Winstanley -et lui-même). Suggère-t-il que Porter a mal compris Sharp ? En effet (p.86).

La discussion s’étend encore inutilement sur le non sujet des pluriels (et quelques logomachies – p.85 – sur « or », « i.e. », « e.g. » où Porter et Wallace sont en fait d’accord mais s’accusent mutuellement d’incompréhension…), avec pour seul intérêt une citation de Middleton tentant d’expliquer la raison du distinguo entre singulier et pluriel (mais jugez par vous-mêmes de la faiblesse extrême de l’argument).

La deuxième objection à laquelle Wallace répond est plus intéressante. Porter lui ayant reproché d’exclure les génériques là où Sharp ne faisait pas de distinguo, Wallace admet :

I admit that my own language was imprecise on this point, for I spoke of modifying Sharp’s rule, when technically I was modifying the componential requirements for adherence to the semantics of the rule. (p.87)

Je ne veux pas être désagréable mais c’est un peu la même chose, et je ne suis pas persuadé que c’est à ce genre de clarification technique que pensait Porter : ce dernier encourage en effet Wallace à être linguistiquement plus rigoureux, mais en l’occurrence la précision me paraît futile, même si elle est techniquement exacte. Pourquoi futile ? Sharp ne l’entendait pas ainsi. Il faut donc modifier les conditions d’application (les « componential requirements »). Ce n’est plus du Sharp, c’est du Wallace (même si Wallace soutient que cela est « what I believe Sharp envisioned »). Car Wallace s’accroche à une classe de singulier, en en excluant une. Mais Porter fera plus tard sur le sujet des singuliers une précision fondamentale disqualifiant toute chicanerie sur l’exclusion des génériques.

Sur le singulier générique, Wallace se défend de disqualifier Proverbes 24.21 : « on a deep structure level is no exception to Sharp’s principle ». Mais son attitude est ambivalente, difficile à cerner. C’est bien ce qu’il a fait (cf. plus haut la citation de 2009 : 126-127). Et même dans sa note 32 p.88, il parle bien de l’exemple tiré de la LXX comme d’une « exception ». Alors ?

Wallace se défend ensuite des objections rencontrées en dehors du corpus biblique. Il soutient qu’il modifie Sharp « on the basis of both sound linguistic principles and extant data » (p.88). La réponse n’est pas précise tant s’en faut, mais la note 33 est amusante car Wallace cite Middleton pour appuyer sa position, quand ce dernier n’a rien de mieux à affirmer comme « sound linguistic principle » que « even the best authors did not follow their normal practice with reference to the article ». C’est facile. Peut-être. Mais on peut en dire autant, si ce n’est plus, des auteurs du NT – qui non seulement ont parlé l’araméen pour la plupart, mais de plus n’ont pas un usage aussi mécanisé de l’article qu’on souhaiterait (cf. plus haut, mes exemples de pluriel articulés ou non, qui procèdent moins de la syntaxe savante que de la sémantique de base, du contexte). Tout cela, bien sûr, c’est sans compter les multiples variantes qui affectent l’article – et qu’il n’est pas toujours possible de démêler avec certitude.

S’ensuit une discussion sur les violations de la règle chez les Pères, qui curieusement n’apparaissent que dans des passages christologiques controversés. Wallace souligne avec raison que ces Pères étaient empêtrés dans des querelles christologiques (pp.88-89) – qu’il explique par leur progressive compréhension et articulation de la Trinité (p.89). Mais là encore, je dois protester. Wallace remarque : « Such violations of Sharp’s canon were rare, however, and always included members of the Godhead by orthodox writers » (p.88). Pourtant, il ne tire pas la conclusion qui me paraît s’imposer : non, ce n’est pas l’élaboration du dogme trinitaire qui explique le distinguo des « personnes de la Divinité » (en parlant ainsi, il est tout à fait dans l’anachronisme et l’agenda théologique). Les référents étaient encore assez clairs. Les membres de la Divinité (à l’époque, deux personnes seulement : Dieu et Jésus), sont en fait des noms propres, des personnes clairement distinctes.Dieu n’était pas encore le Dieu trin mais le Dieu Un (ou, le Père). Il ne pouvait pas y avoir de confusion tant qu’aucune définition de trois personnes en une Divinité ne venait semer le trouble.

