Sans travailler ni filer, les « lis des champs » (τὰ κρίνα τοῦ ἀγροῦ) dépassent en beauté Salomon dans toute sa gloire. Quelle image saisissante ! Sait-on bien cependant ce qu’il faut comprendre par « lis des champs » ? Dans le Nouveau Testament les deux seules mentions de cette fleur sont faites par Jésus, pour évoquer leur beauté (Mt 6.28, Mt 6.29, Lc 12.27), et dans la foulée leur caractère foncièrement éphémère (Mt 6.30). Les autres mentions bibliques indiquent qu’il s’agit d’une plante (Ct 2.1), de la partie d’une plante (Ct 6.2), d’un motif pour la sculpture (1R 7.19), voire d’un instrument de musique ou d’un air connu (Ps 45.1) [DEB 325].
En français le lis (ou lys, orthographe vieillie) évoque principalement une plante ornementale, souvent blanche, symbole de pouvoir royal. Le lis appartient à la famille des liliaceæ (liliacés) et au genre lilium, lequel regroupe de nombreuses espèces. Ces liliacés on la particularité d’être pourvus d’un bulbe à croissance rapide.
Les fleurs à floraison éphémère émettent de signaux visuels (formes et couleurs) et olfactifs (odeurs, parfums) forts pour attirer les pollinisateurs. (Liliaceae)
Ces fleurs constituaient ainsi un exemple idéal : éclosion rapide, beauté insolente, existence éphémère. Mais Jésus désignait-il une espèce en particulier ? Lilium candidum, lilium longiflorum, lilium chalcedonicum ? Autant dire que la réponse à cette question a suscité des débats sans fin (Koops 2012 : 167) ; la modestie impose donc de s’en tenir à l’essentiel : passer en revue les arguments, et relever les candidats crédibles.
1. κρίνον
Le terme grec κρίνον désigne le lis en général (Bailly 1137 : « lis, en gén. p opp. à λείριον, lis blanc », Carrez 146, Ingelaere-Maraval-Prigent 87, Georgin 451, Pessoneaux 839, DDB 668), le lis blanc en particulier (LES 413, « white lily »; ML 1014, « lis, surtout blanc, parfois lis rouge ») ; certains lexiques émettent toutefois des réserves sur l’emploi du vocable dans le NT : « une espèce de fleur sauvage / lis [?] » (Cochrane 108), « in ancient authors κ. refers to a variety of ‘lily’, but in NT apparently used generically of wild colorful growth flower » (Danker 208 ; cf. Koops 2012 : 166, GED III : 405). Le LSJ 996 (voir aussi GE 1177) apporte des précisions intéressantes en citant les espèces précises qu’on pense avoir identifié chez des auteurs anciens : un lis blanc, le lilium candidum (Τhéophraste) ; un lis rouge (κρίνον πορφυροῦν, Théophraste), identifié au Turk’s cap lily (= lis martagon) ou au lilium chalcedonicum ; enfin le lotus égyptien (Nelumbium speciosum). Cette mention, chez Hérodote (Hist. 2.92), mérite d’être citée in extenso : « il paraît dans l’eau une quantité prodigieuse de lis que les Égyptiens appellent lotos [lotus] » (φύεται ἐν τῷ ὕδατι κρίνεα πολλά, τὰ Αἰγύπτιοι καλέουσι λωτόν). Comme le lis est rare en Israël (ex. Tristram 1883 : 463), certains ont rapproché l’équivalent hébreu usuel de κρίνον, à savoir שׁוּשַׁן (šûšan), du terme égyptien sešen qui signifie lotus (DEB 740). De là s’est répandue l’idée que les colonnes du Temple de Salomon, en forme de šûšan (1R 7.19, 1R 7.22), tout comme le rebord de la mer d’airain (1R 7.26), devaient avoir une forme de lotus bleu (Nymphaea caerulea). Cette hypothèse est dépendante de l’identification de שׁוּשַׁן au nénuphar, ou lotus (Keel 1998 : 94-98, ZEB III : 1051) et admet une influence égyptienne jusque dans la partie la plus sacrée du culte israélite (ex. GDB 1273 vs. EP II : 146, AD 918). Elle est discutable pour au moins deux raisons : 1) le sens de שׁוּשַׁן n’est évidemment pas lotus compte tenu de son emploi dans l’AT (cf. infra), et 2) les influences architecturales dans le Temple de Salomon ne sont pas égyptiennes, mais syro-phéniciennes (de Vaux II : 154-155, BÉA 482, 599, ESV/ASB 480, CBSB 572-573).
