Les monographies spécifiquement consacrées à la signification du terme ἁρπαγμός sont assez rares, bien qu’on compte par centaines les études spécialisées sur l’encomium de Philippiens 2.6-11. Signalons donc celle de Gerard M. Ellis, parue en 2013 : son titre n’est pas d’emblée limpide, car il faut comprendre ce qu’il entend par « Grammar as Theology » (cf. pp.2-3). Mais enfin, la méthode paraît a priori saine puisqu’il se propose d’étudier le passage linguistiquement, avant d’en dégager les implications théologiques, méthode louable car on a que trop fait l’inverse. Je n’ai pas encore lu intégralement cette thèse de 763 pages (dont 450p sont en fait des annexes), mais je pense déjà en avoir une bonne idée. La thèse se répartit en 9 chapitres plus annexes. Les trois premiers font l’historique de la recherche. Le chapitre 4 étudie les composés en -μος, le chapitre 5 les composés en -μα. Ces chapitres sont à lire avec les annexes en vis-à-vis, où l’on trouve le détail. A partir du chapitre 6 on aborde le cœur du sujet : un même terme se terminant par -μος (généralement : désignation active, action en cours) et -μα (généralement : désignation passive, résultat) peut-il avoir le même sens (puisqu’on fait souvent de ἁρπαγμός et ἄρπαγμα des termes interchangeables) ? Sur ce point, voir également mon analyse détaillée dans Fontaine 2010 : 137-143. Je concluais que moins de 26% des cas en -μος pouvaient avoir un sens passif, et surtout, que toute conclusion définitive à cet égard serait hasardeuse. De plus, le sens de ἁρπαγμός ne se réduit pas à sa structure seule, mais aussi à la syntaxe du verset (marquage syntaxique de l’article et double accusatif), et au contexte particulier de l’hymne (parénèse, intertextualité). Ellis de son côté, prudent à l’extrême, se contente de remarquer que la synonymie supposée entre harpagmos et harpagma « is suspect » (p.150). Toutes ses remarques très enrichissantes tombent parfois un peu à plat… Le chapitre 7 se consacre enfin à la thèse : ἁρπαγμός signifierait « appropriation » (p.166) et, en combinaison avec le verbe ἡγέομαι et la négation, « something not appropriate » (ex. p.204, 208, 295). Enfin les chapitres 8 et 9 embraient sur une explicitation du contexte plus large de Philippiens à la lumière de la thèse.
Cette thèse à mon avis est recommandable pour sa relecture précise des exemples couramment invoqués et sa critique de Hoover. Cependant, il semble bien que Ellis n’ait pas abordé plusieurs aspects fondamentaux, dont on ne peut faire l’économie : un exposé un peu plus poussé sur le sens de ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων et de τὸ εἶναι ἴσα θεῷ. Car en la supposant, Ellis s’enferme dans un schéma qui n’est pas linguistique, mais théologique. Or la linguistique permet de se tirer de cette mauvaise passe. Son analyse de ἁρπαγμός pâtit dès lors de ce présupposé. Dans son désir de caractériser un usage, il ne laisse pas non plus beaucoup de place à la variété lexicale. Or, tout le vocabulaire de l’hymne, et toute la lettre aux Philippiens en fait, invitent au contraire. Enfin, il insiste à juste titre sur l’inclusion du contexte immédiat dans l’analyse de ἁρπαγμός. Ainsi son interprétation fait bonne mesure au contexte, et rappelle le segment rencontré au v.3 : ἀλλήλους ἡγούμενοι ὑπερέχοντας εἁυτῶν (cf. 2010 : 20). Cependant, elle révèle la lacune sous-jacente à la méthode.
what Paul intends by Philippians 2:6 was a denial, based on the example of our Lord, of the right of any man or woman to lord (or lady) it over another—whether that lording (or ladying) took the form of ruling the world or deciding at whose house the next ἐκκλησιϗα (in the sense of assembly) should meet; if you wish to possess all the kingdoms of the world and their glory, and the adulation that goes with it, do not look to the Lord Jesus Christ to obtain them for you, because he had none of them, except for a few brief moments on Palm Sunday. Christ, God come among us, was seen as the truly human person, waited upon his Father’s vindication for his exaltation, and did not appropriate it to himself. (p.295)
Dans le contexte de culte impérial que l’on sait, Paul parle-t-il du refus, pour un homme, de se proclamer dieu/Dieu par humilité, bien qu’il le puisse ? C’est la thèse défendue – une thèse très théologique : « God come among us ». Ou plutôt, de l’humilité consistant à considérer les autres comme réellement supérieurs à soi-même (sans préjuger de la réalité) et ne pas chercher à dépasser les bornes (Adam, Satan, l’empereur) ?