Wallace traite ensuite de l’accusation d’agenda théologique, qu’il reconnaît tout en précisant que, même si on écartait Tite 2.13 et 2 Pierre 1.1, sa croyance en la divinité de Jésus (je précise : une divinité conforme au dogme trinitaire, et non pas seulement une divinité en tant que telle) n’en serait pas affectée (p.90). Il précise néanmoins que les conclusions n’ont pas été posées comme présuppositions au début de sa recherche.

Enfin, Wallace termine sa réponse en rappelant que pour lui, Porter n’a pas compris « the semantics and components of Sharp’s principle, yet he canonized the rule as if to say that I could not modify it in light of linguistic theory or empiracal data; he incorrectly assumed that because I recognized theological import in the TSKS construction I must have frontloaded my theological convictions onto the text » (p.91).

La première affirmation est contestable. A mon avis, le travail de Wallace n’a pas consisté à tester linguistiquement le champ d’application de la règle de Sharp qu’à examiner des corpus pour en trouver un champ d’application recevable. Nuance. La méthode (disqualification des exceptions sans caractérisation linguistique au plan théorique), et même le language (quand Wallace déclare qu’il faut modifier « still further » la règle, ou qu’en l’espèce « it may or may not apply », ou encore « rarely »), me donnent l’absolue certitude qu’il s’agit moins d’un travail herméneutique qu’apologétique. Non que Wallace défende Sharp à tous les niveaux. Mais il voudrait faire croire qu’il a mis en évidence la bonne manière de comprendre Sharp quand en fait, c’est lui le nouveau Sharp. De plus il n’a pas réussi à vraiment convaincre sur une règle, mais plutôt une vraie tendance du langage – tendance impossible à figer dans le marbre, mais qu’il serait souhaitable de traiter plus techniquement (peut-être la monographie de R. D. Peters, The Greek Article: A Functional Grammar of O-items in the Greek New Testament With Special Emphasis on the Greek Article, à paraître prochainement chez Brill (2014), fournira des considérations  plus convaincantes ; c’est à espérer !).

La réponse de Wallace m’apparaît un peu décevante, insatisfaisante. Non que Wallace ne parvienne pas à s’exonérer de jugements un peu rapides de Porter : Wallace me paraît avoir mieux compris Sharp que Porter (même si à l’occasion il confond Sharp avec sa redéfinition de Sharp). Mais la discussion reste superficielle, et n’apporte donc pas grand-chose aux textes christologiques qu’elle est censée éclairer. Wallace ne parvient pas non plus à convaincre que sa démarche est linguistiquement fondée. Il montre juste que sa redéfinition de Sharp fonctionne bien, surtout dans le NT, mais sans plus.

Il est difficile également de se forger une juste opinion de sa démarche. Celle de Sharp paraît biaisée. La sienne est académique, plus nuancée ponctuellement, mais il est difficile de croire que les motifs théologiques n’ont pas interféré à des moments cruciaux. Ce qui me fonde à le  penser, c’est l’évacuation des exceptions « prouvée » par un improbable faisceau dirigé sur la compréhension qu’il faudrait avoir de la règle de Sharp. Je ne dirais certainement pas que l’étude est malhonnête, mais comme souvent, elle est à prendre avec les plus grandes pincettes quand il s’agit de textes christologiques sensibles, pour la simple et bonne raison qu’il est évident que ces cas ne sont pas des illustrations d’une théorie linguistique en définition, mais la finalité d’une herméneutique apologétique plus ou moins fondée sur une mixture de données linguistiques et empiriques.

