01/05/2017

Jean 1.1 : sed perseverare…

 

Quand on lit sur le blog de David Vincent – blog que j’apprécie par ailleurs – le post intitulé « Le prologue de Jean, les Témoins de Jéhovah et la grammaire grecque », on se demande : mais y a-t-il un professeur de grec pour sauver les TJ ? et incidemment : les TJ ignorent-ils ce que tous savent du grec koinè ?

Jean 1.1 encore. Dans un monde de plus en plus violent, cruel, immoral, matérialiste et athée, la querelle doctrinale est toujours de mise. Il est vrai, on ne perçoit pas son enjeu quand on rencontre les gens, et que l’on partage sa foi : les préoccupations, même spirituelles, sont pragmatiques et souvent très lointaines du dogme. La divinité du Christ cependant focalise souvent l’attention, pour la simple et bonne raison que les crédos successifs en ont fait en quelque sorte une condition sina qua non d’appartenance au christianisme. Les TJ qui rejettent le dogme trinitaire (mais pas la divinité du Christ) se voient donc refuser la qualité de chrétiens, et sont taxés de judéo-chrétiens quelques fois, de déviants ou marginaux d’autres fois, ou, quand l’imagination manque, de « mouvement » ceci ou cela (millénariste, apocalyptique, sectaire, extrémiste, ou… enfin, cela dépend de la direction du vent).

Puisque le sujet est de nouveau sorti du chapeau, il me faut réagir.

 Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος,

καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν,

καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.

Au commencement était le Logos,

et le Logos était auprès de Dieu,

et dieu était le Logos.

Le Logos est un personnage nouveau. Ni les spéculations intertestamentaires, ni les élucubrations philoniennes, n’avaient présenté un vis-à-vis divin aussi précis et personnifié. Choisir de traduire l’expression ὁ λόγος par « la Parole » ou « le Verbe » est défendable. Mais cela donne l’illusion d’un lien assez net avec les ébauches antérieures, or Jean parle de Jésus-Christ, et cela, c’est parfaitement inédit.

Ce Logos est présenté : il s’agit d’un personnage situé auprès de Dieu le Père dans les sphères célestes. On ne le connait pas encore, mais Jean utilise l’article en grec, ce qui montre bien que cet article n’a pas vocation première à définir (et son absence, a contrario, à marquer l’indéfinité ; cf. Kostenberger et al. 2016 : 153 ; Wallace 2015 : 230).

Dieu, on ne le présente pas, il n’y en a qu’un (Jn 17.3 ; 1Co 8.6 ; Mr 12.29 etc.). Pas de problème de référence ni de contexte. L’utilisation de l’article dans le segment πρὸς τὸν θεόν n‘est pas vraiment signifiante, non plus que son absence (seule autre instance en Rm 4.2, πρὸς θεόν, qui indique seulement, si l’on en doutait, que θεός est assez défini par lui-même).

Quand on lit le premier verset du prologue, on remarque aussitôt un effet poétique évident.

Dans le cas présent, cet effet poétique est servi entre autres par la structure en chiasme du premier verset, et par le recours à une concision des plus suggestive (cf. Fontaine, Évangile de Jean, p.3). C’est clairement une invitation à prêter attention à la forme et au fond. Mais une réserve s’impose : tous les choix lexicaux ou syntaxiques ne sont pas nécessairement signifiants (à plus forte raison dans de la poésie ou dans un langage relevé). Ils peuvent n’être utiles qu’à être beaux.

Ainsi l’on pourrait tergiverser sur l’absence d’article dans l’expression Ἐν ἀρχῇ : usage ? écho à Gn 1.1 ? idée d’origine absolue (non définie ni conceptualisée) ? tout à la fois ? ou rien du tout en fait ? C’est à la prudence que l’analyse de la syntaxe de l’article grec devrait conduire, et non au dogmatisme. Il y a la règle, et il y a l’usage. Il y a l’usage, et il y a le contexte. Il y a le contexte, et il y a le style.

Ces préliminaires étant posés, revenons au Disdascale.

Au tout début du prologue, Jean emploie à deux reprises le terme de « theos ». La première fois avec article pour dire que le « Verbe était auprès de Dieu » et la deuxième fois sans article pour dire que le « Verbe était Dieu».

