25/11/2015

Le nom divin dans le livre de Jonas

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Qu’on l’aborde sous l’angle historique, linguistique, théologique, textuel ou littéraire, ce petit prophète ne lasse pas de surprendre. Sa concision – seulement 4 chapitres et 48 versets – ne l’empêche pas de présenter une richesse insoupçonnée, voire déconcertante. Les hébraïsants en savent quelque chose, qui commencent souvent leurs premiers pas en compagnie de Jonas.

Ce qui m’intéresse ici, c’est l’analyse narrative, spécialement en lien avec la désignation de Dieu : dans le livre de Jonas, en effet, on remarque que Dieu est désigné de trois manières différentes : essentiellement par יהוה, Jéhovah (26 fois) ou par האלהים/אלהים, Dieu (16 fois), et une fois par אל, Dieu (dans une allusion à Exode 34.6). Cette alternance a-t-elle un sens, et si oui lequel ?

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Tout comme dans le Pentateuque, certains sont tentés de recourir à l’analyse rédactionnelle, et imaginent des sources diverses dans lesquelles l’auteur aurait pioché, ce qui rendrait compte des différences dans la désignation de Dieu ; d’autres invoquent la liberté littéraire de l’auteur (cf. Lichtert 2003 : 247, Bolin 1997 : 45).

Des études plus récentes pointent néanmoins les insuffisances de ces explications (Goldstein 2007 : 77, je souligne) :

Whether the chapters of the book were born of several minds or just one, the final product demonstrates a clear intention by one person to integrate literary themes through precise wording. I offer as an example of this intention what appears to be the purposeful selection of the divine names YHWH and Elohim throughout the narrative portions of Jonah, which should not be attributed either to the combination of sources or to random usage.

De fait, il semble bien y avoir dans le livre de Jonas un procédé narratif homogène concernant les désignations du divin. Sur la nature de ce procédé, l’hypothèse la plus courante fait état d’un emploi sélectif qui tiendrait compte du contexte : tantôt le tétragramme est employé quand il est question du Dieu d’Israël, le Dieu unique, tantôt on recourt à un plus générique Elohim quand il s’agit des dieux païens, dont l’existence est implicitement niée. Il n’est sans doute d’ailleurs pas possible de comprendre Jonas sans avoir quelque part à l’esprit le thème d’ « Israël et les nations », thème qui parcourt d’autres prophètes parmi les Douze. Ainsi Kidner (1970 : 126), qui relève une tendance assez nette : « a preference for ‘Yahweh’ in an Israelite context and ‘Elohim’ elsewhere », bien qu’il y ait des exceptions.

D’autres l’ont remarqué à des degrés divers, distinguant parfois entre les diverses sections du livre de Jonas, mais soulignant toujours le même principe à peu de chose près. Ainsi Limburg (1993 : 45) :

Jonah 1.1-16 suggests a pattern in name usage. Yahweh is used to refer to the God of the Hebrews, and Elohim is used in connection with the gods of the non-Israelite sailors and their captain, in 1:5 and 6 (twice). The sailors hear about Yahweh from Jonah (1:9), and in 1:14-15 they are addressing and worshipping Yahweh as the God of heaven and the maker of the sea and the dry land.

Même idée chez Goldstein (2007 : 78) :

For Jonah (…) the name YHWH serves when the Deity engages directly with an Israelite, while the term Elohim is employed in descriptions of the relationship God has with non-Israelites. This distinction works clearly in the four chapters.

On se rend compte du distinguo assez facilement :

Narrateur : וַֽיְהִי דְּבַר יְהוָה אֶל יוֹנָה בֶן אֲמִתַּי לֵאמֹֽר, La parole de Jéhovah vint à Jonas, fils d’Amittaï  (Jonas 1.1)

Jonas : קָרָאתִי מִצָּרָה לִי אֶל יְהוָה וַֽיַּעֲנֵנִי, Dans ma détresse, j’ai invoqué Jéhovah, et il m’a répondu (Jonas 2:2)

Les non-Israélites : …אוּלַי יִתְעַשֵּׁת הָאֱלֹהִים לָנוּ וְלֹא נֹאבֵֽד, peut-être (le) Dieu pensera-t-il à nous et nous ne périrons pas (Jonas 1:6)

D’ailleurs le narrateur ne manque pas de signaler que chacun se tourne vers son dieu, indiquant implicitement la multiplicité des dieux de ces marins (וַֽיִּזְעֲקוּ אִישׁ אֶל אֱלֹהָיו , ils implorèrent chacun son dieu, 1.5). Ce faisant, le distinguo יהוה/ַאלהים est important car il rend d’autant plus cruciale la révélation du nom, en 1.9, qui est d’autant plus péremptoire qu’elle est, comme nous allons voir, teintée d’une certaine ironie.