Faut-il identifier le šoušan, la fleur aimée du Cantique des Cantiques (Ct 2.1 etc), et celle dont Jésus soulignait la somptueuse beauté (Mt 6.28-29, Luc 12.27-28), avec le lis blanc, comme le font la plupart des traducteurs ? On peut se le demander. Très rare aujourd’hui en Palestine, cette fleur l’était-elle moins autrefois ? (DAB 199)
En fait, traduire κρίνον par lis blanc ne s’impose pas. Il pouvait désigner un lis rouge, chez les Égyptiens un lis d’eau (lotus/nénuphar), ou le lis dans un sens relativement lâche (pour nous) désignant toute fleur colorée, sauvage ou cultivée, de la famille des liliacées (et sans aucun doute aussi, d’autres familles connexes, comme celle des amaryllidacées). On ne saurait trop insister sur un point : les données n’autorisent aucune identification précise avec certitude (BDAG 567). Le sens « générique » peut du moins se confirmer indirectement en observant l’emploi de κρίνον dans la Septante (→ MTI : 70, HR II : 788) : il y traduit חֲבַצֶּלֶת (sens incertain, peut-être rose, tulipe ou toute fleur apparentée), פֶּרַח (générique pour fleur) et שׁוּשַׁן (sens incertain – cf. infra, ainsi que ses variantes שׁוֹשָׁן/שׁשָׁן, שׁוֹשַׁנָּה)
C’est au terme שׁוּשַׁן que κρίνον renvoie le plus souvent (9/17). On peut donc s’interroger de la sorte : que signifie שׁוּשַׁן, et son sens permet-il d’éclairer celui de κρίνον, et par-delà, celui de l’expression τὰ κρίνα τοῦ ἀγροῦ ? (→ Hastings, DB III : 122)
2. שׁוּשַׁן
Les 17 instances de ce terme figurent dans le Premier livre des Rois (1R 7.19, 1R 7.22, 1R 7.26), Osée (Os 14.6 [Os 14.5]), les Psaumes (Psa 45.1, Psa 60.1, Psa 69.1, Psa 80.1), le Cantique des cantiques (Sol 2.1, Sol 2.2, Sol 2.16, Sol 4.5, Sol 5.13, Sol 6.2, Sol 6.3, Sol 7.3, et le Deuxième livre des Chroniques (2Ch 4.5).
Dans les Rois et les Chroniques il s’agit d’un motif architectural (Temple de Salomon) ou ornemental (Mer d’airain). Dans les Psaumes, d’une mention (incertaine) faisant référence à un instrument de musique ou un air connu. Enfin dans le Cantique des cantiques, livre qui emploie ce terme avec une certaine prédilection, il s’agit de cette fameuse fleur, belle et odoriférante, dont le sens reste à déterminer.
Comme le fait remarquer le Nouveau Dictionnaire Biblique (NDB 750) :
La plante ainsi désignée se trouvait dans les lieux où paissaient les brebis et les gazelles (Ct 2.16, Ct 4.5, Ct 6.3) et parmi les épines (Ct 2.2). Cultivée aussi dans les jardins (Ct 6.2), elle prospérait dans les vallées, car on l’appelait « lis des vallées » (Ct 2.1) ; elle exhalait un parfum de myrrhe (Ct 5.13). Les trad. gr. ont écrit « krinon » plante qui croît près des sources (Sir 50.8), et dans les prairies.
