Sébastien Morlet a livré, dans la Revue d’études augustiniennes et patristiques (60, 2014, 213-252), une étude tout à fait remarquable, intitulée « Mentions et interprétations du tétragramme chez Eusèbe de Césarée« . L’étude est assortie d’un appendice présentant les 26 textes discutés.
Eusèbe de Césarée apparaît comme l’auteur chrétien de l’Antiquité qui évoque le plus souvent le tétragramme. L’article fournit en grec et en traduction l’ensemble du dossier. Le témoignage d’Eusèbe transmet un certain nombre de traditions juives relatives au nom divin. Il documente également des états du texte biblique, qui ne sont pas toujours faciles à identifier, et où le tétragramme était rendu tel quel, en hébreu. Eusèbe interprète le tétragramme d’une façon particulière : tantôt indication du Père par rapport au Fils, tantôt indication de la divinité du Fils par rapport aux anges. Eusèbe est ici en rupture avec l’interprétation juive, mais aussi avec celle d’Origène, qui semble pourtant être sa source majeure. L’Alexandrin paraît en effet avoir considéré le tétragramme avant tout, sinon exclusivement, comme un nom de Dieu en tant que tel, c’est-à-dire du Père.
Eusèbe rapporte les traditions juives concernant le tétragramme (cf. p.215) : qu’il est indicible (ἄρρητος) et imprononçable (ἀνεκφώνητος), qu’il se compose de sept voyelles, que le grand-prêtre portait sur son front la prononciation du Nom, que le tétragramme correspond à κύριος, ou que ce Nom dévoile l’indicible caractère de Dieu tandis que les substituts (Adonay, El, Elohim/אדני, אל, אלהים) ses qualités seulement. Morlet se demande à juste titre si Eusèbe tenait ses traditions de première main, ou s’il ne fait que rapporter ce qu’il a entendu auprès de son maître Origène (p.217, 230). Sans doute consultait-il les Hexaples, dont la deuxième colonne reproduisait le texte hébraïque translittéré en grec (avec le tétragramme conservé en hébreu semble-t-il, cf. p.218 ; à peu près idem pour la troisième colonne, Aquila, et la quatrième, Symmaque, cf. p.219, à la variante près que le nom figurait soit en hébreu carré, soit sous la forme ΠΙΠΙ).
Parfois, Eusèbe intrigue, car il mentionne un état du texte de la Septante qui nous est absolument inconnu : ainsi dans la Démonstration évangélique, V, II, 3 et IX, 7, 14, il commente la présence du tétragramme quand notre texte, et toute la tradition manuscrite, ne connaît que θεός. On pourrait penser à une erreur, c’est même très tentant (p224) :
On pourrait n’y voir qu’une méprise d’Eusèbe si ce dernier, dans le second cas, n’évoquait très précisément » le Dieu indiqué plus haut – ou : le Dieu supérieur indiqué – par le tétragramme. Peut-être donc Eusèbe disposait-il d’un texte qui , à côté de θεός, donnait l’indication יהוה ou ΠΙΠΙ (…).
D’autres remarques d’Eusèbe donnent à penser que son texte contenait des indications marginales, ou scholies, qu’il commente en même tant que le texte : tout cela rend extrêmement périlleuse toute description, et commentaire, de l’état textuel des Septante qu’il avait sous les yeux. Du point de vue exégétique, Eusèbe interprète souvent le tétragramme comme une désignation du Christ, spécialement dans les livres de la Genèse, de l’Exode et des Nombres (p.226). Dans les autres cas, dans les Psaumes précisément, ce même tétragramme désigne le Père.
La présence ou non du tétragramme est donc une sorte de « vivier exégétique ».
Plus rarement, Eusèbe propose une interprétation christologique du tétragramme lorsque, dans le texte biblique, le « Seigneur » désigné par le nom ineffable se trouve distingué d’un autre Seigneur, nommé de la même façon ou d’une manière qui ne laisse aucun doute, selon lui, sur sa qualité de Dieu suprême. Il note ainsi qu’en Gn 19, 23 – le Seigneur fit pleuvoir d’auprès du Seigneur –, le mot κύριος traduit à deux reprises le tétragramme. (p.227)
On est étonné que Morlet ne fasse pas une allusion au Dialogue entre Athanase et Zachée (IVe s. prob.), §15. Car pour qui est familier des dialogues entre Juifs et Chrétiens composés durant les IIe-IVe siècles, ce type « démonstrations » était courant (traduction personnelle depuis Conybeare) :
Athanase : Lorsque l’Écriture déclare : et Seigneur Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du feu et du souffre, d’auprès de Seigneur depuis le ciel. Et les villes et toute la contrée environnante furent détruites. Ainsi donc, depuis quel Seigneur Seigneur Dieu a-t-il fait pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du souffre et du feu ?