עִבְרִי אָנֹכִי וְאֶת יְהוָה אֱלֹהֵי הַשָּׁמַיִם אֲנִי יָרֵא אֲשֶׁר עָשָׂה אֶת הַיָּם וְאֶת הַיַּבָּשָֽׁה

Je suis hébreu, et je révère Jéhovah, le Dieu des cieux, qui a fait la mer et la terre ferme.

Dès lors, les non-Israélites sont informés du Nom, et ils l’emploient (de manière syncrétique ?): « אָנָּה יְהוָה » (ô Jéhovah), « אַתָּה יְהוָה » (toi Jéhovah), v.14 :

the narrator is explicit in showing that the sailors only know the name YHWH because Jonah has shared it with them, and they now turn to worshipping YHWH, at least for the moment. (Goldstein 2007 : 80)

Il en est de même chez les Ninivites, qui, par suite de la prédication de Jonas, se mettent à implorer (le) Dieu, האלהים.

Il vaut la peine de citer in extenso la conclusion de Goldstein (2007 : 83) :

The frequent shift between divine names is explained by the observation that, when the narrative concerns the relationship between God and Israel (represented by Jonah), the author uses YHWH, and when the narrative’s concern is the relationship between God and non-Israelites (represented by Nineveh), he uses Elohim. Through the use of divine name, the author intends to show that, although Israelites are « YHWH’s » people, non-Israelites are responsible to this same God. God demonstrates the same characteristic mercy to them as he does to Jonah. By using YHWH in specific cases and Elohim in others, the author indicates that, even if one does not know the special name by which Jonah and the Israelites call God, one can still derive the benefits of allegiance to him.

D’autres exégètes ont analysé ce fait narratif plus ou moins en détail. Je ne mentionnerai ici que Richter 2003, qui parvient à des conclusions tout à fait similaires, après avoir eu soin toutefois de distinguer les différentes situations chapitre par chapitre (cf. p.249, 250).

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Matthieu Richelle (2012 : 145-145) signale un autre fait narratif assez intéressant : l’ironie.

Alors que le prophète s’est enfui précisément parce qu’il ne veut pas aller proclamer la parole du Seigneur à un peuple étranger, c’est justement sa fuite qui conduit des marins adorant chacun son dieu (Jon. 1.5) à se mettre à prier celui d’Israël (v. 14) ! « L’activité anti-missionnaire de Jonas a ironiquement abouti à la conversion de non-Israélites. » C’est d’autant plus frappant que Jonas s’était présenté d’emblée en mettant en avant sa piété : « Je suis hébreu et je crains le Seigneur » (v.9) , dans l’histoire, ce sont les marins qui se montrent les plus « spirituels ». Plus loin, l’attitude de Jonas au sujet de Ninive montre que « Jonas veut bénéficier de la grâce de Dieu sans être changée par elle, et en même temps il veut l’éloigner de ceux dont la vie est réellement changée par elle. »

Documents à consulter : Goldstein, « On the Use of the Name of God in the Book of Jonah », in Malena et Miano 2007 : 77-83 | Kidner, « The distribution of the divine names in Jonah », Tyndale Bulletin 21, 1970 : 126-127 | Richter, « Récit et noms de Dieu dans le livre de Jonas », Biblica 84/2, 2003 : 247-251 | Limburg, « Excursus : The Names for God in Jonah », 1993 :45-47 | Knauf, « Jonas » in Römer et al. 2004 : 420-426 | Richelle 2012 | Feuillet, SDB IV : 1104-1131 | Kessler-Mesguich 2008 : 216-226 | Jonas interlinéaire hébreu – français | Gertoux 2015 | Echols 2013 | Tucker 2006