Que faire quand un verset paraît curieux, isolé, paradoxal ?
Je propose ici quelques pistes, qui ne sont pas exhaustives, avec Matthieu 11.12 à l’esprit :
1. Texte et contexte
– étudier minutieusement le sens linguistique du verset,
– puis analyser dans le contexte ce qui permet de comprendre le sens théologique.
Dans les chapitres qui précèdent Matthieu 11.12 (spécialement à partir du chapitre 10), Jésus prépare ses disciples aux persécutions, rappelle qu’il va lui-même être persécuté, et même tué, et la figure de Jean-Baptiste est introduite. Les violents sont donc a priori les persécuteurs qui n’ont pas reçu Jean-Baptiste et ne recevront pas Jésus (Luc 7.29-30, Matthieu 11.2, 21.23,32) et qui par leurs agissements empêchent l’accès au Royaume (Matthieu 23.13).
2. Parallèles
– le verset peut s’éclairer par un passage parallèle (idéalement du même auteur),
– ou par l’intertextualité (même concept dans des corpus différents pourvu que ces corpus forment une entité homogène).
Ces parallèles ne sont pas nécessairement des parallèles verbaux. En Matthieu 11.12 il y a essentiellement deux concepts : 1) un royaume des cieux violenté (ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται), 2) des violents qui veulent s’en emparer (βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν). On peut donc se demander : en quoi le Royaume est-il violenté ? Par qui ? Qui est le Royaume ? Pourquoi « depuis les jours de Jean » ? Qui sont les violents ? Y a-t-il des violents non violents ? En quoi ‘s’emparer du Royaume’ consiste-t-il ? Pourquoi Luc emploie-t-il ‘tout le monde’ ou ‘quiconque’ (πᾶς) tandis que Matthieu parle de ‘violents’ (βιασταὶ) ? S’agit-il des mêmes ?
Certains outils, comme le TSK (Treasury of Scriptural Knowledge), ou le système de notes marginales des Bibles (avec ceux plus avancés comme les Chaines de Références de Thompson), peuvent proposer des pistes (interprétatives par nature). Par exemple, la Bible Thompson indique en marge de Matthieu 11.12 les thèmes « 324. Combat spirituel » et « 3127. Importunité dans la prière ». Le thème 324 spécialement rapproche Matthieu 11.12 de Luc 13.24, 1 Corinthiens 9.25, Philippiens 1.27, Colossiens 1.29 et Hébreux 12.4. TSK propose quant à lui : Matthieu 21.23, 32, Luc 7.29-30, Luc 13.24, Luc 16.16, Jean 6.27, Éphésiens 6:11, 13, Philippiens 2:12. Dans TSK, les deux compréhensions possibles du passage sont suggérées (celle conforme à Luc 16.16 avec Luc 13.24, et celle propre au sens de Matthieu 11.12 avec Matthieu 21.32 et surtout Luc 7.29-30).
Dans Bible Parser, les outils TSK ou Thompson sont intégrés au module PAR/CTX.
3. Témoins anciens
À mon avis, les approches 1 et 2 favorisent la compréhension selon laquelle les violents ne sont pas des fidèles livrant un combat spirituel pour entrer par la « porte étroite » (sens adopté par Luc), mais des ennemis du Royaume qui barrent la route à Jean Baptiste, Jésus, et ses apôtres.
Il peut néanmoins s’avérer intéressant de consulter des versions anciennes – à la condition expresse de les évaluer à leur juste valeur, c’est-à-dire comme des témoins et non comme des preuves. Quand je parle de témoins, je pense aux versions, et non aux Pères – parce qu’avec les Pères, les choses se compliquent toujours singulièrement (ainsi Justin martyr, pas trop éloigné dans le temps de l’époque qui nous intéresse, comprend Matthieu 11.12 comme je l’entends, mais d’autres Pères plus tardifs, comme Eusèbe ou Origène, vont dans le sens de Luc.).
Or, que disent les versions ?
Je m’intéresse ici à deux témoins importants : la Vetus latina, et le texte hébreu de Shem Tob (mais le même constat peut se faire avec les versions syriaque, éthiopienne et persane ; cf. Polyglotte de Londres, V : 50-51).
1) Vetus Latina
– Version Sabatier et du Codex Colbertinus : A diebus autem Iohannis baptistae usque nunc regnum caelorum cogitur, et cogentes diripiunt illud.
– Vulgate : A diebus autem Iohannis Baptistae usque nunc regnum caelorum vim patitur et violenti rapiunt illud.
Le verbe βιάζεται est rendu par cogitur dans la Vetus Latina (indicatif présent passif 3S, de cogo : pousser de force ; contraindre, forcer – cf. Gaffiot : 338) et dans la Vulgate par vim patitur (de vim, violence, et patior, souffrir).