2.3. Acte III : Réponse de Porter à Wallace

Le quasi dialogue figure toujours dans la même revue, JETS 56.1, 2013 : 93-100. Porter signale en premier lieu qu’il estime anormal 1) la coupe que les éditeurs du JETS avaient imposé à sa review (c. 4100 mots → 2700), 2) la réponse disproportionnée et répétitive de Wallace (c. 7200 mots), et 3) le fait que Wallace ait le dernier mot dans la revue (p.93). Sur ces points je reconnais que la réponse de Wallace est assez répétitive (surtout sur le non sujet des pluriels).

Ce qui semble faire sortir Porter de ses gonds, c’est que Wallace « endorses a revised and narrowed form of Sharp’s rule not only as valid, but as an ‘absolute principle of NT grammar’ (p.233) » (p.93). Porte questionnaire la validité de la règle dans le NT, sans appuyer sa remarque, et insiste sur son invalidité (absolue) hors du NT.

La première réponse de Porter porte sur le fait que Christ n’est pas forcément un nom propre chez Paul (Wallace considère que Christ n’est pas forcément un nom propre dans les évangiles, mais qu’il l’est chez Paul). Nous avons plus haut des preuves du contraire. Ainsi, Éphésiens 5.5, dit-il, pourrait constituer, avec d’autres versets similaires (comme  1 Timothée 5.21 et 2 Timothée 4.1), des exceptions notoires au sein du NT. La dernière partie du verset se lit ainsi : ἐν τῇ βασιλείᾳ τοῦ Χριστοῦ καὶ θεοῦ, dans le royaume du Christ (ou du Messie) et de Dieu. Si Χριστοῦ est pris pour un nom commun (messie ou Messie), alors la règle de Sharp s’applique mais le verset serait difficile à expliquer. Voilà pour l’objection de Porter. Mais en l’espèce, rien ne permet d’établir de certitude : de plus, Christ me paraît bien être un nom propre ici ! Sharp et Middleton qui pensaient faire de ce verset une preuve de la divinité du Christ étaient donc loin du compte (cf. Stafford 2000 : 384 sq.).

Les deux autres cas présentent une particularité qui n’est pas relevée :

1 Timothée 5.21 : Διαμαρτύρομαι ἐνώπιον τοῦ θεοῦ καὶ Χριστοῦ Ἰησοῦ καὶ τῶν ἐκλεκτῶν ἀγγέλων 

2 Timothée 4.1 : Διαμαρτύρομαι ἐνώπιον τοῦ θεοῦ καὶ Χριστοῦ Ἰησοῦ τοῦ μέλλοντος κρίνειν ζῶντας καὶ νεκρούς …

Tout comme Éphésiens 5.5, Wallace explique ces textes par le fait que « Christ » soit à considérer comme un nom propre. Mais pour le cas de 1 Timothée 5.21 (et 2 Timothée 4.1 lui est proche), il ne dit mot de l’énumération (« multiple substantives » pour ses propres termes) dans laquelle le troisième membre est bien en « unité conceptuelle » avec le deux premiers : on prend Dieu, Jésus, et les anges, à témoin. Il n’y a pas d’instance de ἐνώπιον non suivi d’un article (exception faite du cas particulier d’Actes 27.35). L’article précédant θεοῦ ne dit donc rien de la nature commune ou propre de θεοῦ (tandis que si le segment ἐνώπιον θεοῦ était d’usage, θεός serait très probablement nom propre).  Plus curieuse est l’absence d’article devant Χριστοῦ (on comprend ἐνώπιον τοῦ Χριστοῦ et on attendrait volontiers τοῦ Χριστοῦ), mais on sait bien sûr que son économie est un usage fréquent. On se demande alors pour quelle raison l’article figure ensuite devant ἐκλεκτῶν ἀγγέλων. Mais Wallace se contente de disqualifier ce type de textes pour la seule raison que tout nom propre interfère avec la règle de Sharp – y compris donc quand il y a un lien fort entre les trois substantifs. Mais la syntaxe n’est pas élucidée et ce genre de considérations empiriques nuit à la crédibilité d’ensemble. On aimerait une explication ! Personnellement, je n’ai pas de peine à me figurer en 1 Timothée 5.21 que les deux premiers substantifs soient des noms propres. Mais il manque une explication rationnelle qui donnerait du poids à l’exclusion des noms propres dans ce type d’énumération (des « mixed constructions » selon Wallace).

