Skip to content

Courte note sur 1 Corinthiens 10.9

by areopage on janvier 22nd, 2017

Christianiser l’Ancien Testament est un exercice périlleux. Certaines fois cependant, l’auteur inspiré nous y invite explicitement. En 1 Corinthiens 1.1-12, on peut lire d’après la version Louis Segond :

Frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous passé au travers de la mer, 2 qu’ils ont tous été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, 3 qu’ils ont tous mangé le même aliment spirituel, 4 et qu’ils ont tous bu le même breuvage spirituel, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ5 Mais la plupart d’entre eux ne furent point agréables à Dieu, puisqu’ils périrent dans le désert. 6 Or, ces choses sont arrivées pour nous servir d’exemples, afin que nous n’ayons pas de mauvais désirs, comme ils en ont eu. 7 Ne devenez point idolâtres, comme quelques-uns d’eux, selon qu’il est écrit: Le peuple s’assit pour manger et pour boire; puis ils se levèrent pour se divertir8 Ne nous livrons point à l’impudicité, comme quelques-uns d’eux s’y livrèrent, de sorte qu’il en tomba vingt -trois mille en un seul jour9 Ne tentons point le Seigneur, comme le tentèrent quelques-uns d’eux, qui périrent par les serpents10 Ne murmurez point, comme murmurèrent quelques-uns d’eux, qui périrent par l’exterminateur11 Ces choses leur sont arrivées pour servir d’exemples, et elles ont été écrites pour notre instruction, à nous qui sommes parvenus à la fin des siècles. 12 Ainsi donc, que celui qui croit être debout prenne garde de tomber !

Ce court passage interroge à bien des égards : quel était ce rocher, et à quel point faut-il rapprocher ce propos de la légende juive sur le rocher abreuvant les Israélites au désert ? D’où Paul tient-il ce chiffre de 23 000 morts (cp. Nb 25.9) ? ou encore, que faut-il lire au verset 9 : « ne tentons point le Seigneur », ou « ne tentons point Dieu », ou bien « ne tentons point Christ » ?

C’est à cette dernière question que nous allons livrer quelques éléments de réflexion. Ce verset se lit ainsi dans le NA28 :

μηδὲ ἐκπειράζωμεν τὸν Χριστόν, καθώς τινες αὐτῶν ἐπείρασαν καὶ ὑπὸ τῶν ὂφεων ἀπώλλυντο.

C’est une lectio difficilior par excellence : on peut tout à fait expliquer les variantes κύριον et θεόν en imaginant des scribes être surpris par le segment ἐκπειράζωμεν τὸν Χριστόν, ils mirent Christ à l’épreuve. En effet, dans l’AT, l’expression plus consacrée, c’est mettre Jéhovah son Dieu à l’épreuve, par référence au passage bien connu de Deutéronome 6.16 (LXX) : οὐκ ἐκπειράσεις κύριον τὸν θεόν σου ὃν τρόπον ἐξεπειράσασθε ἐν τῷ Πειρασμῷ, tu ne mettras point Seigneur ton Dieu à l’épreuve, comme vous l’avez mis à l’épreuve à Épreuve (cp. BA 5 : 157). 

The difficulty of explaining how the ancient Israelites in the wilderness could have tempted Christ prompted some copyists to substitute either the ambiguous κύριον or the unobjectionable θεόν. Metzger 2000 : 494

It is far more likely that « Christ » was changed to « Lord » (or, « God ») than vice-versa. Comfort 2008 : 507

Personnellement, j’entends ces arguments sans problème : il est possible en effet que Christ ait été substitué par Dieu, et plus souvent encore par Seigneur, parce que l’expression « tenter Christ » est étrange.

En 1 Corinthiens, Christ est clairement identifié à un « rocher spirituel » accompagnant les Israélites dans le désert, ce qui fait penser bien sûr aux fameuses expressions « ange de Jéhovah » (ex. Ex 3.2), « ange de sa Face » (Is 63.9, voir ici) ou même « ange de l’Alliance » (Mal 3.1), cf. Godet 1885 : 505. Quelques chapitres auparavant, Paul déclare sans ambages que toutes choses [ont été créées] par son intermédiaire (δι’ οὗ τὰ πάντα, 1 Co 8.6). Force est donc de constater que Paul fait allusion, à plusieurs reprises et explicitement, à la préexistence du Christ, à ses interventions dans l’histoire d’Israël ou de l’humanité. On peut ainsi rejoindre Allo, au moins partiellement, sur l’idée que notre locus est à noter « pour la christologie » (cf. Allo 1934 : 233-234).

Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela, et l’on peut douter de cette leçon « tenter Christ » pour les raisons suivantes :

  • L’allusion à Deutéronome 6.16 est précise, et Paul, pourtant défenseur d’une christologie haute (voir ici), n’identifie pas Jésus à Dieu pour autant (c’est ce qui ressort du contexte, et notamment de 1Co 8.6),
  • Quand la tradition manuscrite est hésitante, voire déroutante, il faut redoubler de vigilance, et se remémorer les controverses christologiques qui secouèrent les II/IIIe – IVe siècles.

J’ai dressé en son temps une liste de curieuses variantes qui entrent exactement dans le cadre de notre verset : une variation entre les termes Dieu / Seigneur / Jésus / Christ, ou l’absence de l’un de ces termes. Il en ressort avec la plus parfaite évidence que les scribes ne s’attelaient pas seulement à éclaircir un passage, l’harmoniser avec un autre, ou occulter une difficulté, mais ils pouvaient bel et bien, à l’occasion, corrompre leur texte pour des motifs théologiques (Fontaine 2007 : 258-264). On trouve ce genre de variantes en 1 Corinthiens 5.5, 7.40, 10.5, et 10.9. Cela fait beaucoup. En 10.5 justement, le sujet Dieu est omis pour faire de Christ le sujet le plus évident…

Bart Ehrman a livré sur ce type de corruption une étude qui me paraît décisive, puisqu’elle montre l’effet des controverses christologiques sur la transmission du texte néotestamentaire : The Orthodox Corruption of Scripture – The Effect of Christological Controversies on the Text of the New Testament (Oxford University Press, 1993). Il traite ce passage pp.89-90. Ne sachant mieux dire, je vous y renvoie – mais l’étude est à appréhender dans sa globalité (et paraîtra d’autant plus convaincante qu’on jettera un petit coup d’œil, en parallèle, à ma liste – qui n’est d’ailleurs sans doute même pas complète, quoique déjà bien fournie !).

On pourra objecter : qu’est-ce à dire ? que le texte du Nouveau Testament serait corrompu ? Hérésie ! À ce stade, il faut faire preuve de bon sens. Par sa nature, une édition critique du NT fait des choix parmi les manuscrits – pour le GNT, le choix pour notre locus est noté avec une relative confiance d’un {B} – et de fait il n’y a pas de texte grec du NT qui serait « corrompu », puisque les deux éditions courantes, GNT5 et NA28, sont des reconstitutions savantes de ce texte, des patchworks… En revanche les manuscrits servant à cette reconstitution, oui, peuvent tout à fait être corrompus à des degrés divers…

J’ajoute qu’avant le NA26, on lisait couramment ἐκπειράζωμεν τὸν κύριον (ainsi Alford, Nestle 1904, Tischendorf, Tregelles, Merk, ou encore Westcott et Hort). Le choix de retenir un texte parlant de « tenter Christ » est récent, et par sa nature, peu anodin.

Si la majorité des traductions françaises se sont rangées derrière le consensus imposé par le texte du Nestlé-Aland ou du Greek New Testament, on remarquera toutefois que ce n’est pas le cas de toutes : ainsi TMN (fondée sur WH), LSG, NEG, PDV, TOB révisée, Pléiade, et même BJ, conservent la leçon κύριον.

Je concluerai sur les propos de ce commentaire que j’endosse à mon compte :

We may safely prefer τὀν Κύριον (א B C P 17, Aeth. Arm.) to τὸν Χριστόν (D E F G K L, Latt.) or τὸν Θεόν (A). No doubt Χριστόν, if original, might have been changed to Κύροιν or Θεόν because of the difficulty of supposing that the Israelites in the wilderness tempted Christ. On the other hand, either Χριστόν or Θεόν might be a gloss to explain the meaning of Κύριον. Epiphanius says that Marcion substituted Χριστόν for Κύριον, that the Apostle might not appear to assert the lordship of Christ. Whatever may be the truth about this, it is rash to say that ‘Marcion was right in thinking that the reading Κύριον identifies the Lord Jehovah of the narrative with the historical Jesus Christ’. It is safer to say with Hort on 1 Pet. 2:3, “No such identification can be clearly made out in the N.T”. But see on Rom. 10:12, 13 [ce passage s’explique en tant compte de l’exégèse particulière de Paul, voir ici]. In the N.T. ό Κύριος commonly means ‘our Lord’; but this is by no means always the case, and here it almost certainly means Jehovah, as Num. 21:4–9 and Ps. 78:18 imply. There seems to be no difference in LXX between Κύροις and ὀ Κὐριος, and in Nm.T. we can lay down no rule that Κύριος means God and ὀ Κύριος Christ. See Bigg on 1 Pet. 1:3, 25; 2:3; 3:15; Nestle, Text. Crit. of N.T. p. 307. ICC/NT

