27/01/2019

ἐν τῇ κυριακῇ ἡμέρᾳ (Révélation 1.10)

   Dans l’Ancien Testament, l’expression consacrée יום-יהוה, « jour de Jéhovah », assez fréquente, renvoie à un moment particulier, passé ou à venir, de colère et de jugement (ex. Isa 13.6, Isa 13.9, Eze 13:5, Joe 1.15, Joe 2.1, Joe 2.11, Joe 3.4, Joe 4.14, Amo 5.18, Amo 5.20, Oba 1:15, Zep 1.7, Zep 1.14, Zep 2.2, Zep 2.3, Mal 3.23). Ce jour eschatologique était bien connu, de sorte que la seule évocation de « ce jour-là » (ביום ההוא) était suffisante pour le désigner (Isa 2.11, Amo 8.9).

   L’expression est passée dans le Nouveau Testament sous des formes diverses. La plus fréquente est « jour de/du Seigneur » ἡμέρᾳ τοῦ κυρίου (1Co 1:8, 1Co 5:5, 2Co 1:14, 2Th 2:2) ou ἡμέρᾳ κυρίου (1Th 5.2, 2Pe 3.10). Mais on trouve aussi « le (grand) jour de Dieu » (ἡμέρᾳ τοῦ θεοῦ), en 2Pe 3.12 (τῆς τοῦ θεοῦ ἡμέρας), et Rev 16.14 (τῆς ἡμέρας τῆς μεγάλης τοῦ θεοῦ). Comme dans l’Ancien Testament, des formes courtes comme « le jour » (τὴν ἡμέραν, Heb 10.25), « ce jour-là » (ἐκείνην τὴν ἡμέραν/ἐν ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ, 2Ti 1.12, 2Ti 1.18, 2Ti 4.8) ou « le grand jour »  (μεγάλης ἡμέρας, Jud 1.6 ou ἡ ἡμέρα ἡ μεγάλη, Rev 6.17) étaient suffisantes pour évoquer ce jour de délivrance.

   Ce jour était tantôt celui du Seigneur Dieu (1Pe 2.12, 2Pe 3.12, Rev 16.14), tantôt celui du Seigneur Jésus (1Co 1.8, 1Co 5.5, 2Co 1.14, Phi 1.6, Phi 1.10, Phi 2.16). La supplique « notre Seigneur (Jésus), viens ! » (ἔρχου κύριε Ιησοῦ/μαράνα θά) s’inscrivait ainsi dans l’ardente attente de « ce jour-là », en appelant de ses vœux le retour du Christ (1Co 16.22, Rev 22:20 ; cf. 1Co 11.26, Didachè 10.6).

   On le voit, les expressions pour qualifier cette espérance fervente ne manquaient pas, et sans doute faut-il les comprendre à la lumière de Rom 2.16ἐν ἡμέρᾳ ὅτε κρίνει ὁ θεὸς… διὰ Χριστοῦ Ιησοῦ, « au jour où Dieu jugera… par le moyen de Christ Jésus ».

   Gardons ces expressions à l’esprit et considérons une expression quelque peu surprenante en Rev 1.10 :

ἐγενόμην ἐν πνεύματι ἐν τῇ κυριακῇ ἡμέρᾳ καὶ ἤκουσα ὀπίσω μου φωνὴν μεγάλην ὡς σάλπιγγος

je fus ravi en esprit durant le jour du Seigneur, et j’entendis devant moi une voie forte, comme celle d’une trompette

La plupart des traductions, soit en note, soit au sein même de la traduction, suggèrent que ce « jour du Seigneur » désigne le jour seigneurial ou dominical, autrement dit le dimanche. De prime abord, c’est tout à fait surprenant, et je dirais même plus, parfaitement incongru : Jean débuterait-il le livre de la révélation de Jésus-Christ par une indication temporelle aussi triviale ?

Il est vrai que l’adjectif κυριακός peut désigner le dimanche. Du moins c’est ce qu’on déduit de son usage passablement ultérieur, notamment en Didachè 14.1 (voir aussi le P.Oxy.54.3759 l.38, daté de 325, pour la première référence explicite au dimanche dans les papyri, ainsi que la discussion dans NDIEC 9.109-111). On sait aussi que ce premier jour de la semaine a été prisé, en matière cultuelle, par les premiers chrétiens (1Co 16.2, cf. Joh 20.1 ; voir Llewelyn 2001 vs Young 2003). Son usage dans le Nouveau Testament n’est pas très éclairant, car hormis notre locus, son seul autre emploi désigne le « repas du Seigneur » (κυριακὸν δεῖπνον) en 1Co 11.20 (ce qu’on peut rapprocher de 1Co 10.21, ποτήριον κυρίου, et 1Co 11.27, ποτήριον τοῦ κυρίου, en faveur de l’équation κυριακός = τοῦ κυρίου).

Les biblistes font généralement valoir le raisonnement suivant :

lorsque l’apôtre Jean dans l’Apocalypse déclare qu’il a été ravi en esprit au jour du Seigneur (littéralement : au jour dominical), il faut aussi sans doute allusion au dimanche (2) -> 2. Ap. 1.10. Lorsqu’il est question de l’avènement de Jésus-Christ, ce n’est jamais l’adjectif dominical qui est employé. A peine vingt ans après la rédaction de l’Apocalypse, Ignace d’Antioche écrivait : ‘Ne sabbatisant plus, mais vivant selon le (jour) dominical dans lequel aussi notre vie s’est levée (Ignace, Ép. aux Magnésiens 9.1) – J.M. Nicole, Précis de doctrine chrétienne, Institut Biblique de Nogent, 1983, p.262

Ces arguments sont recevables. On peut ajouter les suivants :

  • L’intervalle de temps qui sépare l’usage johannique d’une référence claire au dimanche par des auteurs chrétiens est plutôt mince pour envisager une évolution sémantique significative (cf. par ex. Ignace, Aux Magnésiens 9.1Justin, Première Apologie 1.67, Évangile de Pierre 35 et 50 [c.150 AD], Tertullien, Ad Nationes 1.13, et les différents témoignages d’Eusèbe, HE III 27.5,11, IV 26.2, V 23.2, 24.11 ; cf. Brattston 2014, DALC 4.1).