Ensuite Porter objecte ce qui me paraît être un des points les plus importants :

The second difficulty is that Wallace does not thoroughly or convincingly discuss the notion that θεός (God) might be a proper name (pp. 251-55). His reasoning against it includes plurality and use of the article, rules arguably more pertinent in English than to Greek. (p.94)

Pour Wallace, θεός n’est pas un nom propre en raison de l’usage de l’article, et de la possibilité de le mettre au pluriel (2009 : 251-255). Le problème, c’est que le décompte ne donne pas forcément raison à ses allégations.

Considérons les cas de θεός non précédé d’un article dans le NT (a priori donc, θεός y est nom propre) :

Nombre d'instances de θεός non précédé d'un article dans le NT (x<strong>334</strong>)

Nombre d’instances de θεός non précédé d’un article dans le NT (x334)

Bien plus nombreuses, voici les instances de θεός articulé (θεός y est plus souvent nom commun, mais y est aussi nom propre) :

Nombre d'instance de θεός précédé d'un article dans le NT (x1069)

Nombre d’instance de θεός précédé d’un article dans le NT (x1069)

On remarque facilement combien l’usage de « Dieu » absolument oriente vers une compréhension différente de celle de Wallace. Chez Paul, « Dieu » figure plus de 200 fois sans article (entre 201 et 217 selon qu’Hébreux est inclus ou non) – proportionnellement davantage que dans les autres corpus. Or de l’aveu de Wallace « proper names are usually anarthrous (since they need no article to be definite » (2009 : 252 ; Abel parle « d’arbitraire des auteurs » 1927 : §29 d, p.122). On ne peut donc nier absolument que θεός puisse être un nom propre chez Paul, bien que notre deuxième graphique montre aussi un usage étendu du terme comme nom commun (cela dit, bien que nous n’ayons pas dépouillé les 1069 instances, il est bien certain que l’article peut également précéder θεός-nom propre, dans la mesure où l’article joue souvent un rôle purement syntaxique, essentiellement aux cas obliques). Je suis donc assez d’accord avec Porter quand il estime : « I do not believe that he has defended suffciently well his more limited rule (…) » (p.94).

La deuxième critique de Porter est plus générale, et concerne l’usage trop modéré de la linguistique dans le travail de Wallace, particulièrement dans son exposition à la littérature récente, et son usage de termes vagues (pp.94-95). Je ne m’étendrai pas sur ces points : à vos lectures. De même la troisième critique, assez rude, porte sur la bibliographie (trop datée), les digressions de Wallace et ses notes trop longues qui n’apportent pas grand-chose (j’ai pu vérifier quelques cas probants). Porter est sans concession et va jusqu’à penser que Wallace fait étalage de son érudition (p.95). De mon côté, je pense plutôt qu’il s’agit d’appuyer les arguments les plus faibles, et de leur donner coûte que coûte de la consistance. Porter enchaîne sur une non moins sympathique critique : Wallace s’exprimerait dans un « poorly written English » (p.96). Peu utile à la discussion, et discutable. Porter le qualifie même de « fourbe » (« disingenuous », p.96) – mais il va trop loin.

Porter se livre ensuite à des considérations à mon avis en grande partie inutiles, puisqu’il repose le problème de la référence, de l’ambiguïté de Sharp, et des pluriels (pp.96-97). Il formule enfin ce qui est l’évidence : il pourrait bien y avoir une « Wallace’s rule » (p.97). Porter pourrait bien avoir raison quand il soutient que Sharp considérait les pluriels et les noms propres comme conformes à sa règle, tout en reconnaissant qu’il y avait alors de nombreuses exceptions :

Wallace contends that Sharp means by this « grammatical features that are outside the scope of the rule. » That is what Wallace wants it to mean, but unfortunately that does not appear to be what Sharp means. Sharp indicates that the exceptions are grammtically in conformity with the rule, and in many instancesn semantically as well, but that the exceptions he knows are of these types. (p.97).