L’usage du terme שׁוּשַׁן dans le Cantique montre qu’il s’agit d’une plante :
- abondante : souvent citée, dans divers contextes (Ct 2.16, Ct 6.2),
- sauvage ou cultivée : trouvée parmi les ronces, mais aussi cultivée en jardin (pour sa beauté) (Ct 6.2),
- odorante : associée au parfum de la myrrhe, aux aromates (Ct 5.13, Ct 6.2)
- de couleur vive : elle se compare à une autre fleur colorée, la rose du Sharon (Ct 2.1), elle contraste parmi les ronces (Ct 2.2), et embellit une parcelle cultivée (Ct 7.3).
Sa couleur peut se déduire d’indications indirectes : en Ct 5.13 שִׂפְתוֹתָיו שׁוֹשַׁנִּים, ses lèvres sont des lis ; or ces lèvres décrites plus haut (כְּחוּט הַשָּׁנִי שִׂפְתֹתַיִךְ, tes lèvres sont comme un ruban écarlate), sont d’un rouge vif (Ct 4.3, שָׁנִי écarlate, cramoisi). De ces lèvres perlent une huile de myrrhe connue pour sa couleur rouge-orangée. De nombreux commentateurs ont par ailleurs fait remarquer que si κρίνον renvoie à שׁוּשַׁן, en comparant cette fleur à l’habit du roi Salomon, Jésus a peut-être fait une allusion au vêtement royal de couleur pourpre (ex. DEB 740, DAB 199). Cette couleur rouge est clairement associée au terme שׁוּשַׁן dans un document araméen du 5e/6e s. : יאיא כבורדה וסימוקיא כשושניא, beau comme un rose, et rouge (cramoisi) comme un lis (→ CAL Lexicon). On connaît aussi l’expression euphémistique כשושנה אדומה, comme un lis rouge, pour désigner des menstrues claires (Jastrow 1453).
En matière de lis, ces informations permettent de désigner au moins deux espèces possibles : lilium chalcedonicum, et lilium martagon. Elles poussent en terre d’Israël mais ne sont pas aussi abondantes (NDB 447) que ne le suggère l’exemple de Jésus à propos du κρίνον. Si on élargit les investigations à d’autres familles de fleurs comparables, comme le sens générique de κρίνον y invite, deux autres espèces paraissent convenir parfaitement : l’anémone couronnée (anemone coronaria L. ; cf. DAB 29, 199, Tristram 1883 : 464, Kawollek & Falk 2006 : 118-119 ; Bovet 1862 276, 291, 382-383) et l’amaryllis (désignation générique de la famille dite amaryllidaceae qui n’était anciennement pas distinguée des liliacées ; vocable utilisé dans la traduction de Chouraqui pour κρίνον).
« Janvier en Israël » (source)
L’identification de שׁוּשַׁן / κρίνον à l’anémone couronnée plutôt qu’à l’amaryllis me paraît plus plausible : plus abondante, plus spectaculaire, elle donne d’ailleurs lieu encore aujourd’hui à des célébrations, lorsqu’au printemps, des vallées entières se couvrent de ces fleurs écarlates (c’est alors le festival agraire dit Darom Adom, voir ici). Cette fleur convient tant à l’expression « lis des champs » qu’à l’expression « lis des vallées » du Cantique des cantiques. Les puristes pourraient objecter qu’il ne s’agit plus de « lis ». Mais l’usage populaire ne s’embarrasse guère de la taxinomie scientifique (tout comme dans le cas de l’étymologie patronymique, suggestive et populaire → Surls 2017), et il convient de nuancer notre connaissance des langues bibliques sur des sujets aussi complexes (particulièrement en hébreu biblique). Les langues apparentées peuvent venir ponctuellement à la rescousse : en l’occurrence, l’arabe fournit une indication intéressante : « lis se dit couramment sûsan, nom collectif englobant la tulipe, l’anémone, la renoncule » (NDB 750, Tristram 1883 : 462-463). On trouve cette anémone couronnée partout dans le pays, et significativement sur le mont des Oliviers, ou le long des côtes du lac de Tibériade (Tristram 1883 : 465).
