11/03/2015

πῶς ἀναγινώσκεις; (Luc 10.26)

11031501

25 Et voyez : un certain homme qui était versé dans la Loi se leva, pour le mettre à l’épreuve, et dit : “ Enseignant, en faisant quoi hériterai-je de la vie éternelle ? ” 26 Il lui dit : “ Qu’est-il écrit dans la Loi ? Comment lis-tu ? ” 27 En réponse il dit : “ ‘ Tu dois aimer Jéhovah ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force, et de toute ta pensée ’, et ‘ ton prochain comme toi-même ’ . ” 28 Il lui dit : “ Tu as répondu correctement ; ‘ continue à faire cela et tu auras la vie. ’ ” (TMN)

25 Καὶ ἰδοὺ νομικός τις ἀνέστη ἐκπειράζων αὐτὸν λέγων ; διδάσκαλε, τί ποιήσας ζωὴν αἰώνιον κληρονομήσω ; 26 ὁ δὲ εἶπεν πρὸς αὐτόν ; ἐν τῷ νόμῳ τί γέγραπται ; πῶς ἀναγινώσκεις ; 27 ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν ; ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης [τῆς] καρδιάς σου καὶ ἐν ὅλῃ τῇ ψυχῇ σου καὶ ἐν ὅλῃ τῇ ἰσχύῐ σου καὶ ἐν ὅλῃ τῇ διανοίᾳ σου, καὶ τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. 28 εἶπεν δὲ αὐτῷ ; ὀρθῶς ἀπεκρίθης ; τοῦτο ποιέι καὶ ζήσῃ. (NA27)

Cet extrait, chez Luc, introduit la parabole du bon Samaritain (Luc 10.25-37, comparer avec Marc 12.28-34 et Matthieu 22.34-40 où la question consiste plutôt à déterminer le plus grand commandement de la Loi). Comme dans chaque enseignement de Jésus, même de petits détails anodins sont susceptibles d’être instructifs. Il faut donc être prompt à s’étonner. En l’occurrence, la réponse de Jésus à la question qui lui est posée est surprenante. Le texte précise que la question initiale n’était pas une demande d’information, mais une mise à l’épreuve (ἐκπειράζων) par un νομικός. Les « légistes » ou « docteurs de la Loi » étaient à l’époque bien plus que des spécialistes du droit ou de la casuistique – c’étaient des experts des deux Torahs, la Torah écrite et la Torah orale. En cette époque où la population n’était pas particulièrement alphabétisée (Gamble 2012 : 12-21), leur rôle était donc capital puisqu’ils étaient les garants de la transmission du texte biblique. Mais à ce rôle fondamental, ils avaient adjoint de longue date la répétition des opinions de leurs prédécesseurs en matière de halakha (cf. Matthieu 23.1-7)C’est pourquoi ils furent appelés Tannaim (תנאים). En interrogeant Jésus, ce tanna voulait sans doute recueillir une opinion supplémentaire, sans doute pour en soupeser l’orthodoxie. Mais Jésus refuse d’entrer dans ce jeu-là et le met face à sa contradiction : si tu es expert de la Loi, tu sais ce qui est écrit. Non seulement tu sais ce qui est écrit, mais aussi comment le lire.

La première question de Jésus ne pose en effet guère de problème : τί γέγραπται ; qu’est-il écrit ?

C’est une invitation à citer le texte, et la réponse de l’intéressé consiste en une combinaison de Deutéronome 6.5 et Lévitique 19.18. Le premier fait partie du fameux Shema Israel. Dans le récit « parallèle » de Matthieu, c’est d’ailleurs Jésus qui cite ces textes (Matthieu 22.37,39).

Ceci étant dit, on se demande ce que Jésus veut dire par : πῶς ἀναγινώσκεις;  comment lis-tu ?

Certains pensent que les deux questions sont à peu près équivalentes (Bible Annotée) et c’est sans doute ce qui explique le grand nombre de versions qui traduisent par « Qu’y lis-tu ? » (Louis Segond, NEG, Oltramare, Pirot-Clamer, Segond 21, Crampon, BFC, Fillion, Glaire-Vigouroux, etc.), ce qui suggère une redite de ce qui précède. Mais c’est rigoureusement inexact. Il ne faut pas traduire πῶς ἀναγινώσκεις; autrement que « Comment lis-tu » ? (Bible Annotée, Chouraqui, Bible de Genève, Bible de Jérusalem, Lausanne, NBS, TMN, TOB, Tresmontant). Car au légiste qui entend le piéger, Jésus oppose la méthode rabbinique ! Ce « comment lis-tu » était en effet une formule choyée des spécialistes de l’époque.