Mais Wallace essaie de plaquer sur Sharp sa redéfinition restrictive. C’est en cela que l’argument de Porter prend toute sa valeur… bien qu’il aurait été plus constructif d’oublier ce point et se concentrer sur la validité de ce que j’appelle la Wallace’s Sharper Rule.

Porter enchaîne à nouveau sur l’ambiguïté de Sharp, qui est décidément dramatique.  Il souligne que Blunt fit une objection à Sharp avec le verset de 1 Timothée 6.13 : παραγγέλλω [σοι] ἐνώπιον τοῦ θεοῦ τοῦ ζῳογονοῦντος τὰ πάντα καὶ Χριστοῦ Ἰησοῦ. Or, et très significativement (cf. p.98 note 11), non seulement Sharp reconnaît que deux personnes sont en vue, mais aussi et surtout il n’explique pas le cas, comme ferait Wallace, par l’interférence d’un nom propre. Bizarre s’il entendait réellement que la structure de sa construction les excluait (ce qui est différent de sa connaissance des exceptions entre autres de ce type). Problème : Wallace ne parle pas de ce texte (cf. 2009 : 341) ! Donc Porter a absolument raison de remarquer : « Third, there may be a need to separate structure and semantics, but it does not appear that Sharp makes it » (p.97 – je souligne ; ce qui est à mettre en parallèle avec la concession de Wallace, vue plus haut, qui disait qu’il a moins modifié la règle de Sharp que « the componential requirements for adherence to the semantics of the rule ». Ainsi Wallace pense que Sharp avait pratiquement une analyse aussi fine que la sienne, quand on peut démontrer qu’il n’en est rien).

La réponse de Porter se poursuit avec les Vindications de Winstanley :

I still believe that the grounds for Wallace’s rejecting the objections of Winstanley and wishing to restrict the rule are not always well founded.

 Sur ce point aussi, comme j’espère que ce qui précède le démontre ou en donne une idée, je suis de l’avis de Porter. Wallace n’est pas dans une optique herméneutique « vierge », mais il adapte la règle, ou la compréhension de la règle, au fur et à mesure des objections. Or Winstanley soulève d’épineux problèmes avec ses objections. Dans le cas des singuliers génériques par exemple. Wallace admet que Sharp ne les exclut pas (p.98), mais « is contending that singular generics are semantically plural, and hence should not be included and do not contradict Sharp’s rule » (p.99). Sur ce point, il croit trouver un support en la personne de Winstanley, mais qui s’avère inexistant (p.99 note 13). Ce qui est surtout important, c’est la définition proposée par Porter :

A generic singular is used, not because there may not be many examples of it, but so that one can be used to stand for or serve as an example of more than one. (p.99)

C’est typiquement ce genre de clarification linguistique qui met en défaut certaines explications douteuses de Wallace : en confondant sémantique (le sens pluriel des génériques) et linguistique (la fonction des génériques et leur caractère intrinsèquement singulier), Wallace introduit pratique empirique et subjectivité, ce qui ne saurait convaincre (ni pour l’explication des exclusions, ni pour la validité de la tendance).

Porter accuse Wallace d’exclure Proverbes 24.21 sur la base du singulier générique (p.99), mais ce n’est pas exact : en fait Wallace est un peu ambigu. Il dit que c’est probablement une faute de syntaxe (« a solecism », « almost surely tied to the LXX as translation Greek » 2009 : 127). Et on sait qu’il exclut le grec non natif. Il devrait donc exclure Proverbes (encore que ce point soit discutable, cf. Stafford 2000, 2010). Mais il dit le contraire juste après : « Or, more likely, the construction mixes an individual (God) with a generic class (king), and thus on a deep structure level is no exception to Sharp’s principle. Thus, we might modify Sharp’s rule still further by saying that rarely (possibly once – so far) translation Greek will violate the rule (…). » (ibid). Donc il reconnaît bien que ce passage particulier, qu’il croit être le seul, enfreint la règle, et ce sur la base non du générique, mais du grec de traduction.