Son association (synonymique semble-t-il) avec une autre fleur d’identification incertaine, la « rose du Sharon » (חֲבַצֶּלֶת הַשָּׁרוֹן) en Ct 2.1 permet d’ailleurs de supposer qu’une plante rouge est aussi en vue en première partie de proposition : אֲנִי חֲבַצֶּלֶת הַשָּׁרוֹן שׁוֹשַׁנַּת הָעֲמָקִים, Je suis une rose du Sharon, je suis un lis des vallées. Si cette synonymie est bien en vue, la tulipe (tulipa montana ou tulipa gesneriana) paraît être, à mon avis, la meilleure candidate : la plaine côtière du Sharon est connue pour ses tulipes poussant à l’état sauvage (DBP 124) et elles y sont abondantes ; la variété tulipa gesneriana (famille des liliacées) s’y caractérise d’ailleurs par un rouge éclatant (Tristram 1883 : 464, cf. IDCB 806).
חֲבַצֶּלֶת הַשָּׁרוֹן – source
Conclusion
Assurément l’étude des plantes de la Bible, tout comme celle des animaux, à plus forte raison quand on le fait en amateur et en dilettante, s’avère un exercice périlleux. Pour autant il n’est pas difficile d’obtenir des indications botaniques et géographiques dans les textes bibliques : il faut pouvoir alors en rendre compte en français, or notre langue comme toute les langues modernes, occidentales surtout, affectionnent les taxons, les jargons. Il n’est cependant pas sûr qu’il en allait exactement ainsi aux temps bibliques : on utilisait à l’évidence des vocables vernaculaires, qui recoupent aujourd’hui des espèces que nous distinguons – d’où l’impression que les termes utilisés sont généraux, quand ils pouvaient être relativement précis, mais « populaires ». De toute façon, notre connaissance de l’hébreu biblique en matière botanique, ancilla philologiae, interdit toute posture dogmatique. Il faut donc prendre son bâton de pèlerin, consulter les textes et les traités (de botanique, de voyage, de langue), puis se faire une idée, en bridant son imagination. Le tout en évitant l’écueil de passer à côté de l’essentiel, à savoir le message du texte.
En Mat 6.28 Jésus évoque des « lis des champs » aux couleurs chatoyantes. Il faut aller, je pense, au-delà du terme « lis ». Il pouvait avoir sous les yeux un parterre d’anémones rouges (parsemé de coquelicots qu’on trouve aussi en terre sainte, et qui leur ressemblent beaucoup). D’autres suggèrent l’amaryllis, mais aussi le glaïeul, l’iris, le colchique, le narcisse, ou même aucune en particulier…
A mon avis, la référence était précise, car les comparaisons qui émaillent le « sermon sur la montagne » sont immédiatement compréhensibles, visibles, palpables. Seule notre ignorance, notre méconnaissance du contexte précis, nous pousse à généraliser. Quand on remonte aux sources, à savoir les textes de l’Ancien Testament, un livre biblique émerge, singulier dans son emploi des termes botaniques, le Cantique des cantiques. L’expression « lis des champs » répond à l’hébreu שׁוֹשַׁנַּת הָעֲמָקִים, lis des vallées, de Ct 2.1. Or ce shoushan paraît bien être être une anémone couronnée, rapprochée de la « rose du Sharon », qui elle, dans ce contexte, à tout l’air d’une magnifique tulipe. Rouge et rouge. L’image était superbe.
Pour finir, et pour le plaisir des yeux, une petite sélection de quelques-unes des fleurs proposées pour décrire le couple κρίνον/שׁוּשַׁן :