Traduire θεὸς ἦν ὁ λόγος par « le Verbe était Dieu » est possible, mais insatisfaisant :

  • le Verbe : ce vocable est connoté. Un verbe, cela se conjugue. Avec une majuscule, on se dit bien qu’il s’agit d’une personnification : autrement dit on pense avoir affaire à la Parole de Dieu personnifiée, à sa Parole performative (ce qui va bien avec ce qui suit, πάντα δι᾽αὐτοῦ ἐγένετο, 1.3). Mais présenter le Logos sous ces seuls traits ne me paraît pas faire justice à l’innovation majeure introduite par l’évangéliste.

  • était Dieu : si le Verbe était Dieu, alors Dieu était le Verbe. C’est bizarre et c’est confus. C’est confus car cela donne l’impression que « Dieu » est défini (c’est ce que marque aussi la majuscule en français, Grevisse/Goose 1993, §96-100), or en grec ce n’est pas le cas (cf. Wallace 2015 : 295-296). Il faut donc des paradigmes nicéens pour décrypter, sinon c’est le contresens, voire le non-sens hérétique.

Pour les Témoins de Jéhovah, l’absence d’article marquerait donc une distinction entre « Dieu » et « le Logos ». Or, si on suit les règles de grammaire grecque, le sens est bien différent.

En effet, l’absence d’article s’explique tout simplement par sa position vis-à-vis du verbe. En grec koinè, la langue dans laquelle a été écrite l’évangile, un attribut situé avant le verbe ne prend pas d’article.

En soulignant le fait qu’il n’y a pas d’article dans le segment θεὸς ἦν ὁ λόγος, les TJ soutiennent que θεὸς caractérise le Logos, sans marquer une quelconque référence à Dieu [cf. : « non pas la notion d’identité, mais une caractéristique de la “ Parole ”. »] Il faudra étayer l’affirmation selon laquelle « le sens est bien différent » « si on suit les règles de grammaire grecque » (tiens pas d’article devant grammaire…).

Ce choix de placer l’attribut en tête, ce qui diffère de l’ordre habituel des mots, indique que l’auteur a voulu mettre cet attribut (théos) en valeur. Il y a donc une insistance sur le terme « théos ». Dans une traduction française, on pourrait rendre compte de cette insistance en ajoutant un adverbe, ce qui donnerait par exemple : « Le Verbe était vraiment Dieu ».

Vincent rappelle que le rôle des mots en grec est indiqué par leur déclinaison, et qu’une entorse à l’ordre attendu marque (nécessairement) une emphase. Mais il glisse ensuite vers une lecture théologique bien audacieuse du passage, qui est contestable.

Rappelons les deux faits saillants :

  • l’attribut qui précède la copule n’a pas d’article,
  • l’ordre des mots peut avoir du sens

Ces deux propositions sont exactes, mais présenter Jean 1.1c sous cet angle seulement est réducteur. Réfléchissons un instant. Que veut-on dire par « le Verbe était Dieu » ? ou « le Verbe était vraiment Dieu ». Que « le Verbe » = « Dieu » ?

Bien que cette hypothèse n’ait pas sa faveur, Wallace soutient qu’il s’agit d’une « possibilité grammaticale envisageable » (2015 : 295). Je soutiens au contraire que c’est impossible. Dans le prologue « Dieu = le Père » (cf. v.18, εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς  = v.1, πρὸς τὸν θεόν). Si θεός est défini en Jean 1.1c (pas besoin de l’article), cela équivaut à dire : « le Verbe = le Père ». Or, ce n’est pas le message exprimé par Jean dans son évangile. Le contexte dicte le choix des possibilités grammaticales. On ne traduit pas un texte de telle manière parce que c’est possible. On traduit de telle manière parce que le contexte l’exige.

De fait, si l’on ne veut pas dire « le Verbe » = « Dieu », alors que veut-on dire au juste ?

On voit bien que ce n’est pas clair en français.

