10/09/2018

TMN révisée (2018) bis

En passant d’une méthode littérale de traduction à une méthode à équivalence fonctionnelle, la TMN 2018 n’a sans doute pas fini de faire réagir, voire de secouer de vieilles habitudes. Je propose de livrer ici des réflexions complémentaires issues non seulement de mes pérégrinations dans cette traduction, mais aussi des remarques formulées par d’autres lecteurs, que je remercie.

Français vs anglais

  • Il faut déjà remarquer que la version française n’est pas tout à fait identique à la version anglaise. Pour l’indication des heures de la journée par exemple, la version française transpose l’indication temporelle dans le système français, tandis que la version anglaise conserve la couleur initiale ; ainsi Jean 4.52, « vers une heure de l’après-midi »  est bien plus parlant que sa contrepartie anglaise « at the seventh hour » (à la septième heure). Autres exemples en Matthieu 20.3, 5,6,9, 27.45-46, Marc 15.25,33-34, Luc 12.38, 23.44 etc. A contrario le système monétaire n’est pas transposé (ex. mine Luc 19.16, talent Matthieu 18.24, denier, Matthieu 20.2 – sauf exception, ex. quadrans en Matthieu 5.26 qui est rendu « petite pièce » (anglais « small coin »).

  •  D’autres différences tiennent aux conventions typographiques, ex. Genèse 1.5 « Dieu appela la lumière ‘jour' » vs « God called the light Day ». On fait ainsi usage de guillemets en français, mais d’une majuscule en anglais. L’usage des guillemets n’est d’ailleurs pas identique entre les deux langues (ex. Jean 9.41). On peut en dire de même des italiques. Là où la version anglaise privilégie une étrange décomposition syllabique, la version française privilégie la mise en italiques, ex. Jérémie 39.3 « Nergal-Sharézèr le samgar » vs « Ner′gal-shar·e′zer the Sam′gar ». En français, cela fait sens dans une certaine mesure : l’italique permet d’indiquer clairement que le terme est transcrit (puisque son sens est obscur), ce qui ne me paraît pas aussi évident dans la langue de Shakespeare. Ici d’ailleurs une difficulté textuelle (voire historique), indiquée en note, rend douteux le nombre exact de personnes mentionnées ou la nature de leurs titres (sur ce point, voir en particulier CTAT 50/2 : 725-728). On notera enfin qu’entre la TMN 1995 et la TMN 2018, le nombre de personnes est passée de 5 à 3, sans doute pour de bonnes raisons.

  • Dans certains cas la traduction diffère légèrement, sans doute pour des raisons d’usage en français, ex. « Bonjour » plutôt que « Salutations » (= « Greetings ») en Marc 15.18 (idem Jean 19.3). Avec en note « Nous te saluons » (grec, χαῖρε). Pour le coup, si le « bonjour » semble a priori plus fluide et idiomatique en français, il ne rend pas vraiment l’ironie et le mépris véhiculée par le contexte.

1995 vs 2018

Quelques modifications notables sur le sens se relèvent çà et là :

  • 1 Rois 4.26 [BHS 5.6] : précédemment rendu ainsi : « Et Salomon eut quarante mille écuries de chevaux pour ses chars et douze mille cavaliers. », le verset se lit désormais de la sorte : « Salomon avait 4 000 box pour les chevaux qui tiraient ses chars, et 12 000 chevaux. » Quel genre de considérations ont motivé ce dégraissage en règle ? Peut-être des considérations archéologiques, mais aussi le recours aux versions anciennes (qui est légitime). La note indique : « Nombre figurant dans quelques manuscrits et dans le récit parallèle. Dans d’autres manuscrits, on trouve 40 000 ». Le passage parallèle dont il est question est 2 Chroniques 9.25 (voir aussi 2 Chroniques 1.14). Pour ceux que la difficulté intriguerait, cf. CTAT 50/1 : 338-339.

