On ne disposait pas jusqu’à présent d’une traduction française de ce dialogue du VIe s. – c’est désormais chose faite : S. Morlet, Dialogue de Timothée et Aquila (Les Belles Lettres, 2017).
La polémique religieuse représente une page importante dans l’histoire des relations entre juifs et chrétiens. L’Antiquité en a laissé de nombreux témoignages littéraires, dont des dialogues mettant aux prises un juif et un chrétien. Ces textes se présentent en général comme des comptes rendus de débats réels. Les deux adversaires discutent sur les points essentiels de désaccord : Jésus est-il le Messie ? L’Évangile s’est-il substitué à la Loi juive ? Qui, des juifs ou des chrétiens, est le peuple de Dieu ? Mais, composés par des chrétiens, ces dialogues ont toujours pour but de montrer la supériorité du christianisme. Ils sont adressés avant tout aux chrétiens et servent à les instruire dans la foi.
Le Dialogue de Timothée et Aquila, composé par un auteur inconnu, peut-être sous le règne de Justinien (vie s.), constitue, en grec, le témoin le plus important de ce genre littéraire dans l’Antiquité tardive. Le texte se présente comme la relation d’un débat organisé à Alexandrie entre le chrétien Timothée et le juif Aquila. Au terme d’une controverse consacrée avant tout à la question du Christ, le juif admet sa défaite et reçoit le baptême. Reflétant davantage une discussion idéale qu’une controverse réelle, le texte est un témoignage capital sur la façon dont les chrétiens se représentaient leur position par rapport au judaïsme à la fin de l’Antiquité.
Sébastin Morlet accompagne sa traduction d’une introduction, de notes et d’un index scripturaire. On regrette d’emblée l’absence du texte grec : au vrai quand j’ai acheté l’ouvrage, je pensais qu’il s’agissait d’un « Belles Lettres bilingue », mais pas du tout, et c’est une cruelle lacune. Comme il s’en explique en introduction (xlii), l’auteur a simplement voulu permettre « un accès facile au texte », c’est pourquoi les notes sont relativement limitées (mais toujours intéressantes), et peut-être songe-t-il à une édition critique du texte avec une traduction en regard lorsqu’il appelle de ses vœux « un travail plus poussé ». Il faudra donc encore recourir au travail de Varner, Ancient Jewish-christian Dialogues: Athanasius And Zacchaeus, Simon And Theophilus, Timothy And Aquila : Introductions, Texts and Translations (Edwin Mellen Press Ltd, 2005) pour disposer commodément de trois dialogues anciens en texte grec ou latin et traduction.
Hormis ce point, on ne peut que se réjouir de l’initiative de Morlet : comme il le montre, les dialogues entre chrétiens et juifs ont été, dès les débuts du christianisme, un véritable genre littéraire : que l’on pense (entre autres) au Dialogue avec Tryphon de Justin (IIe s.), à la Controverse de Jason et Papiscus, peut-être d’Ariston de Pella (antérieure à 178 AD), au Dialogue d’Athanase et Zacchée (IVe s. ; d’autres : II/IIIe s.) ou encore au Dialogue de Simon et Théophile (Ve s.), et l’on comprendra qu’il est crucial de ne pas négliger ce pan de la littérature pour comprendre les premiers développements idéologiques du christianisme.
Premiers développements, car il semble bien que d’un dialogue sur l’autre il n’y ait eu que peu d’innovation : en tout cas c’est mon sentiment. Entre citations messianiques, lieux communs et éléments de langage plus ou moins bien ficelés, quand on a lu un dialogue, on a l’impression de les avoir tous lus… Cette impression est accentuée par le fait que, dans la plupart des cas, l’interlocuteur juif relève plus de la « figure de paille » (cf. xxiv) que du personnage crédible, d’autant qu’il ne réagit guère à quelques énormités étymologiques ou scripturaires, sans compter qu’il semble quasi totalement ignorant des interprétations rabbiniques ordinaires (xxvi). D’où l’on perçoit assez facilement que ce type de dialogue est « clairement artificiel » (ibid.)