  • Une expression parallèle à Rev 1.10 se trouve en Rev 4.2Εὐθέως ἐγενόμην ἐν πνεύματι… « Aussitôt je fus ravi en esprit… ». L’indication temporelle marquée par l’adverbe εὐθέως montre que la temporalité concerne le moment du ravissement et non le moment de la vision (cf. Llewelyn 2001 : 222). Deux autres mentions de γίνομαι + indication temporelle suggèrent de même une temporalité contemporaine (Rev 8.1, Rev 11.13).

  • Inscriptions et papyri s’accordent à donner au terme κυριακός le sens « impérial », ou « relatif à l’empereur », en particulier dans les domaines de l’impôt et du culte impérial ; le jour impérial (σεβαστός et parfois κυριακός) était le premier jour de chaque mois particulièrement dédié au culte de l’empereur ; il est ainsi possible que les premiers chrétiens, y compris Jean, aient volontairement fait usage de l’adjectif κυριακός pour désigner un jour consacré au seul et véritable Seigneur (cf. 1Co 16.1 ; voir Deissmann, Bible Studies, pp.217-219Spicq, LTNT 856-858, Kuen, EDB IV 28-29)

   Il n’en demeure pas moins la difficulté initiale, qu’il ne faudrait pas minimiser : Jean décrit dans son livre la « révélation de Jésus-Christ… pour montrer… les choses qui doivent arriver bientôt » (Αποκάλυψις Ιησοῦ Χριστοῦ… δεῖξαι…  δεῖ γενέσθαι ἐν τάχει, Rev 1.1, idem Rev 22.6). Le sujet concerne des événements futurs qui surviendront (δεῖ γενέσθαι) bientôt/brusquement (ἐν τάχει). La révélation est celle du Seigneur par excellence, Jésus-Christ (Αποκάλυψις Ιησοῦ Χριστοῦ). Il est question de prophéties (τοὺς λόγους τῆς προφητείας, Rev 1.3, cf. Rev 22.18-19) que le « serviteur Jean » (τῷ δούλῳ…Ιωάννῃ) a déjà vue (ὅσα εἶδεν, Rev 1.2). Il ne faudrait donc pas s’imaginer que la vision survient à mesure que le lecteur (ὁ ἀναγινώσκων) ou les auditeurs (οἱ ἀκούοντες) prennent connaissance de son contenu. Aussi faut-il peut-être considérer les indications temporelles qui émaillent le récit comme des artifices narratifs visant à restituer une série de vision déjà expérimentées par Jean (par l’intermédiaire d’un ange, διὰ τοῦ ἀγγέλου, Rev 1.1) sur son île reculée de Patmos.

   D’après la tradition (Origène), Jean fut exilé sur cette île par Domitien vers 95, puis délivré en 96 après la mort de l’empereur (cf. Rev 1.9). Il s’adresse à sept églises d’Asie et se présente comme « votre frère », mais n’indique pas être entouré d’une communauté. On remarque avec intérêt l’insistance sur la proximité de la venue des événements : l’expression  ἔρχομαι ταχύ « je viens bientôt » est répétée trois fois (Rev 22.7, Rev 22.12, Rev 22.20). L’expression eschatologique par excellence, « le temps est proche » (ὁ καιρὸς γὰρ ἐγγύς ἐστιν) est introduite en Rev 1.3 et répétée à l’identique en Rev 22.10 (tout comme d’autres expressions, ex. Rev 1.8 // Rev 22.13). Bien entendu, cela rappelle avec force l’expression קָרוֹב יוֹם יְהוָה הַגָּדוֹל קָרוֹב וּמַהֵר מְאֹד, « le grand jour de Jéhovah est proche, et il arrive très vite » (Zep 1.14), expression qu’on trouve régulièrement sous des formes diverses mais toujours très insistantes (Isa 13.6, Joe 1.15, Joe 2.1, Joe 3.14, Oba 1.15, Zep 1.7).

   Il est difficile de concevoir que Jean, dont la Révélation est un condensé de sémitismes (Thompson 1985, Mot 2015, Schmidt 2009) et d’allusions à l’Ancien Testament (cf. Beale, in Carson et al. 1988 : 318 ; Beale 1998) n’ait pas eu présent à l’esprit le fameux « grand jour de Jéhovah » en écrivant avec insistance « le temps est proche » ou encore « je viens bientôt ».

   Si l’adjectif κυριακός en est venu à désigner le dimanche, jour primordial dans le culte des premiers chrétiens, il n’est pas absolument certain que ce sens était prégnant à l’époque de Jean. La Révélation est parcourue de références à Rome et ses empereurs iniques. Que le jour seigneurial ou impérial ait pu désigner, par résistance idéologique, le « jour du Seigneur », ce jour eschatologique célèbre et redoutable, n’est pas impossible, et c’est même assez plausible. Les éléments linguistiques et contextuels ne suffisent cependant pas, en première analyse, pour trancher définitivement.

   Je laisserai donc la parole à cette épitaphe d’un chrétien de la première heure (IIe/IIIe s.), pour lequel peut-être le doute n’était pas permis (NDIEC 9 : 102) :

Les os de ce chrétien attendent « le son de la trompette » (cf. Révélation 1.10)… au grand jour de Dieu.