09/04/2020

τὸ πνεῦμα… πνεῖ (Jn 3.8)

   Le style johannique se distingue entre tous par un procédé littéraire savoureux, la « technique du malentendu » (Joh 2.19-22, Joh 3.3-5, Joh 4.31-34, Joh 6.32-35, Joh 7.33-36, Joh 8.21-22, Joh 8.31-36, Joh 8.56-58, Joh 11.15-16, Joh 11.23-25, Joh 12.28-29, Joh 14.4-6, Joh 14.8-9 ; cf. Vouga 1997 : 32, Reynolds 1998 : 151). Si les spécialistes sont divisés sur une définition exacte du procédé et le décompte de ses instances, il n’a échappé à personne que l’évangéliste Jean introduit souvent les discours par des quiproquos illustrant l’ignorance des chefs religieux juifs, des foules ou parfois même des disciples. Mise en confidence du lecteur, incompréhension de l’auditeur, double sens, ironie… les artifices ne manquent et donnent un singulier relief aux propos du Christ, en permettant d’extraire le lecteur des seules contingences bassement matérielles, en particulier quand il s’agit de discerner sa véritable identité (cf. Jn 3.14 ; voir Reynolds 1998, Keener 2003 : 545, McHugh 2009 : 230).

   Pour illustrer ce procédé, consultons Jean 3.3-9 :

3 ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτῷ· Ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἄνωθεν, οὐ δύναται ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
4 λέγει πρὸς αὐτὸν ὁ Νικόδημος· Πῶς δύναται ἄνθρωπος γεννηθῆναι γέρων ὤν; μὴ δύναται εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ δεύτερον εἰσελθεῖν καὶ γεννηθῆναι;
5 ἀπεκρίθη Ἰησοῦς· Ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
6 τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν, καὶ τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμά ἐστιν.
7 μὴ θαυμάσῃς ὅτι εἶπόν σοι Δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν.
8 τὸ πνεῦμα ὅπου θέλει πνεῖ, καὶ τὴν φωνὴν αὐτοῦ ἀκούεις, ἀλλ’ οὐκ οἶδας πόθεν ἔρχεται καὶ ποῦ ὑπάγει· οὕτως ἐστὶν πᾶς ὁ γεγεννημένος ἐκ τοῦ πνεύματος.
9 ἀπεκρίθη Νικόδημος καὶ εἶπεν αὐτῷ· Πῶς δύναται ταῦτα γενέσθαι;

3 Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.
4 Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître?
5 Jésus répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
6 Ce qui est de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.
7 Ne t’étonne pas que je t ‘aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau.
8 Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit.
9 Nicodème lui dit : Comment cela peut-il se faire?

Ce court extrait est d’une richesse inouïe et nous nous bornerons à n’évoquer que quelques caractéristiques :

  • mise en exergue des sujets traités : formule d’emphase (en vérité, en vérité, je te le dis), profusion des répétitions (comment / royaume de Dieu / naître de nouveau, naître de l’Esprit / esprit vs chair)
  • technique du malentendu : double sens (ἄνωθεν, πνεῦμα), ironie (retourner dans le sein de sa mère)
  • figure de style : epanadiplosis (v.8 le souffle… souffle)

Pour illustrer cette figure de style au nom barbare, prenons la traduction de Hubert Pernot, Les Quatre Évangiles (1962 : 249) :

On comprend mieux le jeu de mots lorsqu’on en force un peu le trait, comme cet éminent helléniste le fait en traduisant l’ensemble des instances par Souffle ou souffle (du vent). En Jean 3.8, le jeu de mots porte ainsi sur le terme πνεῦμα (pneuma) dont le sens (ex. Danker 2009 : 289) est le plus souvent esprit mais ici vent. Ce sens « vent », rare dans le NT (autre instance Hb 1.7) puisqu’on lui préfère le terme ἄνεμος, est par ailleurs bien attesté (Bailly 1576). Jean ne s’arrête pas là, puisqu’il utilise derechef un terme apparenté pour le verbe souffler, πνέω (pnéô) : le couple pneuma/pnéô fait donc assonance, et constitue ce procédé dit epanadiplosis consistant à commencer et terminer un énoncé par un même terme, ou un terme apparenté (cf. Bullinger, Figure of Speech Used in the Bible, 1898 : 245-249) : τὸ πνεῦμα… πνεῖ, le Souffle… souffle.

   Le propos de Jésus consiste à dire : pour entrer dans le royaume de Dieu, il faut naître de nouveau (Jn 3.5). Ce faisant un premier jeu de mots consiste à créer une ambiguïté sur les deux sens du terme grec ἄνωθεν, de nouveau ou d’en-haut. La discussion qui suit, propre à expliciter la doctrine en jeu, s’articule donc autour de cette technique du malentendu, qui est servie par un deuxième jeu de mots (πνεῦμα, esprit ou vent), possible également en hébreu (רוּחַ). Comme dans presque chaque cas de malentendu (20/25, cf. Reynolds 1998 : 158), Jésus jette une lumière inédite sur son identité (Jn 3.14) par une référence scripturaire (Jn 3.13, Jn 3.14 // Nb 21.8, Nb 21.9) dont nous avons déjà eu l’occasion de mesurer la portée symbolique.