  • Genèse 3.15 : dans ce verset hautement prisé des théologiens, Dieu s’exprime ainsi :  ה֚וּא יְשׁוּפְךָ֣ רֹ֔אשׁ וְ אַתָּ֖ה תְּשׁוּפֶ֥נּוּ עָקֵֽב. Il te blessera à la tête, et tu le blesseras au talon. Le verbe utilisé ici, שׁוּף, l’est deux fois. On pourrait donc être tenté de le traduire deux fois de la même manière. C’était le choix de la précédente version : « Il te meurtrira à la tête et tu le meurtriras au talon » ; on lit désormais : « Il t’écrasera la tête, et tu le blesseras au talon ». Parti pris ? Pas forcément. Si l’on regarde le verbe en tant que tel, son sens paraît être « attaquer, assaillir » (cf. DHAB 380), « écraser » (« crush », CDCH 454 – DCH 8 : 308), « écraser, mordre ; envelopper » (ME 266). Sander et Trenel indiquent comme sens « blesser, mordre, écraser ; envelopper, couvrir » (ST 737) et traduisent le locus ainsi : « il t’écrasera la tête, et toi tu lui mordras le talon ». Le verbe est simplement adapté selon qu’il est question d’un humain ou d’un serpent (idem dans la Vulgate qui emploie une fois contero, l’autre fois insidio ;  la LXX de son côté utilise deux fois τηρέω ; cf. LBA 1 : 109). En fait le verbe a les deux sens distincts d’écraser et de mordre. Il y a donc, peut-être, un jeu de mots sur les deux sens possibles du verbe. Généralement, on le sait, un terme ne prend qu’un seul sens dans un contexte particulier (cf. Louw 1982 : 35). Mais le jeu de mots est l’exception notoire à la règle. Le choix de varier le sens, qui n’est pas pour déplaire au génie de la langue française, est suivi par d’autres traductions modernes (BJ, BFC, NBS, NEG, Semeur, Rabbinat ; cf. Semeur 2018 : 19).

  • Une traduction inclusive est généralement favorisée. En Genèse 1.26 le fameux « Faisons l’homme à notre image » (נַֽעֲשֶׂ֥ה אָדָ֛ם בְּצַלְמֵ֖נוּ) de l’ancienne version devient « Faisons l’être humain à notre image ». Le terme אָדָם signifie effectivement « être humain » au sens large en plus du sens particulier « homme » – quand il n’est pas pris pour le célèbre nom propre « Adam ». On le constate avec évidence au verset suivant (Genèse 1.27), où l’être humain (אָדָם ) est distingué par ses deux genres, homme et femme (זָכָ֥ר וּנְקֵבָ֖ה). Cependant d’autres cas impliquant le même terme peuvent être délicats, comme Genèse 2.5, 7, 15, 18, 22, où le même terme אָדָם  figure, sans être traduit « être humain », quand il le pourrait parfois. Sur ce point, cf. Babut 1997 : 111.

Choix de traduction

  • En choisissant de faire disparaître certains mots comme shéol ou hadès, la TMN 2018 favorise l’intelligibilité en français. Ces deux vocables ne signifient en effet pas grand-chose pour le commun des mortels, si je puis dire, et le terme « hadès » est même susceptible d’avoir des connotations nuisibles (les fans de mangas comprendront). Il est donc légitime de chercher une façon de le traduire, et le terme « tombe » fait plutôt bien l’affaire. Seulement la TMN 2018 prend le parti d’utiliser une majuscule « Tombe » pour distinguer shéol/hadès (compris comme un lieu symbolique, une condition, d’inactivité et d’inconscience ; cf. lexique p.1832) et d’autres sortes de tombes (les sépulcres), ex. Genèse 37.35 vs 35.20. Cela fait sens si l’on est bien assuré que shéol et hadès désignent la même chose, mais l’usage de la majuscule en français a la fâcheuse tendance de personnifier le concept, ce qui en la matière est contre-indiqué. Le lecteur n’est toutefois pas dépourvu, dans la mesure où le renvoi au lexique semble systématique dans le cas de « Tombe » avec majuscule.

