10/04/2017

ὑπηρέται τοῦ λόγου (Luc 1.2)

ἐπειδήπερ πολλοὶ ἐπεχείρησαν ἀνατάξασθαι διήγησιν περὶ τῶν πεπληροφορημένων ἐν ἡμῖν πραγμάτων, καθὼς παρέδοσαν ἡμῖν οἱ ἀπʹ ἀρχῆς αὐτόπται καὶ ὑπηρέται γενόμενοι τοῦ λόγου, ἔδοξε κἀμοὶ παρηκολουθηκότι ἄνωθεν πᾶσιν ἀκριβῶς καθεξῆς σοι γράψαι, κράτιστε Θεόφιλε, ἳνα ἐπιγνῷς περὶ ὧν κατηχήθης λόγων τὴν ἀσφάλειαν.

Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des faits accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui ont été dès le début témoins oculaires et serviteurs de la parole, il m’a paru bon, à moi aussi qui, dès l’origine, m’étais appliqué à tout connaître exactement, de t’en écrire avec ordre, noble Théophile, afin que tu saches bien la solidité de l’enseignement que tu as reçu. Luc 1.1-4 (Lagrange)

L’incipit de l’évangile de Luc fournit de précieuses indications sur la transmission du message évangélique : manifestement, le témoignage oculaire a été d’une importance primordiale, comme on peut le deviner à partir d’autres textes (1Jn 1.1-3, 1Co 11:2, 11.23, 15.3, 2Pi 2.21, Jd 1.3), et comme les savants l’ont maints fois souligné :

παρέδοσαν indique une transmission qui, de sa nature était orale (…). Evidemment cette catéchèse a pu être écrite à un moment donné, et les écrivains ont pu faire usage de ces rédactions. Mais, d’une façon générale, les πολλοί ont écrit d’après la tradition orale ; c’est le fait normal que Luc veut mettre en lumière. (Lagrange 1927 : 5)

Quand on lit de prime abord l’expression οἱ ἀπʹ ἀρχῆς αὐτόπται καὶ ὑπηρέται γενόμενοι τοῦ λόγου, ceux qui, dès le début, ont été témoins oculaires et serviteurs de la parole, on a tendance naturellement à n’identifier qu’un seul groupe, les témoins oculaires qui peuvent légitimement, par la suite, proclamer ce qu’ils ont vu. Ainsi, certains traducteurs rendent l’expression en introduisant clairement la temporalité : « ceux qui en furent les premiers témoins et qui par la suite sont devenus serviteurs de la Parole » (Bible des Peuples ; voir aussi Bible Annotée, Bible en Français Courant, Oltramare, Pirot-Clamer, etc., où ὑπερέτης est rendu par « ministre »).

Cette tendance est naturelle car la construction rappelle la construction article – substantif – καί – substantif (construction dite « TSKS ») selon laquelle (et pour simplifier à grands traits, voir plus en détail par ici) le premier élément énuméré ne fait qu’un avec le second pour peu que l’article ne soit pas répété. En l’occurrence le cas est possible, mais douteux (cf. Wallace 2009 : 142).

Il existe cependant quelques raisons intéressantes de penser qu’en Luc 1.2 ὑπερέτης fait en réalité allusion à un groupe spécifique de chrétiens chargés, non pas tant du ministère de la Parole par sa proclamation (ce qui n’est pas exclu pour autant), mais plutôt à une forme de service d’intendance livresque... Ce sujet est développé par T. O’Loughlin, dans un article de l’ouvrage de Houghton dir. 2014 : 1-15 ci-dessus représenté. Si l’hypothèse paraît douteuse prima facie, elle mérite cependant un examen attentif, et ce pour les raisons suivantes :

  • la transmission textuelle du message évangélique est un fait observé, mais assez peu documenté au fond d’un point de vue littéraire : tout indice est donc bon à prendre,

  • Luc est sans contexte un auteur maniant le verbe avec finesse :  sa précision dans l’emploi des vocables ne doit certainement pas être sous-estimée (ex. comparer Mt 5.25 avec Lc 12.58),

  • la construction TSKS est ici douteuse : deux groupes pourraient bien être en vue, les uns témoins oculaires, les autres conservateurs ; ou s’il ne s’agit que d’un groupe, deux rôles peuvent être en vue,

  • le terme même ὑπερέτης désigne souvent une sous-catégorie chargée de la mise en oeuvre, de l’intendance, des « opérations courantes » : servir la Parole en la conservant par écrit, à côté de la tradition orale elle aussi prisée, est un sens absolument possible pour ὑπερέτης τοῦ λόγου, d’autant que la tradition synoptique plaide à l’évidence en faveur de sources compilées de bonne heure (ainsi l’hypothétique source Q),

  • enfin certains passages indiquent assez nettement la nature du service rendu par ὑπερέτης – un soutien qu’on pourrait qualifier de logistique – en le distinguant d’activités plus nobles, ainsi Ac 13.4-5.

Pour emporter sans réserve l’adhésion, la suggestion de O’Loughlin mérite sans doute d’être approfondie et plus largement étayée : elle a cependant le mérite d’attirer l’attention sur un aspect parfois négligé des premières activités chrétiennes : la copie et la transmission des textes sacrés. A cet égard, un ouvrage signalé par Hurtado vient de paraître, Charlesworth, Early Christian Gospels : Their Production and Transmission (Gonnelli, 2016), qu’il faudra certainement consulter de près.