Pour en savoir plus : Bart Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture – The Effect of Christological Controversies on the Text of the New Testament | Fontaine, Le nom divin dans le Nouveau Testament (L’Harmattan, 2007 ; cf. pp.258-264) | Contra : Carroll D. Osburn, ‘The Text of 1 Corinthians 10:9,’ in New Testament Textual Criticism: Its Significance for Exegesis: Essays in Honour of Bruce M. Metzger, ed. Eldon Jay Epp and Gordon D. Fee (Oxford: Clarendon Press, 1981), pp.1-12 | Gordon D. Fee, Pauline Christology – An Exegetical – Theological Study (Baker Academic, 2007 ; cf. pp.97-98, 502-505) | Kuen, Encyclopédie des Difficultés Bibliques : Les lettres de Paul (Emmaüs, 2003 ; cf. pp.137-139)

5 Comments
  1. Épineux et très intéressant. Mais généralement on ferait mieux de prendre en compte de manière pragmatique la manière dont les auteurs premiers du NT ont fait endosser effectivement à Jésus comme Christ diverses fonctions et figures sous lesquelles apparait la Divinité dans l’AT. De sorte que Jésus Christ est devenu le « visage de Dieu » (2 Co 4.6). Cette identification de Jésus à ces figures et fonctions n’était généralement pas assortie de précisions christologiques ou théologiques sur la manière dont il fallait ou il ne fallait pas « trop » identifier Jésus à « Dieu ».
    Sans parler du fait qu’en adoptant le grec, la notion de theos est-elle équivalente à celle d' »Elohim » ? Tout est fait pour brouiller les pistes et les catégories !
    L’identification exacte par laquelle les premiers chrétiens appelaient rigoureusement « Jésus » et « Dieu », est de l’ordre, soit d’une tradition orale qui a été perdue (dès Ignace d’Antioche), soit de quelque chose qui n’a jamais existé de manière normative. Dès lors, aucun dogmatisme n’est de mise, et une saine théologie (ou exégèse) s’intéresserait à la manière dont parfois effectivement, le Christ se confond pour ainsi dire avec la Divinité, sans que cela soit définitif et permanent. En gros, pour les premiers chrétiens, Christ était tantôt plutôt homme, tantôt plutôt divin. Coupant court à cette alternance déstabilisante à cause de traditions qui avaient été perdues ou réduites par le temps (traditions qui permettaient encore à Clément d’Alexandrie ou à Origène de faire la part des choses), les théologiens ecclésiastiques du IVe siècle ont juxtaposé en simultané les deux natures du Christ comme coexistantes (sans séparation, ni fusion totale). Pour revenir au texte étudié, la question est de savoir si les scribes ont compris la mission christologique assigné aux instances invoquées :
    « christon » et « autôn ». Le premier (christon), à bien lire la première partie de la phrase (« ne tentons [- quant à nous -] le Christ »), la lectio christon tient la route, mais c’est l’identification de « autôn » à christon dans la deuxième partie de la phrase qui poserait problème. Dès lors, on peut envisager le fait que la référencialité des deux mots ou de tout terme à essence théologique (kurios, theos, christos, etc.) est parfois flottante (volontairement), et donc que la coréférencialité des deux mots ne serait pas de l’ordre de l’identification absolue. Ainsi, dans la première partie du verset, il s’agirait bien de « Christ », tandis que dans la deuxième, « autôn » ce serait plutôt et effectivement YHWH (mais « représenté pour nous chrétiens par le visage de Christ », donc c’est en gros la même chose, l’auteur ayant tendance à sous-entendre : « enfin bref, vous m’avez compris »). Cela en vertu de l’unité christologique entre le Fils et le Père, cf. Jean 10.38 et 14.10 entre autres.
    Ton propre bouquin est évidemment la base de travail sur le sujet.

  2. Florent permalink

    J’aurais également ajouté Jean 17:21 pour la tant fameuse question du sens de l’unité christologique…

  3. Stef permalink

    Bonjour a tous,

    merci pour cette article

    Pouvez vous me dire ce que les plus vieux manuscrit en grec utilise dans ce verset christ ou seigneur ?

    Merci pour votre réponse

    Stef

    • areopage permalink

      Le plus ancien manuscrit est le P46 daté du IIe/IIIe s : il comporte « Christ ». Pour le reste, la tradition manuscrite est très divisée entre « Christ » et « Seigneur ».

  4. Stef permalink

    Merci Didier

Leave a Reply

Note: XHTML is allowed. Your email address will never be published.

Subscribe to this comment feed via RSS