25/06/2017

Les Tiqquné Sopherim clandestins… (Pfertzel, 2004)

René Pfertzel met généreusement en ligne sa thèse de doctorat, Les Tiqquné Sopherim clandestins dans le texte massorétique de la Bible hébraïque (2004).

L’objet de ce doctorat porte sur la question de savoir s’il y a pu avoir d’autres cas de tiqqune sopherim (TS), « corrections de scribes » que ceux listés dans les sources rabbiniques. Cette recherche est dans la droite ligne de celles de D. Barthélemy et C. Mc Carthy qui défendaient l’idée que des corrections de scribes non -officielles ont pu exister. Ce doctorat consiste en un traitement détaillé d’un nombre conséquent de cas tirés de l’oeuvre maîtresse d’Abraham Geiger (Urschrift). Ce savant était le premier à admettre l’idée que de nombreux autres cas de corrections de scribes étaient présents dans le texte hébreu de la Bible.

Comme il l’explique, Pfertzel situe ses travaux dans la lignée de ceux de Barthélémy, McCarthy et Geiger: voilà qui a de quoi susciter le plus vif intérêt ! Pour résumer son propos à grands traits – et j’aurai sans doute l’occasion d’y revenir – il s’agit de savoir s’il existe des « corrections de scribes » non connues des listes officielles. En effet la littérature rabbinique a fourni des listes de corrections (tiqquné), ou d’omissions (itturé) opérées par les scribes durant la période du Second Temple, qui semblent indiquer que le texte massorétique si sacré a subi une altération durant sa transmission. Les principales altérations sont connues sont le nom de tiqquné sopherim, et, bien que les listes officielles soient discordantes, le nombre le plus communément admis est de 18 corrections. Mais l’on est surpris de constater qu’en réalité, sur 18 cas signalés, seuls 3 (1Sa 3.13, Za 2.12, Ma 1.13) constituent d’authentiques corrections (cf. Würthwein 2014 : 23-24), les autres cas relevant plutôt de l’interprétation midrashique (introduits par les fameux ‘al-tiqré, ne lis pas ceci, mais…). La discordance des sources formalise d’ailleurs un embarras patent, car si correction il y a eu, c’est que le texte est corrompu, et cette corruption, même à un degré minime, pose de sérieux problèmes théologiques. On ne comprend pas d’ailleurs pourquoi certaines ne sont pas systématiques (introduire un euphémisme là, ignorer un cas semblable ailleurs…). Ces problèmes sont d’autant plus épineux que la fiabilité de la transmission du texte biblique par les sopherim, puis par les scribes, puis par les massorètes, est légendaire pour ne pas dire proverbiale… Le fait que des listes aient été signalées formellement visait d’ailleurs peut-être à rassurer, ou même « exorciser » un phénomène devenu perceptible, mais la confusion qui règne autour de ces corrections (sur leur nombre et sur leur nature) suscite la méfiance.

Admettre l’existence même des tiqquné sopherim est donc en soi difficile, ce qui explique d’ailleurs que des savants aient tenté de le faire – en les analysant comme des erreurs plutôt que des corrections-, ainsi que le signale Pfertzel dans la première partie de son travail. Pour le comprendre, il suffit de rappeler qu’il y a au regard du phénomène une double approche : soit une approche « confessionnelle » (la communauté à laquelle on se rattache professe l’hebraica veritas ; contester le texte revient donc à contester l’autorité religieuse ; ce qui vaut tant pour le judaïsme que le christianisme), soit une approche « documentaire » (le texte est analysé comme un document de nature historique, avec les méthodes traditionnelles ; cf. p.40). J’ai particulièrement été amusé par la remarque de Pfertzel à propos du travail du grand Dominique Barthélémy:

L’auteur ne se départ d’un certain parti pris lorsqu’il semble regretter l’existence des corrections de scribes dans le texte massorétique (p.34)

Ceci rappelle, si besoin était, que même dans le cas d’un projet aussi fondamental que la Critique Textuelle de l’Ancien Testament édité par D. Barthélémy et al. un certain parti pris confessionnel peut être perceptible çà et là, directement ou indirectement, y compris quand les données et les raisonnements sont logiques et pertinents, mais les conclusions modestes voire muselées.