  • L’indication systématique des choix en note est une fâcheuse idée qui peut d’ailleurs venir à l’esprit du lecteur. En effet une des caractéristiques de la TMN 2018, c’est d’indiquer en note une traduction alternative, la plupart du temps la contrepartie littérale, qui correspond souvent, pour ne pas dire toujours, à la précédente version. C’est amusant car on a l’impression que c’est une manière de justifier le choix opéré, de l’exorciser… En somme on présente pattes blanches en indiquant le mot à mot, comme si ce mot à mot avait plus de sens, ou un sens plus… « authentique ». Si l’on peut aisément comprendre cette tendance – et la TMN 2018 n’est bien sûr pas la seule à se prêter à cet exercice -, il faut souligner qu’elle présente quelques inconvénients : 1) si l’on adopte une méthode par équivalence fonctionnelle, il faut l’assumer jusqu’au bout ; à défaut on peut donner l’impression (ou l’exacerber) que quelque-chose du texte n’a pas pu passer dans la traduction, 2) l’appareil de note peut laisser croire alors que tous les choix un peu délicats sont expliqués, ce qui est évidemment impossible, 3) effet subsidiaire, un lecteur un peu exigeant (ou très habitué à l’ancienne version), pourrait être tenté de retrouver tous ses petits en bas de page, et s’étonner de leur absence au gré des cas, voire y deviner un sens théologique. De plus, la TMN 2018 prend le soin d’éviter globalement le mot « âme » pour rendre נֶפֶשׁ ou ψυχή, car il est connoté et il appauvrit considérablement les réalités désignées par ces deux termes (cf. lexique, p.1801 ; DHAB 251). De surcroît, des choix de principe peuvent se révéler à double-tranchant en matière de traduction. Si l’on compare Genèse 1.20 et Genèse 2.7, on constate que les deux versets emploient la même expression néphèsh chayah (âme vivante/être vivant) pour parler aussi bien des animaux que des humains ; dans le premier cas, l’expression כָּל־נֶ֣פֶשׁ הַֽחַיָּ֣ה, est traduite par « tous les animaux » alors qu’on pourrait dire mieux encore « tous les êtres vivants » (ex. NBS), avec une note indiquant « âmes vivantes » ; et dans le second cas la même expression יְהִ֥י הָֽאָדָ֖ם לְנֶ֥פֶשׁ חַיָּֽה est traduite avec à-propos « et l’homme devint un être vivant », avec en note « Ou ‘une âme’, ‘une personne’. Hébreu, néphèsh, qui signifie litt. ‘créature qui respire’ Voix lexique (Âme) ». On a dit double-tranchant car rien ne justifie vraiment la perte du sens constatée, même dans une version non littérale. Et pire, le choix opéré pousse à justifier par le recours à l’étymologie le sens du vocable נֶפֶשׁ dont le « sens littéral » indiqué est tout à fait discutable (pour ne pas dire hérétique du point de vue linguistique). Loin de moi l’idée de sombrer dans le concordisme, à vouloir traduire un même terme de manière identique et quels que soient les contextes, car bien sûr un même mot peut prendre des acceptions différentes selon les contextes (cf. notamment Babut 2015 : 68-69). Mais enfin ce peut être utile, comme dans notre locus, si la même acception est en vue (ibidem, p.75).

