19/04/2015

Un homme de « l’entre-deux » (1 Samuel 17.4)

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L’histoire de David et Goliath pose de nombreux problèmes littéraires, linguistiques, historiques, archéologiques ou textuels. On sait depuis longtemps que le texte massorétique des livres de Samuel n’est pas de bonne qualité, et qu’en bien des endroits, il faut lui préférer le texte de la Septante (A. Yadin 2004 : 375, Roberts 1951 : 182, Klein 1974 : 21-23).  Au point de vue littéraire, l’épisode de David et Goliath est précisément un de ces passages où les différences sont sensibles (le texte étant 44% plus court dans la Septante, cf. Tov 2012 : 301 ; cf. Johnson 2012a), et donnent la nette impression que le texte massorétique présente une version courte « expurgée » (cf. Johnson 2012b) pour des motifs théologiques (Caquot et Robert 1994 : 200). On peut également s’enquérir de l’intertextualité : faut-il voir des parallèles avec l’Iliade (ex. 3.16-20, 86-94, 7.72-86, 92-93, 151, 226-243, 11.15,29) ? Ou bien, malgré les ressemblances superficielles, les parallèles sont-ils plutôt à chercher du côté des peuples environnants (cf. Frolov et Wright 2011) ? Au point de vue historique, l’armure de Goliath a suscité bien des interrogations : sa description est précise (1 Samuel 17.4,5,7), puisqu’il est question d’un casque, d’une cotte de mailles de 57 kg environ, d’une lance, de jambières, et d’un bouclier. L’illustration en exergue de ce post est donc un peu fantaisiste… Il faudrait plutôt se représenter la scène ainsi :

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Certains, comme I. Finkelstein, l’ont trouvée anachronique (2006 : 186-187 ; SDB 7 : 1265); d’autres plus nombreux y trouvent des indices probants de réalisme (Richelle 2012 : 78-79). De même la pratique des combats singuliers – la μονομαχία – a étonné : qu’un combat seul puisse déterminer l’issue d’une bataille a paru invraisemblable, et de caractère grec seulement (A. Yadin 1992 : 379). Et pourtant la pratique semble attestée chez d’autres peuples du Proche Orient (de Vaux 1959de Vaux 1971 : 122–35), de surcroît la connexion entre Grecs (ou plus précisément les Pélasge) et Philistins est établie (SDB 7 : 1237). Au point de vue archéologique, on pense avoir retrouvé le camp de la vallée d’Elah mentionné en 1 Samuel 17.1-2Khirbet Qeiyafa, cf. Leivin 2012 ; voir aussi Fantalkin, plus minimaliste).

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Et l’on peut continuer de détail en détail : ainsi, la mutilation de l’ennemi (1 Samuel 17:41-46) est-elle aussi un élément de réalisme bien attesté dans les sources (Lemos 2006 : 235).  Au point de vue textuel, quelle taille Goliath avait-il ? Six coudées et un empan (1 Samuel 17.4, TM : שֵׁשׁ אַמּוֹת וָזָֽרֶת) – c’est-à-dire 3.06 m – ou 4 coudées et un empan (LXX, τεσσάρων πήχεων καὶ σπιθαμῆς ; =4Q51, ]א֯רבע[, AJ 6.171), soit 1.96 m (cf. Kuen, EDB 2 : 414, Hays 2005 et 2007) ? Et qui l’a tué, David (1 Samuel 17.51) ou Elhanan (2 Samuel 21.19 / 1 Chroniques 20.5, cf. Kuen, EDB 2 : 416-417EP 1 : 998-999) ?

On le voit, cet épisode pourtant célèbre n’en finit pas de faire couler de l’encre. Ici je ne m’intéresserai donc qu’à un petit détail linguistique : la curieuse expression « l’homme de l’entre-deux » : אִֽישׁ הַבֵּנַיִם, que les traductions rendent couramment par « champion ».  Mais quel « entre-deux », et pourquoi « champion » ?

On peut déjà comparer les versions.

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Tandis que le Texte Massorétique parle d’un homme de l’entre-deux, que certains rendent « homme des intervalles » (vir intermedius), la Septante porte homme puissant, comme s’il y avait חיל (Dhorme 1910 : 147), la Vulgate, bâtard, le Targum de Ps.-Jonathan, un homme fort ou héros (גַּבְרָא), et la version syriaque de même, homme fort, héros (ܓܢܒܪܐ = גַּבְרָא). Il apparaît clairement que les traductions laissent à désirer, et sont en fait influencées par le verset 51 (גִּבּוֹרָם, leur homme fort). Les rabbins n’ont d’ailleurs pas manqué de s’interroger sur le sens de cette expression (b. Sota 8:1, IV.4.A). Leurs discussions tournent essentiellement autour de la signification du terme בנים, dont les différentes vocalisations permettent, au gré des fantaisies, des sens plus ou moins inattendus : pour l’un, Goliath était « façonné » (mebunneh) sans honte ; pour l’autre, il était celui qui était « au milieu » (benoni) de ses frères ; pour un autre encore, c’était une vraie « construction » (binyan) – on pourrait dire un colosse -, pour un autre enfin, il était fils de cent pères et d’une mère (ben nane [?])… Ils expliquent donc, peut-être, le bâtard de la Vulgate, sans toutefois éclaircir notre אִֽישׁ הַבֵּנַיִם…

