1 Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. 2 Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. 3 Or il n’y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit – » Ils n’ont pas de vin. » 4 Jésus lui dit – « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée. » 5 Sa mère dit aux servants – » Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » – Jean 2.1-5, Bible de Jérusalem
Les paroles de Jésus, au verset 4, n’ont cessé d’étonner et d’intriguer, voire de choquer. Comment Jésus, qui était si bon envers les femmes, en une époque où leur statut était des plus précaires (cf. « La situation sociale de la femme », in : Jeremias 1967 : 471-492), a-t-il pu tenir des propos aussi brusques, à sa mère de surcroît ?
Littéralement, le segment τί ἐμοὶ καὶ σοί signifie : quoi entre moi et toi ? C’est-à-dire : qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? On la trouve dans les passages suivants :
τί ἐμοὶ καὶ σοί ;
Marc 5:7 καὶ κράξας φωνῇ μεγάλῃ λέγει· τί ἐμοὶ καὶ σοί, Ἰησοῦ υἱὲ τοῦ θεοῦ τοῦ ὑψίστου; ὁρκίζω σε τὸν θεόν, μή με βασανίσῃς.
Luc 8:28 ἰδὼν δὲ τὸν Ἰησοῦν ἀνακράξας προσέπεσεν αὐτῷ καὶ φωνῇ μεγάλῃ εἶπεν· τί ἐμοὶ καὶ σοί, Ἰησοῦ υἱὲ τοῦ θεοῦ τοῦ ὑψίστου; δέομαί σου, μή με βασανίσῃς.
Jean 2:4 [καὶ] λέγει αὐτῇ ὁ Ἰησοῦς· τί ἐμοὶ καὶ σοί, γύναι; οὔπω ἥκει ἡ ὥρα μου.
En Marc et en Luc, un homme possédé interpelle Jésus en le conjurant de ne pas le tourmenter. D’après le contexte, il faut vraisemblablement comprendre « De quoi te mêles-tu ? », « Pourquoi viens-tu te mêler de mes affaires ? ». En Jean, ce sens est également possible. Mais Jésus détourne le propos de Marie pour lui donner une signification supplémentaire. Car le vin sera symbole de son sang, de son sacrifice. Mais Marie ne se démonte pas, au contraire elle est confiante et donne des directives. On a donc du mal à penser que Jésus l’a rabrouée (c’est par exemple l’interprétation d’Irénée, Adv. Haer. III, 16.8). Cependant, ce n’est pas impossible.
En ce sens, on affirme volontiers qu’il s’agit là d’un décalque de l’hébreu non attesté en grec. Mais ce n’est pas exact : l’expression se rencontre dans Les entretiens d’Épictète : τί ἐμοὶ καὶ σοί, ἄνθρωπε; ἀρκεῖ ἐμοὶ τὰ ἐμὰ κακά (2.19.19). Ici, il faut comprendre (je ne traduis pas « ἄνθρωπε », ô homme) : « Laisse-moi ! Mes ennuis me suffisent ! ». L’expression paraît assez familière et ne va sans rappeler une autre expression familière trouvée en Matthieu 6.34, et prononcée par Jésus (ἀρκετὸν τῇ ἡμέρᾳ ἡ κακία αὐτῆς). Voir aussi τί ἐμοὶ καὶ αὐτοῖς; en 1.27.14. Si l’expression était familière, je suggérerais pour le français : T’occupe ! C’est-à-dire : ne t’en occupe pas ! Mêle-toi de ce qui te regarde.
Sur le terme « femme » (γύναι), il dénote pour les uns « une certaine distance », pour les autres « de l’affection » (en le rapprochant de l’expression affectueuse trouvée chez Josèphe, AJ 17.74, ὦ γύναι, référence à laquelle on peut ajouter Matthieu 15.28, Luc 13.12, Jean 4.21, 8.10, 19.26 et 20.15). À mon avis, les deux sentiments sont fondés : Jésus avait pour famille ses disciples, ainsi sa famille « charnelle » n’avait pas de prestige particulier (cf. Mt 12.46-50, Luc 11.27-28). Pourtant, à sa mort, il confie sa mère à Jean en employant γύναι, assurément avec affection (Jean 19.25-27).
On rencontre une variante de cette expression, avec le pronom personnel au pluriel :
τί ἡμῖν καὶ σοί ;
Matthieu 8:29 καὶ ἰδοὺ ἔκραξαν λέγοντες· τί ἡμῖν καὶ σοί, υἱὲ τοῦ θεοῦ; ἦλθες ὧδε πρὸ καιροῦ βασανίσαι ἡμᾶς;
Marc 1:24 λέγων· τί ἡμῖν καὶ σοί, Ἰησοῦ Ναζαρηνέ; ἦλθες ἀπολέσαι ἡμᾶς; οἶδά σε τίς εἶ, ὁ ἅγιος τοῦ θεοῦ.