Porter s’étonne à nouveau, et à raison, du fait que Wallace disqualifie trop légèrement Hérodote ou les Pères : pour le premier, en affirmant qu’une énumération « est susceptible, ou non, de suivre la règle » (nous voilà bien avancés !), et pour les seconds, selon les mots de Porter, « he now wishes to see evidence that the rule is not followed by patristic writers also as support of the rule » (p.99).

Jusqu’à la fin de sa réponse, Porter n’a de cesse d’inculper Wallace et sa « restricted view of Sharp’s rule » (p.100) – il ne concède décidément pas le droit à Wallace de l’amender alors qu’elle est fausse (ou à tout le moment, très faussement formulée) !

Il conclut en ces termes :

I remain unpersuaded that Wallace, though I agree with his theological conclusions, has done Sharp’s rule great service in this monograph. Instead, I think that he has made the issues more problematic, especially in light of his overall unconvincing explanations of a range of texts and issues. (p.100)

Là encore c’est rude. Je pense pour ma part que le grand mérite de la monographie de Wallace, c’est d’avoir collecté les données systématiquement, et pratiquement exhaustivement. Si l’analyse exégétique, colorée par des considérations théologiques évidentes, est parfois fort discutable, des pans entiers (l’historique, le dépouillement, la plupart des analyses) sont de grande valeur. Cela a eu le mérite de remettre Sharp au goût du jour, de le dépoussiérer en bien des endroits, de le clarifier, et en l’amendant, de le dénaturer. Mais ce n’est pas grave : ce qui m’importe le plus, c’est l’efficience de la règle plutôt que sa paternité. Avec la vision étroite du champ d’application de la règle prônée par Wallace, la règle du coup fonctionne mieux. Ce qui est regrettable, c’est qu’elle ne fait que confirmer un fait, une tendance, que les lecteurs assidus du NT en grec connaissent depuis longtemps. Tout le monde n’étant pas à même d’expliquer théoriquement ce sentiment, une monographie consacrée au sujet aurait dû traiter plus sérieusement les contre-exemples. Je le répète une dernière fois : on sait que cela marche, mais on ne sait pas très bien pourquoi. On sait aussi que, des fois, cela ne marche pas, là aussi on ignore pour quelle raison. Pour ma part je ne prétends à aucune expertise, tant s’en faut, en la matière. Mon intuition est que si, comme j’ai lourdement insisté dans mon ouvrage sur Philippiens 2.6 (« Infinitif articulé et marquage syntaxique », 2010 : 119 sq.) l’article en grec peut servir entre autres à encoder une fonction syntaxique (surtout aux cas non obliques), ce n’est pas du côté de l’article qu’il faut chercher, cette fois, la solution – et donc ce n’est pas la syntaxe mais la sémantique qui doit primer.

2.4. Acte IV : Réponse finale de Wallace à Porter

Le journal ayant donné le dernier mot à Wallace (JETS 56.1, 2013 : 101-106), Wallace réitère ce qui est le fond du désaccord entre les deux parties, à savoir lequel a vraiment compris Sharp :

Porter still does not grasp Sharp’s rule or the evidence for its modification that I argued for in my monograph. (p.101)

Je suis assez d’accord avec cette affirmation, mais avec une réserve : en fait tantôt Wallace soutient laborieusement que Sharp comprenait la règle comme lui, tantôt il modifie Sharp plus ou moins sans complexe (et là, c’est tellement plus simple !). Dans les cas où il modifie vraiment Sharp, sa réplique à Porter est recevable. Dans les cas où il subodore ce que Sharp « envisioned » dans son ambiguïté, il y a matière à soutenir Porter, voire à sourire.