Comme l’expression אִֽישׁ הַבֵּנַיִם ne figure qu’en 1 Samuel 17.4 et 1 Samuel 17.23, il est assez difficile d’en déterminer le sens. Il faut certes en questionner la vocalisation, comme ont fait les rabbins, sans toutefois divaguer… On notera simplement que la forme בנים n’est pas une forme nominale connue (ainsi CDCH, s.v. *בנים), et il faut peut-être lire בינים (CDCH : 50) comme dans 1Q33 6.1 et passim. L’interprétation la plus courante est celle de l’homme de l’espace entre les deux lignes ennemies, c’est-à-dire le héros, le champion qui est désigné pour les combats singuliers – l’homme du μεταίχμιος.

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Ainsi cette explication qu’on lit dans le SDB 7 : 1264 (nous soulignons):

Le sens de ce passage est clair ; le sort des deux peuples doit être réglé par un combat singulier; David s’offre pour relever le défi. Son adversaire est appelé אִֽישׁ הַבֵּנַיִם, expression isolée dans la Bible et que les versions n’ont pas comprise. La solution la plus vraisemblable est de faire de בֵּנַיִם un duel de בֵּין, « l’entre-deux », ce Philistin étant « l’homme de l’entre-deux« , probablement celui qui livre un combat entre les deux armées rangées en ligne, beaucoup plus que le membre d’une troupe de choix qui s’avance entre les deux fronts. Le terme se trouve jusqu’à 14 fois dans la Règle de la Guerre de Qumrân en un sens qu’il n’est pas facile de déterminer; est-ce l’infanterie légère, ou les hommes de la mêlée ? Mais la présence de ce terme dans ce document prouve que son auteur a utilisé un vocable archaïque de l’A.T. auquel il a donné un tout autre contenu.

A Qumrân précisément, le terme figure 27 fois avec semble-t-il et dans la grande majorité des cas le sens d’homme d’infanterie, sans qu’on puisse être vraiment précis (ex. 1Q33 1.14, 3.1, 7, 6.1, etc.). Mais pas toujours. Dans le 4Q427 f7 2.21 par exemple, on lit :

[דברנו לכה ולו֯א֯ לאיש ב֯י֯[נים — והטיתה

nous avons parlé à toi, et non à un intermédiaire

Nous suivons ici Martinez et Tigchelaar (DSS-SE 2 : 899), qui traduisent ainsi : to you we have spoken and not to an interme[diary … Wise, Abegg et Cook 2003 : 132 de leur côté rendent ce passage ainsi : nous Te parlons à Toi et non à un cham[pion (ou un intermédiaire). Bien qu’ils choisissent champion en premier lieu, sûrement par pure convention, la formulation même (…לכה ולו֯א֯) insiste sur l’absence d’intermédiaire. Or le contexte est à la louange de Dieu pour tous ses bienfaits, en dehors de tout contexte militaire. On trouve d’ailleurs un autre cas de ce sens atypique en 1QHa 14.15b-16 – un document difficile à interpréter, et donc à traduire, en raison des lacunes :

כי הביאות֯ה֯ ◌[ — ]ס֯ודכה

לכול אנשי עצתכה ובגורל יחד עם מלאכי פנים. ואין מליץ בנים לק[ — ל]ה֯שיב

car tu as fait venir […. et] ton amitié

à tous les hommes de ton conseil et de l’association de la communauté par le moyen des anges-de-face : et il n’y avait point d’intermédiaire entre tes sa[ints … pour] faire retourner

Ici comme dans le 1QHa, il semble bien que l’amitié divine (סוֹד) répandue sur les « privilégiés » de la communauté de Qumrân s’entendait sans intermédiaire, car les « anges de la face » qui y sont mentionnés n’étaient précisément pas considérés comme des intermédiaires (voir mon précédent post à ce sujet). L’emploi du terme מליץ, intermédiaire, intercesseur, aux côtés de בנים pourrait ainsi soutenir l’équation מליץ בנים = איש הבנים.

Il ressort qu’à côté de l’hypothèse traditionnelle, on peut aussi traduire אִֽישׁ הַבֵּנַיִם, l’homme qui fait le lien, qui se trouve entre deux (partis). C’est un sens que nous n’avons relevé nulle part et qui semble assez clair dans les deux exemples cités. On pourrait presque dire « médiateur » (et penser à « négociateur ») – et sans conteste Goliath avait un profil intéressant pour le poste… C’est d’autant plus probable que ce terme מליץ qui pourrait remplacer איש vient d’une racine לוּץ signifiant mépriser, railler, parler avec arrogance. Or ce n’est pas tant ce fait étymologique qui nous intéresse, mais plutôt l’insistance du récit à présenter Goliath comme un « challenger », un homme redoutable et méprisant qui harangue les troupes de Saül pendant quarante jours (1 Samuel 17.8-10, 16, 23). Ne faut-il donc pas voir dans le איש הבנים ou le מליץ בנים un intermédiaire du genre arrogant, non pas un champion en tant que tel, encore fallait-il être « champion » pour assumer son arrogance, mais un homme de défi ou pseudo-ambassadeur ?