Luc 4:34 ἔα, τί ἡμῖν καὶ σοί, Ἰησοῦ Ναζαρηνέ; ἦλθες ἀπολέσαι ἡμᾶς; οἶδά σε τίς εἶ, ὁ ἅγιος τοῦ θεοῦ.
Il s’agit toujours de démoniaques, qui pressent Jésus de ne pas les tourmenter « avant le temps fixé ». On croit comprendre à chaque fois : « Ne te mêle pas de nos affaires ! ».
Pour ce qui concerne la contrepartie hébraïque, notre expression rend le segment מַה־לִּי וָלָךְ. Cette tournure se trouve en Juges 11.12, 2 Samuel 16.10, 19.23, 1 Rois 17.18, 2 Rois 3.13, 2 Chroniques 35.21 (avec une variante dans la tournure en Josué 22.24 et 2 Rois 9.18-19). Selon les cas, il peut s’agit d’une protestation un peu brusque (Juges 11.12, 1 Rois 17.18), ou le refus d’être impliqué (2 Samuel 16.10, 19.22, 2 Rois 3.13) ; l’hostilité n’est pas forcément présente (2 Chroniques 35.21).
J.-M. Babut fait une analyse qui me semble assez satisfaisante (Babut 1995 : 27-28) :
La plupart des versions en usage la rendent ainsi : « Qu’y a-t-il entre toi et moi? », ce qui est, il faut le reconnaître, assez peu éclairant sur le sens. Le sens de la séquence n’a pourtant rien d’exocentrique. L’ensemble se présente d’abord, en effet, comme une proposition nominale, dont le décalque français est Quoi à toi et à moi ? et dont le sens est Qu’y a-t-il à toi et à moi ? Le prédicat à toi et à moi désigne à l’évidence « ce qui est commun à toi et à moi », ou, plus simplement dit, « ce qui nous est commun » (avec un nous inclusif). L’ensemble équivaut à « Qu’avons-nous de commun, toi et moi ? ». La séquence complète se présente d’autre part comme une question rhétorique, c’est-à-dire une question dont la réponse est si évidente que l’interlocuteur ne peut la nier sans mauvaise foi. C’est, pour le locuteur, un procédé visant à neutraliser l’opposition de l’auditeur. L’ensemble signifie donc : « Qu’avons-nous de commun, toi et moi ? – Rien. » La séquence est don l’équivalent d’une affirmation sans réplique: « Nous n’avons rien de commun toi et moi. » Les contextes permettent, selon les cas, de nuancer : « C’est mon affaire, non la tienne ! » ou « Mêle-toi de ce qui te concerne ». Privée de sens exocentrique, une expression comme מַה־לִּי וָלָךְ n’est donc pas une expression idiomatique. D’une manière générale, le caractère exocentrique du sens global est nécessaire pour qu’une séquence puisse être considérée comme « expression idiomatique ».
En première impression, je pensais que cette expression מַה־לִּי וָלָךְ était bel et bien exocentrique (cf. mon précédent post sur la définition des expressions idiomatiques). Quoi à toi et à moi ? Mais tout bien réfléchi, Babut a raison d’y voir une question rhétorique. Pas besoin de réponse, et son sens se devine aisément : quoi à moi et à toi = en quoi cela nous concerne-t-il ? et par extension : de quoi tu te mêles ? Ou comme dans Épictète : Laisse-moi ! T’occupe !
Cependant, cette question rhétorique peut aussi s’interpréter comme un effet de style johannique, ainsi que l’explique McHugh : « the evangelist, however, is a master of irony and an artist in double meanings. His ostensibly rhetorical questions are in fact real questions to which alternative answers are always possible, though not always self-evident. (…) Other examples of this technique are to be found in Jn 4.12 and 8.53, 57 » (McHugh 2009 : 181, cf. les références qu’il cite).
M.-J. Lagrange apporte cette précision :
Les Arabes de Palestine emploient fréquemment encore ma-lech, quid tibi ? C’est un mot dont toute la portée est dans l’accent qu’on y met. Tantôt il signifie : « occupez-vous de vos affaires », et tantôt, avec un sourire : « laissez-moi faire, tout ira bien ». Or il ressort de tout le récit que cette seconde manière est bien celle de Cana, avec plus de dignité dans le ton, mais sans doute aussi plus d’affection dans l’accent » (Lagrange 1927 : 56).