Wallace se défend bien sur les remarques les plus acerbes de Porter (bibliographie, style ; p.102) – il faut dire que les remarques étaient rudes. Sur la faiblesse de la composante linguistique dans son travail, ses arguments peuvent s’entendre dans l’absolu :

First, he speaks about my general lack of knowledge of modern linguistics, but then says that “Wallace still limits his use of linguistics—even though he wants to make linguistic judgments, that is, systematic judgments about how language works” (ibid.). Here he tacitly equates modern linguistics with “how language works”; the two are not the same. If they were, then no one for the last nineteen hundred years—until very recently—could claim to understand the Greek NT, let alone the myriad other ancient Greek texts. Second, this reveals a fundamental problem that I have with some linguists today: they tend to see grammarians as antiquated whose usefulness for understanding language has become irrelevant. The grammarians I know recognize that linguists, including Porter, make a valuable contribution to the study of  language, but that they also tend toward prescriptivism (even though that charge is anathema to linguists), while grammarians tend toward descriptivism. The grammarian who is true to his or her calling examines the data as fully as possible and from the data offers insights as to how the language in question is working. (p.102)

Mais décrire un phénomène – même après avoir examiné un large corpus – ne suffit pas pour en caractériser la nature, et subséquemment élaborer un principe exportable en théologie. Autrement dit, et sur un sujet aussi important, on ne peut se contenter de décrire les phénomènes, et de proposer des explications empiriques : le socle théorique est fondamental, et il doit être solide. Sinon, plutôt que de décrire « comment le langage en question fonctionne », on illustrera seulement comment il fonctionne « souvent ». Rien de bon pour les passages christologiques sensibles, où d’autres grammairiens émettent d’autres descriptions (ex. Moule 1971 : 109-110 sur Tite 2.13 : même si Moule penche pour une référence au Christ, il reconnaît que deux traductions sont possibles ; voir aussi S. Porter lui-même, 1992 :110-111). Sans une approche prescriptive, le grammairien peut se confiner à des considérations à valeur statistique. C’est bien ce qu’on a pu relever, par ailleurs, chez Colwell, Harner et Dixon au sujet de Jean 1.1c.

Wallace continue encore sur deux pages à expliciter sa compréhension de Sharp (et il est manifestement plus précis que Porter, et plus généreux en citations permettant de se faire une idée de sa familiarité avec l’opuscule en question). Mais parfois il émet des considérations qui surprennent. Sur 1 Timothée 5.21 vu plus haut, il cite Sharp qui défend une seule et même personne en référent (p.104 ; Wallace cite l’édition de 1907 : 39n ; cf. dans l’édition de 1903 : 41 la conclusion christologique hautement contestable de Sharp), mais on est surpris de voir que cette citation est mentionnée pour appuyer sa compréhension de Sharp quand manifestement il n’est pas d’accord avec lui, puisqu’il ne retient pas ce verset dans sa liste (2009 : 297). Il cautionne par là-même l’approche descriptive subjective et empirique : « He appeals to nothing else here but what he perceived to be the required semantics of his rule » (p.104). Mais qu’est-ce que sa perception de la « sémantique » si ce n’est son agenda théologique ?

Wallace continue jusqu’en p.105 à se faire l’avocat de Sharp quand enfin il aborde un point intéressant : à la critique de Porter d’éluder les problèmes de violation de la règle chez les Pères, Wallace rétorque : « But this is to slide over the major point I made about the patristic exceptions. I note that the only violations to Sharp’s rule that I could find in the early patristic literature were when they spoke of the members of the Trinity. » (p.105) Et là on se demande, mais quel argument sérieux va-t-il avancer pour faire de ces Pères qui enfreignent la règle une nouvelle preuve de la règle ?