Ce qu’on veut dire, c’est alors peut-être que « le Verbe » a pour qualité/nature celle d’être Dieu. Là encore, l’énoncé reste ambigu, car pourquoi une majuscule et qu’entend-on par Dieu ? Dans le prologue johannique, Dieu et le Père ont pour référent le Dieu de l’Ancien Testament (la référence à Gn 1.1 dès l’incipit pose un cadre qu’il ne faut pas oublier). Si Jean dit que le Logos est Dieu, faut-il comprendre que le Logos = le Dieu de l’Ancien Testament = YHWH/Jéhovah ? On retombe sur le problème précédent : cela signifierait que θεός est défini, et que le contexte le permet. Or les règles de grammaires, et surtout le bon sens, écartent cette hypothèse, car si l’attribut qui précède la copule n’a pas d’article, et si l’ordre des mots a du sens, il faut dire aussi qu’un attribut inarticulé précédant la copule est généralement qualitatif – et surtout qu’il l’est en Jean 1.1c.

In this passage, the anarthrous predicate nominative θεός precedes the copula ἦν. In context, this means neither that the Word and God are equated nor that the Word is « a » god (indefinite) but that the Word is essentially (quality) God. (Kostenberger et al. 2016 : 161 ; cf. Wallace 2015 : 296)

C’est ici qu’on comprend qu’opposer la syntaxe de l’article grec aux TJ ne fait pas justice au prologue johannique… ni aux TJ. Ceux qui le font adoptent à la quasi-unanimité le caractère qualitatif de θεός (quand ils se posent la question). Or c’est précisément ce que disent les TJ (« une caractéristique de la Parole »). On ne peut donc soutenir que les « règles de la grammaire » dictent un « sens bien différent ».

De surcroît, Vincent a soutenu que pour les TJ « l’absence d’article marquerait donc une distinction entre « Dieu » et « le Logos » ». Il emploie un conditionnel pour marquer sa distance avec l’assertion ; il ne dit pas qu’il conteste une distinction entre Dieu et le Logos, mais il prend des distances avec un recours grammatical visant à étayer cette distinction. On se demande alors s’il faut lire entre les lignes et comprendre que pour lui, il n’y a pas de distinction ? Sans doute pas. Mais sa position est intrigante, d’autant qu’il suggère une traduction du type « le Verbe était vraiment Dieu ».

Au final, sa courte analyse grammaticale fournit-elle des éléments probants réfutant l’analyse avancée par les TJ ? En aucun cas. Les deux faits allégués, l’un stylistique, l’autre grammatical, n’appuient pas l’absence de distinction entre Dieu le Père et Jésus le Logos (Logos = le Père = Dieu). Au contraire. L’analyse grammaticale la plus communément admise interdit l’équation (caractère qualitatif plutôt que défini).

Un mot sur la traduction « et la Parole était un dieu ». Elle est maladroite et cette maladresse confine au contresens. On s’acharne à y voir de l’indéfinité et du polythéisme. En réalité, elle tente de rendre une qualité du Logos, sa divinité. Le recours à l’article indéfini « un » (« a » en anglais) a vocation à restituer l’absence de l’article en grec, non pas pour marquer une indéfinité (car ce n’est pas l’option retenue par le comité de la Traduction du Monde Nouveau des TJ), mais pour exprimer l’appartenance à une classe. Cela est possible en français, mais c’est très maladroit. Raison pour laquelle « était un dieu » me paraît à proscrire, non parce qu’elle enfreint les règles de la grammaire grecque, mais plutôt parce qu’elle est trop ambiguë en français.

Reste « et dieu était le Logos ». Ses avantages sont les suivants :

  • il y a un effet de surprise qui est aussi celui qu’on éprouve en première lecture du prologue,

  • le caractère poétique est restitué sans surcharge,

  • l’emphase est respectée en plaçant « dieu » en exergue, puisqu’en français l’ordre des mots attendu n’est pas respecté non plus,

  • un personnage nouveau est introduit par un vocable non connoté en français,

  • l’absence d’article marque la qualité divine du Logos, le fait qu’il appartienne à une classe à laquelle le Père aussi appartient,

  • l’ensemble rend le sens exprimé dans l’énoncé initial, sans être confus ni prêter flanc au contresens ou à l’hérésie.

Pour en savoir plusJean 1.1c : Dieu ou dieu ? (Peters, 2014)Jean 1.1c : Réponse à M. JBπνεῦμα ὁ θεός (Jean 4.24)