A ces deux hypothèses, on peut en ajouter une troisième. Elle est fournie par Matthieu Richelle (2012 : 78-79) qui, après avoir examiné et nuancé, voire réfuté, les thèses minimalistes de Finkelstein sur cet épisode, explique (nous soulignons) :

Plus récemment, J. Zorn a estimé que la plupart des analyses de la tenue de Goliath partent du présupposé qu’il était un fantassin, parce que la confrontation avec David a lieu « à pied ». Lui-même conclut que « chaque partie de la panoplie de Goliath – son armure à écailles, son casque, ses jambières – est [un élément de] cuirasse porté par des guerriers sur chars, soit du Proche-Orient, soit de Grèce, et attesté jusqu’à la toute fin de l’âge de bronze ». Zorn fait ensuite de même avec les armes du Philistin, et propose par ailleurs un rapprochement entre l’affirmation qu’un porteur se charge du bouclier (1 S 17.7) et le fait que sur un char, il se trouvait souvent plusieurs soldats, l’un conduisant, l’autre utilisant des armes offensives (arc…), et un autre encore assurant la protection à l’aide d’un bouclier. Cela expliquerait l’expression hébraïque mystérieuse des v.4 et 23, que l’on traduit par « champion » mais qui signifie littéralement : « un homme de l’entre-deux »… La NBS édition d’étude indique en note que cette formule « désignait probablement un soldat qui proposait aux ennemis un combat singulier devant se dérouler sous les yeux des deux troupes adverses » : c’est l’explication classique, mais il s’agit clairement d’une solution ad hoc. Zorn remarque que sur des reliefs égyptiens, notamment ceux de Ramsès III célébrant sa victoire sur les Peuples de la Mer (vers 1178), on voit bien des chars portant trois soldats ; l' »homme de l’entre-deux » pourrait dès lors être le soldat attaquant, flanqué du conducteur et du porteur de bouclier. En un mot, Goliath aurait très bien pu être un combattant sur char, celui du « milieu », l’attaquant, et lors du duel avec David, on le retrouverait « à pied » mais avec son armure habituelle et accompagné de son porteur de bouclier. Zorn estime ainsi que la description biblique est plausible en tant que souvenir authentique de la tenue d’un combattant philistin du XIe s. av.J.-C.

Ainsi l’étude de J. Zorn, « Reconsidering Goliath : An Iron Age I Philistine Charriot Warrior » (BASOR 360, 2010 : 1-22) suggère un attaquant, le troisième homme du char, celui du milieu.

Cet exemple est assez symptomatique des hapax legomena. Lorsque le corpus ne présente pas un usage particulièrement probant, ou qui autorise plusieurs interprétations, le travail du lexicographe, et par-delà de l’exégète, se complique significativement. Il faut alors creuser le contexte (un contexte militaire, un défi, un combat singulier), l’histoire (le modus operandi philistin en matière militaire, la présence de « champions »), les sources indirectes (versions, littérature rabbinique ou sectaire). Cet exemple de l’homme de l’entre-deux est un peu extrême car son sens se déduit assez du contexte. Mais j’ai été agréablement surpris de voir qu’on reconnaît la nature réelle de l’interprétation classique : c’est un sens ad hoc. Il est satisfaisant, certes. Ce n’est pas pour autant que c’est le bon.

Retenons donc les sens suivants :

– un homme placé entre les lignes ennemies en cas de combat singulier,

– un attaquant situé au milieu du char,

– un intermédiaire (à toutes fins utiles).

J’avoue que l’hypothèse de Zorn ne me convainc guère, mais je ne l’exclus pas catégoriquement. La première hypothèse convient aux deux passages des v.4 et 23 mais ne conviendrait pas, je pense, aux exemples retrouvés à Qumrân (quand la deuxième pourrait convenir, d’où mes réserves). Enfin, mon hypothèse personnelle n’est qu’une extension de bon sens de la première, et de ce qui ressort de Qumrân : autrement dit אִֽישׁ הַבֵּנַיִם, l’homme de l’entre-deux, c’était l’homme qui se rendait au-devant de l’autre parti, « entre » les deux partis. Autrement dit une sorte d’intermédiaire, qu’il fût brutal ou diplomate…

Pour conclure, une petite animation contant l’histoire de David et Goliath. C’est pour les enfants, mais on l’est tous un peu…

Bien entendu, Bible Parser 2015 (dans sa v.706 à paraître prochainement) intègre cette nouvelle « expression idiomatique », aux côtés d’outils pratiques pour tout savoir de la chronologie des rois d’Israël et de Juda, des poids et mesures, du calendrier, des corrections scribales, etc.

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