Pfertzel entend lui aborder le sujet avec une approche plutôt documentaire, et, après avoir analysé les cas dits « authentiques », il se lance à la recherche des cas « clandestins » – et il en trouve. La nature de ces cas est précisée d’emblée, et ne saurait surprendre : les corrections visent surtout à éviter le polythéisme, la profanation du nom divin, les anthropomorphismes, les expressions blasphématoires, préserver la gloire de Dieu ou son omniscience ; certaines manifestent une intention plus générale vis-à-vis de l’histoire d’Israël, notamment sur l’origine du sacerdoce ou en lien avec la polémique anti-samaritaine, d’autres intéressent la rivalité sadducéens/pharisiens, la rivalité sur les lieux de cultes ou sur la loi ; enfin certaines concernent des personnages bibliques (Saül, David, Salomon, Moïse, Elie) ou l’altération de quelques noms propres composés (cf. p.94-95). Le grand absent est la chronologie ! C’est bien dommage, mais ce travail de repérage – difficile et fastidieux – en vaut la peine : il montre que le texte a subi, à l’occasion, des retouches cosmétiques procédant d’une intention délibérée, et certainement pas due au hasard de la transmission.

On a pu mettre en lumière des lignes générales de corrections, ce qu’on a appelé les motifs de corrections, qui font ressortir un certain nombre de thèmes concernant Dieu ou encore l’histoire, le culte et certains personnages bibliques. Nous assistons bien là à la mise en place d’une théologie biblique, voire d’une historiographie biblique qui n’ont encore rien de systématique. D’ailleurs, il existe un grand nombre de passages qui n’ont pas été corrigés et qui contiennent encore la leçon qui a gêné ailleurs. Il est difficile d’expliquer pourquoi le texte biblique n’a pas fait l’objet d’un balayage systématique de la part des scribes. (…) On ne peut pas accepter l’idée qu’un scribe ait pu accomplir cette tâche sans autorisation ; pourtant, on ne voit pas ici la trace d’un projet pensé et construit. Il semble donc que le scribe de l’époque romaine ait eu désormais suffisamment d’autorité, soit à cause de l’importance croissante de sa fonction dans la société judéenne comme lettré et comme spécialiste, soit parce qu’il avait prêté allégeance au mouvement pharisien, pour s’autoriser à corriger telle ou telle lettre du texte biblique qui heurtait ses conceptions, ses convictions et celles du milieu auquel il appartenait. (…) A ce titre, les tiqquné sopherim font partie de l’élaboration du Judaïsme postérieur à la destruction du Temple, ils font le lien entre le mouvement pharisien et le mouvement rabbinique. Ils sont très probablement la dernière intervention directe sur le texte avant les développements futurs qui allaient devenir purement exégétiques. Ils sont peut-être aussi le lien qui relie la Torah écrite (la Torah chè-bi-khtav) à la Torah orale (la Torah chè-be-al pè), celle qui curieusement sera mise par écrit dans le Talmud. (…) Ces interprétations étaient issues du milieu pharisien qui petit à petit les a rendues normatives. Là se situe le point de rupture avec les Sadducéens selon lui, car ils n’acceptaient pas ces ajouts exégétiques qui reflétaient trop selon eux les vues d’un seul parti. Les rabbins de l’époque des tannaïm, soit au début du premier siècle, voyaient dans la Bible un champ illimité d’interprétations, d’où probablement la fin des corrections de scribes. Ainsi, les corrections de scribes font partie du dernier stade de la canonisation du texte biblique ; après eux, on n’y touchera plus. Désormais, les endroits qui gênent seront expliqués de l’extérieur, par l’exégèse. (p.208-9)

Je n’ai pas encore terminé de prendre connaissance de la thèse de Pfertzel, mais pour autant que je puisse en juger à ce stade, c’est un travail dont je rêvais, et qui est extrêmement important quand on souhaite comprendre quel genre de corrections ont pu altérer le texte, et pour quels motifs. On trouve bien sûr d’innombrables études sur ce sujet, hélas elles sont disséminées dans des recueils parfois difficiles d’accès, ce qui de plus ne facilite pas la vue d’ensemble (ex. ici). L’étude de Pfertzel est donc d’autant plus précieuse, et on ne peut que le remercier chaleureusement de l’avoir rendue accessible au plus grand nombre.

Nota : l’illustration ci-dessus est mienne. Pour ceux qui souhaiteraient imprimer cette thèse sous une forme commode, une édition « Lulu » est disponible ici (couverture souple, dos carré collé). Document également disponible en pdf indexé (modifications mineures de police) :