Fausse modestie, ou réelle modestie ? Et Jésus n’a-t-il pas demandé, lassé par la condition humaine, à recouvrer sa gloire, sa « forme de Dieu » (Jean 17.5) ? N’a-t-il pas été transfiguré, usant d’une prérogative non humaine (Matthieu 17.1-9) ? Avant de formuler une interprétation de la parénèse, encore faut-il être bien sûr des faits.
Ce qui est certain, c’est que dans les deux cas, l’exhortation n’a pas du tout la même portée… La première suppose une franche abstraction de l’intertextualité. Or il est difficile ici de ne pas penser à l’attitude inverse de Jésus par rapport à celles d’Adam ou de Satan. Comment incite-t-on mieux à la modestie : en proclamant que Jésus est Dieu et qu’il n’a pas usé de ses légitimes prérogatives, même sur terre ? Ou en constatant que, alors qu’il avait la condition humaine, il n’a pas cherché à s’accaparer (ἁρπαγμός / ἁρπάζω) une position (τὸ εἶναι ἴσα θεῷ, au sens fonctionnel) qu’il n’avait pas (cf. Luc 22.42 ; voir aussi Jean 6.15, Matthieu 26.53) ?
De plus, la première hypothèse implique que « la forme de Dieu » ait été conservée durant la phase terrestre… ce que ne dit pas l’hymne. Il aurait donc fallu expliquer ce qu’est cette « forme de Dieu », ce qu’elle implique, et si elle peut être conservée. Or on peut imaginer son sens théologique, qui fait lui-même partie des présupposés ordinaires. Du point de vue linguistique néanmoins, et la vaste littérature grecque n’est pas avare à illustrer son usage, le sens est tout autre. De surcroît, l’hymne dit plutôt le contraire : en prenant la « forme humaine » (μορφὴν / ὁμοιώματι / εὑρεθεὶς ὡς), Christ s’est dépouillé (ἐκένωσεν / ἐταπείνωσεν ) : εἁυτὸν ἐκένωσεν μορφὴν δούλου λαβών (v.7). Il n’était donc plus « dans la forme de Dieu », mais « dans la forme de l’homme », « dans la forme d’un esclave ». La thèse de Ellis souffre donc d’un grave présupposé théologique, et qui est constant : cette volonté à justifier la « divinité du Christ ». Or cette divinité n’a pas à être justifiée puisqu’elle est énoncée dans le premier segment (v.6 : ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων). Toute la difficulté consiste à la circonscrire : qu’est-ce que la « forme de Dieu » ? Qu’est-ce que « l’égalité avec Dieu » ? Christ pouvait-il la convoiter, souhaiter se l’accaparer (Ellis évacue, indûment je pense, la notion de violence) ? Et que signifie « considérer qqch comme ἁρπαγμός ? On ne peut séparer les quatre interrogations, en partant sur des hypothèses reçues pour les trois premières, aux fins d’élucider le sens de ἁρπαγμός. En l’occurrence, l’usage et même le contexte immédiat ne suffisent pas. Il faut aussi tenir compte d’un contexte plus large, susceptible d’expliciter l’autre énigme du v.6, à savoir μορφή. Or la meilleure étude à ce sujet – et qui est parue, hélas, après ma propre analyse (et qui la confirme !) – est celle de Fabricatore (2010). Or Ellis ne semble pas au courant de cette analyse exhaustive et incontournable.
Sur la forme, on regretta seulement quelques coquilles typographiques (ex. p.134-135), et surtout, des mises en forme du texte parfois disgracieuses. Il va sans dire que les présents avis ne sont pas définitifs, et pourront le cas échéant être affinés une fois que j’aurai lu plus attentivement la thèse de Ellis. Pour ceux qui s’intéressent particulièrement à ce passage, voyez les deux ouvrages suivants et, bien sûr, leurs bibliographies.