C’est du moins la réflexion que je me suis faite en relisant plus attentivement cette question. Elle m’a d’ailleurs interpellé car elle informe indirectement sur le fait qu’à l’époque le texte hébreu n’était pas vocalisé. Des difficultés de vocalisations pouvaient surgir. Qu’on ait pris l’habitude de demander : qu’y a-t-il d’écrit ? et : toi, comment lis-tu ? c’est-à-dire: comment vocalises-tu ? n’a rien de surprenant. Il est vrai que l’on sait peu sur la pratique de la lecture, privée ou synagogale, de l’époque (Millard 2001 : 157-168Gamble 2012 : 293-295, Mikra : 32-34). Si l’on remarque que Jésus interpelle souvent en demandant, « n’avez-vous pas lu ? » (Matthieu 12.3,5,19.4,22.31, Marc 12.26), et que les Juifs capables de lire l’hébreu ou le grec ne devaient pas être si rares qu’on le pense ordinairement (cf. Jean 19.20, Bonsirven 1955 : 743-744), puisque femmes et enfants savaient lire (t.Megillah 3.11, cp. 1 Corinthiens 14.34-35 ; y. Ketubim 8.32c), il faut admettre que la lecture en tant que telle était moins répandue que sa récitation, et donc, son écoute – écoute qui était sans doute accompagnée d’une traduction araméenne (m. Megillah 4.4). La pratique de la lecture et à plus forte raison de l’écriture était donc l’apanage d’une classe que le Nouveau Testament désigne régulièrement sous les expressions « scribes », « scribes et pharisiens », « scribes des pharisiens » ou »légistes ». Le fait d’être lettré impliquait d’ailleurs plus que la seule capacité à lire et écrire (Actes 4.13 ; cf. b. Megillah 4b).

Quand donc Jésus demande comment lis-tu ? on ne peut s’empêcher de penser à une formule des scribes de l’époque. Et j’ai été ravi de voir mon sentiment conforté dans Alford (The Greek Testament, ad loc : « A common Rabbinical formula for eliciting a text of Scripture ») ou Lagrange (1927 : 310) :

Très naturellement Jésus le renvoie à la Loi, dont les commandements règlent la conduite, et très finement il le prie de répondre lui-même. « Comment lis-tu ? » מאי קראת est le formule rabbinique qui précède les citations bibliques, ou encore מאי דכתיב, « qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? » Même קרא « lire », signifiait à lui tout seul « lire le Chmâ« . Sans insister sur ce point, il est peu probable que Luc ait composé à son gré et pour les gentils cette introduction.

Même idée dans Marshall 1978 (NIGTC) :

The question πῶς ἀναγινώσκεις is one that reflects Jewish methods of argumentation, although its precise force is debated. According to Jeremias (Theology I, 187) the question means ‘How do you recite?’, i.e. what is the law recited by the lawyer as part of his regular worship, and therefore the lawyer is forced to reply with the words of the ‘Shema’. Daube, 433, and Derrett, 223f., prefer the meaning, ‘How do you expound the law on this point?’ (But the rabbinic basis for this interpretation, Abodah Zarah 2:5 (cf. SB I, 692f.), refers to different ways of vocalising an unpointed text.) Jeremias’ view is preferable, although it is exposed to the difficulty that the lawyer recites more than the contents of the Shema. The Jewish form of the question, together with the contact with Mt. (ἐν τῷ νόμῳ), make it unlikely that the wording is due to Luke.

Le passage d’Abodah Zarah 2.5 cité ici, est le suivant (Rabbinic Traditions):

R. Judah [T4; PA4 or PA5 in Y] said: R. Ishmael [T3] put this question to R. Joshua [T2] as they were on a journey, `why,` asked He, `have they forbidden the cheese of heathens?` He replied, because they curdle it with the rennet of a nebelah.` He retorted: `but is not the rennet of a burnt-offering more strictly forbidden than the rennet of a nebelah? [and yet] it was said that a priest who is not fastidious may suck it out raw (though this opinion was not approved, and it was said that no benefit may be derived from it, although no trespass would apply thereto).` `the reason then,` [R. Joshua [T2] said,] `is because they curdle it with the rennet from calves sacrificed to idols.` said He, `if that be so, why do they not extend the prohibition to any benefit derived from it?` He, however, diverted to another matter, saying: `Ishmael [T3], how do you read for thy [masc.] love is better than wine or thy [fem.] love etc.` He replied: `thy [fem.] love is better…` He retorted: this is not so, as it is proved by its fellow [-verse]: thine ointments have a goodly fragrance [wherefore the maidens love thee].`

אמר רבי יהודה, שאל רבי ישמעאל את רבי יהושוע כשהיו מהלכין בדרך, מפני מה אסרו את גבינת הגויים׃ אמר לו, מפני שמעמידין אותה בקיבת נבילה׃ אמר לו, והלוא קיבת העולה חמורה מקיבת הנבילה, ואמרו כל כוהן שדעתו יפה שורפה חיה; ולא הודו לו, אלא אמרו לא נהנין ולא מועלין׃ אמר לו, מפני שמעמידין אותה בקיבת עבודה זרה׃ אמר לו, אם כן, למה לא אסרוה בהניה׃ והשיאו לדבר אחר; אמר לו, ישמעאל אחי, היאך אתה קורא  »כי טובים דודיך מיין »  (שיר השירים א,ב) , או כי טובים דודייך מיין׃ אמר לו, כי טובים דודייך מיין׃ אמר לו, אין הדבר כן, שהרי חברו מלמד עליו,  »לריח שמניך טובים »  (שיר השירים א,ג) .

Il y a de très nombreux autres cas où la vocalisation est discutée (b. Berakhot 7b : shammoth/shemoth, 14a : bammeh/bammah, 20a  ‘ale ‘ayin/‘ole ‘ayin’, 57b goyim/ge’im, 64a banayik/bonayik, Shabbath 30b :  mor’ober/mar’ober, Sukka 35a :  hadar/ha-dir, etc., etc.).

Je pense ainsi qu’on peut à bon droit considérer cette deuxième question de Jésus πῶς ἀναγινώσκεις; comme d’un petit détail anodin qui inscrit le propos lucanien dans une réalité très concrète : la lecture, qui était avant tout récitation, nécessitait non seulement la capacité à décrypter les lettres, mais aussi et surtout à vocaliser les mots.