Malgré leur caractère artificiel, ces dialogues sont pourtant intéressants en ce qu’ils renseignent sur la christologie, l’espérance messianique, et parfois même l’histoire du canon ou du texte (encore qu’exploiter les données ne soit pas une mince affaire). Par exemple, le Dialogue de Timothée et Aquila fait état d’une mise au point des Écritures reçues en préambule, après la question posée par Aquila le juif : « A partir de combien et quelles Écritures veux-tu discuter, homme ? » (3.1b), qui est prétexte à une énumération des livres reçus, et de la manière dont ils sont regroupés (3.11a-23) ; le chrétien évoque en passant les traductions d’Aquila, Symmaque, Théodotion et les deux autres anonymes trouvées à Jéricho et Nicopolis (3.10a), utilisées par Origène dans ses Hexaples. Pour le NT on s’étonne quelque peu de l’absence de la Révélation (3.22).
Suivent des considérations toutes apologétiques concernant la présence ou non d’un conseiller auprès de Dieu (4-5), la nature de ce conseiller (6), les prédictions des prophètes concernant Jésus (7-10), le fait que ces prédictions soient en fait des prophéties annonçant le Messie (11-16), et différentes considérations sur la vie de Jésus (sa naissance virginale : 17-20, sa mort en croix : 21-24), sur la Trinité (25-32), et autres sujets reprenant plus ou moins les mêmes thématiques, avec parfois allers et retours et digressions (32-57). A la fin, le juif qui n’a opposé qu’une résistance bien molle, cède, se convertit et se fait baptiser (57).
Il y a quelques morceaux cocasses, comme lorsque le juif objecte que le chrétien vient de citer des livres apocryphes non reçus des juifs, et que pire, les chrétiens ont corrompu les Écritures (39.1-3). Problème, il n’y a aucun écrit apocryphe cité dans le contexte ! L’objection est alors prétexte au rappel des circonstances de production de la LXX (avec une seule variante notable par rapport à la Lettre d’Aristée, 39.7-34), suivie d’un réquisitoire contre le « complot du traducteur Aquila » pour falsifier les Écritures (40). Ce qui est cocasse donc c’est que dans le dialogue les citations scripturaires du juif ne sont pas faites depuis la version d’Aquila… et de leur côté les citations du chrétien ne proviennent pas toujours clairement de la Septante. Morlet explique en introduction :
Le texte biblique utilisé par le juif dans le dialogue est étonnant. Alors même qu’il conteste à deux reprises la version des Septante utilisée par le chrétien (34, 15 ; 39, 1-2), il utilise constamment cette version et jamais celle d’Aquila, qui fait pourtant l’objet d’une longue réfutation de la part du chrétien. Cet usage de la Septante n’est pas conforme aux témoignages qui indiquent que les juifs de langue grecque de l’Antiquité, à partir du IIIe siècle, et probablement dès le IIe siècle, utilisaient de préférence des révisions de la Septante, à commencer par celle d’Aquila. Le texte biblique du juif trahit enfin des influences néotestamentaires (24, 5 ; 37, 4). Ces remarques tendent à montrer que l’auteur lui a prêté son propre texte biblique. (xxv-xxvi)
Si l’on souhaite dénicher quelques pépites intéressant l’histoire du texte, il faut donc peut-être passer son chemin – et c’est surtout dans ce genre de passages que la traduction grecque en regard fait le plus défaut. Au sujet de l’utilisation des révisions de la Septante, je renvoie ici au travail précédemment cité sur ce blog, toujours de Morlet.
Au final on voit bien que le but du dialogue semble moins soucieux de contredire les juifs que d’instruire des catéchumènes déjà tout réceptifs. Du moins c’est l’impression que ce dialogue produit sur moi, tant son auteur a de condescendance envers son interlocuteur, et tant il s’embarrasse parfois peu de la logique. A mon avis cependant, la fréquentation de ces dialogues est nécessaire pour se faire une idée de l’argumentation sur la messianité de Jésus à partir des Ecritures, véritable point de rupture entre Juifs et Chrétiens.
Pour en savoir plus sur les dialogues juifs/chrétiens : Texte grec : Conybeare, Robertson ; Bobichon ; TLG | Etudes/Traductions anglaises : Williams | Varner | Andrist | Kraft