Zachée : On ne dit pas « Seigneur Dieu fit pleuvoir« , mais « Dieu fit pleuvoir« .
Athanase : La plupart des copies ont « Seigneur Dieu« . Supposons que « Dieu » n’a pas été ajouté : n’est-il pas évident que celui qui a fait pleuvoir est celui qui a dit à Lot : voici que j’ai eu de la considération à ton endroit en cette affaire, pour ne pas détruire la ville au sujet de laquelle tu as parlé ?
Mais si Morlet souligne le tribut d’Eusèbe au maître Origène (p.230), sur le sujet du tétragramme Eusèbe innove, car on ne trouve rien chez Origène qui puisse laisser penser que pour lui le tétragramme n’était autre que le Père (p.231). Car pour Eusèbe le Père n’est nommé Seigneur qu’abusivement (p.231). Partout ou presque il pense déceler la trace du Christ.
La façon dont Eusèbe mentionne et commente le tétragramme constitue un exemple significatif d’appropriation chrétienne des réalités juives, dont il existe d’autres exemples dans son oeuvre. (…) La documentation d’Eusèbe était peut-être multiforme : les commentaires d’Origène, les Hexaples, la recension hexaplaire, d’autres manuscrits de la Septante, peut-être glosés. L’interprétation qu’il donne du nom divin résulte certes d’une volonté de faire pièce à son interprétation juive, mais plus généralement d’un projet d’exégèse christologique quasi intégral de l’Écriture qui devait nécessairement amener Eusèbe à prendre ses distances par rapport à sa source principale, Origène, et à proposer finalement, du nom divin, une interprétation qui, la plupart du temps, semble-t-il, n’était pas celle du maître.
A juste titre, Morlet interroge :
Que pouvait penser un juif de l’interprétation christologique du tétragramme ? Et comment ne pas rester perplexe devant l’audace exégétique d’Eusèbe ?
A quoi j’ajouterai que l’exégèse d’Eusèbe est en fait confuse, voire contradictoire. Il connaît le nom divin, qu’il cite 22 fois environ ; mais souvent il rapporte que chez les Juifs, ce nom est « imprononçable ». Voilà qui est curieux, et l’on se demande : qu’en pense-t-il lui-même ? Il est bien au courant du substitut Adonay, seulement ses prises de positions christologiques le conduisent sur des sentiers glissants : en filigrane, on devine que, pour lui, le Père ne saurait vraiment être désigné par un nom. Alors, n’en aurait-il pas ? Pas sûr. Car Morlet n’aborde pas un point curieux concernant le nom divin chez Eusèbe, et qu’on pourrait corréler à son usage du tétragramme : ses mentions vocalisées, en grec (cf. TLG ; voir aussi Shaw 2014 : 111-112, 415) :
Démonstration évangélique 4.17.13 : Ἰωσουὲ δέ ἐστιν Ἰαὼ σωτηρία, τοῦτ’ ἔστιν θεοῦ σωτήριον
Démonstration évangélique 10.8.28 : φέρονταί γε μὴν παρ’αὐτοῖς ἐπὶ τῆς θείας προσηγορίας καὶ ἕτεραί τινες ἐκφωνήσεις, ὥσπερ οὖν καὶ τὸ Σαδδαὶ καὶ τὸ Ἰαὼ καὶ τὸἪλ καὶ ἄλλα
τούτοις παραπλήσια.
Extraits prophétiques (p.124, l.13) ᾧ καὶ ἀναμ φιλόγως ἀνάγοιτ’ ἂν ἐπὶ τὸν Χριστὸν τὸν ἀληθῶς υἱὸν τοῦ ……… ἑρμηνεύεται ιαὼ δικαιοσύνη·
Il serait particulièrement intéressant de savoir si pour cette forme Eusèbe était là-encore tributaire d’Origène, ou bien s’il la tenait d’une source juive, ou encore si, à son époque, cette forme du Nom était encore en usage.