Le substantif βιασταὶ est plus logiquement (βιάζεται/βιασταὶ) rendu par cogentes dans la Vetus Latina (même verbe cogo, au participe) et dans la Vulgate par violenti (qui est transparent !).
Enfin le verbe ἁρπάζουσιν est rendu par diripiunt dans la Vetus Latina (indicatif présent actif 3P de diripio, mettre en pièces, mettre à sac, piller ; s’arracher, se disputer qqch ; arracher ; cf. Gaffiot : 533) et par rapiunt dans la Vulgate (rapio : entraîner avec soi, emporter [précipitamment, violemment] ; enlever de force ou par surprise, ravir, soustraire, voler, piller ; cf. Gaffiot : 1311).
Les termes me paraissent particulièrement bien choisis dans la Vetus Latina : non seulement la traduction respecte la proximité sémantique entre βιάζεται/βιασταὶ par le couple cogitur/cogentes, mais le terme diripiunt, par l’intensité qu’il suggère, recoupe bien ἁρπάζουσιν. En tout cas, Vetus Latina et Vulgate appuient le sens de vrais violents s’emparant du Royaume avec force – mais pas dans le cadre d’un combat spirituel.
2) Shem Tob
Les témoignages antiques (Papias, Irénée, Eusèbe, Origène) s’accordent à dire que Matthieu a d’abord rédigé son évangile en hébreu. Or on trouve dans un traité polémique anti-chrétien du Moyen-Âge un texte hébreu de Matthieu qui semble relever d’une tradition antique et autonome (il ne dépend expressément ni du grec, ni de la Vulgate, et s’il présente des affinités avec la Vetus Latina, il s’en écarte aussi). Il n’est pas exempt d’altérations théologiques (par ex. la place de Jean Baptiste, la minimisation des titres de Jésus), mais le fait qu’il concorde avec des témoins antiques du texte (chrétiens ou non) prouve qu’il a fait l’objet d’une préservation autonome dans les cercles juifs :
A textual profile of Shem-Tob’s Matthew reveals that it sporadically agrees with early witnesses, both Christian and non-Christian. Sometimes it agrees with readings and documents that vanished in antiquity only to reappear in recent times. The profile thus suggests that a Shem-Tob type text of Matthew was known in the early Christian centuries. – Howard 1995 : 190-191 ; voir aussi Howard 1989 et Shedinger 1999.
Il ne serait pas judicieux d’ignorer ce témoin. Or il présente une lecture particulièrement intéressante – bien plus idiomatique et claire que celles qu’on peut trouver dans les versions hébraïques modernes :
מימיו עד עתה מלכות שמים עשוקה קורעים אותה
Depuis ses jours [de Jean-Baptiste] jusqu’à présent, le royaume des cieux est oppressé [et des insensés] le déchirent
Howard traduit ainsi : « From his days until now the kingdom of heaven has been oppressed (and senseless persons) have been rending it. » (1995 : 49). Dans certains témoins והנבילים ou והנבלים (des insensés) précède קורעים (déchirent).
Deux points attirent l’attention :
– le choix des termes : le doute n’est pas permis quant au sens (עשק = oppresser, cf. DHAB : 293 ; קרע = déchirer, cf. DHAB : 339). D’ailleurs, n’est-il pas tentant de voir dans le εὐαγγελίζεται de Luc 16.16 une lecture fautive (ou théologique) de קרע en קרא (proclamer, annoncer ; cf. DHAB : 336) ? Son πᾶς ne serait-il pas davantage une manière de rendre la tournure impersonnelle קורעים אותה ?
Si Matthieu et Luc se sont inspirés d’un même logion en hébreu (ou araméen ; cf. Casey, Black), comme l’analyse des relations généalogiques entre ces deux évangiles le suggère (voir Rolland, Carmignac, Boismard-Lamouille et Boismard), il est parfaitement possible d’expliquer leur différence : elle peut tenir à une incompréhension ou partition de l’original, vraisemblablement par Luc.
– l’absence de sujet pour קורעים : On ne s’étonnera pas que Shem Tob fasse l’économie de ce terme insultant (car après tout, il paraît dans l’évangile de Matthieu en lien direct avec la polémique de Jésus contre « les Juifs », c’est-à-dire les Juifs qui ne le reçoivent pas, spécialement les autorités religieuses). En hébreu biblique, une telle tournure peut d’ailleurs être impersonnelle : on le déchire. Ainsi, s’il n’est pas possible de déterminer si Shem Tob a occulté le sujet à dessein ou non, on peut néanmoins souligner qu’en l’état du texte, le verset est clair, net, précis, parfaitement compréhensible, et pourrait même expliquer deux curiosités présentes en Luc 16.16.