L’argument est le suivant :

The very subtle distinction between ‘person’ and ‘being’ could hardly be expected of these writers. Hence, to identify the Son with the Father was, in one sense, perfectly orthodox. More than likely these final proof texts on which Winstanley rested his case only demonstrate that the early fathers were in the midst of hammering out a Christology that had to await another century or two before it took final form. (p.105-106)

Il est vrai que nombre de Pères furent embourbés dans des controverses christologiques qui rendent suspectes leur définition et formulation de bien des concepts (fait qu’on oublie bien vite en d’autres circonstances, mais en l’espèce c’est assez arrangeant). A suivre l’opinion de Wallace, avec laquelle je suis d’accord en fait, il faudrait se priver de la tradition patristique dans les études exégétiques. Mais l’idée est isolée, on en conviendra… Et puis, il faut distinguer considérations théologiques et usage de la langue – et n’est-ce pas là le rôle descriptif incombant au grammairien (même si alors il faut être des plus perspicace) ? Je reste donc mitigé sur cet argument, qui renvoie, en définitive, à la nécessité de revoir tout le corpus à la lumière d’une approche à la fois descriptive et prescriptive.

3. Conclusion

Cet échange entre deux spécialistes du grec biblique est assez frustrant : il n’est pas très sympathique, et les parties ne sont pas non plus très à l’écoute l’une de l’autre. Clairement, des motifs théologiques interfèrent gravement avec l’analyse grammaticale ou linguistique. Porter a globalement tort de contester l’approche de Sharp opérée par Wallace. Et d’ailleurs la passation d’arguments sur ce point est stérile et prive de l’examen de l’essentiel : les exemples et les contre-exemples. Ces quatre échanges apportent finalement peu, et chaque partie campe ostensiblement sur ses positions.

En tout cas ces discussions, et la plongée qu’ils m’ont forcé à faire dans les écrits de Sharp, Winstanley, Middleton, Wallace ou Stafford principalement, m’ont persuadé d’un fait dont j’arrivais à douter (je connaissais Wallace 2009 mais je l’avais lu en diagonales et je le pensais mieux articulé et argumenté) : Tite 2.13 et 2 Pierre 1.1 ne sont pas des textes dont l’analyse effectuée jusqu’à présent soit satisfaisante. La revue de l’immense corpus ne permet pas d’être affirmatif, moins encore quand on découvre avec quelle méthode biaisée et quels arguments douteux ce qui ne colle pas au présupposé a été raccommodé. Il suffit de se plonger dans le Thesaurus Linguae Graecae pour découvrir des instances dissonantes (où l’on peut découvrir avec un peu de chance, au détour d’une phrase, la compréhension réelle qu’un auteur pouvait avoir d’un verset – comme chez Sozomène). Il y en a sûrement d’autres (il m’a semblé en voir une chez Théophile d’Antioche, Ad Autolycum ; j’y reviendrai si cela se confirme).

Sans doute ces versets d’importance feront l’objet d’investigations ultérieures. Pour Tite 2.13 (ἐπιφάνειαν τῆς δόξης τοῦ μεγάλου θεοῦ καὶ σωτῆρος ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ), on sait que la manifestation ou épiphanie sera celle du Christ (2 Thessaloniciens 2.8, 1 Timothée 6.14, 2 Timothée 1.10, 4.1, 8). Christ pourrait donc bien être ce μεγάλου θεοῦ, par surenchère vis-à-vis du culte des empereurs (qui recevaient de gré ou exigeaient les ἰσόθεοι τιμαί ; cf. 1 Corinthiens 8.5, Stafford 2000, 2010 et Fontaine 2007 : 244-245) et conformément à l’usage courant à l’époque de la tournure « grand Dieu ». Certains prétendent d’ailleurs que Christ pourrait moins être le grand Dieu que la « gloire du grand Dieu » (ce qui se conformerait bien avec ce qu’on sait de Jésus par ailleurs, ex. 1 Pierre 4.13, 5.1).

Ce qui est certain, c’est que la divinité du Christ ne devrait pas être une grille de lecture déformante des textes du NT. Car à la Divinité on peut donner des interprétations et définitions fort diverses, et ce qui transparaît à mon sens chez les apologètes trinitaires, c’est une fâcheuse propension à confondre divinité et Trinité.