  • Plus délicat encore est le cas du terme חֶסֶד, que certains ont tantôt pensé trop riche pour être traduit convenablement (DHAB 133), ce qui est absurde car le vocable a plutôt un sens général, comme on peut s’en persuader à la lecture des formules liturgiques לְעוֹלָ֣ם חַסְדּֽוֹ dans les Psaumes 118 et 136 notamment (cf. Romerowski 2011 : 199-200, 237). La TMN 2018 prend le parti de le traduire régulièrement par « amour fidèle ». Mais c’est un parti pris très risqué, pour ne pas dire regrettable. En fait cette idée de « loyauté » qui est greffée aux sens bien connus du terme, à savoir « amour » (mais aussi « bonté », « bienveillance », « faveur », « miséricorde », « grâce » ; LXX ἔλεος, cf. Romerowski 1990 : 89), vient de la thèse de Glueck 1967, que d’autres comme Clark 1993 et Sakenfield 2002 ont développée. Elle se fonde sur une analyse lexicologique présentant des erreurs de méthode. Il n’est pas lieu ici d’entrer dans tous les détails. Disons simplement que l’erreur principale concerne ce qu’on nomme le « transfert de totalité illégitime » du sens (cf. Barr 1971 : 245), qui consiste « à reporter sur un mot des significations véhiculées par certains des contextes dans lesquels ce mot apparaît » (Romerowski 2011 : 257, 1990 : 92). Par exemple le fait que חֶסֶד figure régulièrement en parallèle avec le vocable אֱמֶת (Genèse 24:27, 2 Samuel 15:20, 1 Rois 3:6, Psaumes 25:10, 40:11, 89:14, 115:1, 117:2, 138:2, Proverbes 3:3, 14:22, 16:6, 20:28, Osée 4:1), ou plus étroitement encore dans l’expression חֶ֧סֶד וֶֽאֱמֶ֛ת (Genèse 24:49, 47:29, Exode 34:6, Josué 2:14, 2 Samuel 2:6, 15:20, Psaumes 61:8, 89:15) a été interprété comme le signe d’un sens identique. On a notamment vu dans cette expression חֶ֧סֶד וֶֽאֱמֶ֛ת un hendiadys, à savoir une unité de sens du type « amour loyal ». C’est bien vrai. Mais c’est le terme אֱמֶת qui porte en lui le trait sémantique « loyauté », « fidélité », et non חֶסֶד. De surcroît, la fréquente collocation de deux termes ne signifie pas que ces deux termes aient le même sens ; c’est bien leur usage complémentaire qui introduit le sens particulier visé par son auteur. L’analyse des contextes dans lesquels figure חֶסֶד, ainsi que ses termes apparentés, contredit donc cette idée de « loyauté » qui lui a été affublée, et montre que pour dire « amour loyal », « amour fidèle », on disait חֶ֧סֶד וֶֽאֱמֶ֛ת (= ἀλήθεια καὶ ἀγαπὴ / χάρις καὶ ἀλήθεια ? Cf. Romerowski 1990 : 92) et non חֶסֶד seul. La TMN 2018 fait donc un choix qui me paraît inopportun, et il faut signaler qu’elle n’est malheureusement pas la seule à le faire (ex. TOB, cf. Romerowski 2011 : 254). Pour plus de détails sur ce point important, cf. Romerowski 1990 et Romerowski 2011 : 253-265.

  • D’autres choix peuvent paraître plus ou moins heureux. Je ne citerai que quelques cas complémentaires, tant il serait loisible de multiplier les exemples. Ce qui m’importe en l’occurrence, c’est de dégager une tendance, qui alimentera, plus loin, mes considérations d’ensemble. En Genèse 8.1 on est surpris de lire « Après cela, Dieu s’occupa de Noé » quand l’ancienne version proposait un plus prosaïque « Après cela, Dieu se souvint de Noé ». Le texte hébreu se lit ainsi : וַיִּזְכֹּ֤ר אֱלֹהִים֙ אֶת־ נֹ֔חַ. Il y a beau chercher זָכַר, zakar, ne signifie jamais « s’occuper de qqch ou qqn », mais toujours « se souvenir », « revenir à l’esprit », « repenser à » (μιμνῄσκω). Ici le traducteur pourrait être tenté de se dire : Dieu avait-il oublié Noé ? Non, bien sûr. On ne saurait donc parler de « souvenir ». Le raisonnement n’est pas faux, mais montre bien, encore une fois, que le traducteur n’est pas neutre vis-à-vis du texte. S’il l’était, il pourrait laisser passer des contresens. Mais en ne l’étant pas, il importe une grille d’interprétation, qu’il propose au lecteur. Le lecteur peut être conscient de cette grille interprétative, ou bien tout à fait naïf, et inconscient des choix opérés à son insu. En l’occurrence, vaut-il mieux faire confiance au lecteur, et laisser « se souvenir » dans le texte, étant sous-entendu qu’il s’agit d’une tournure hébraïque assez facile à comprendre, ou est-il préférable d’opérer un choix net et tranché, en le justifiant au besoin par une note (comme ici) ? La très grande majorité des versions françaises conservent au verbe זָכַר son sens obvie. En optant pour la tournure « s’occuper de », la TMN 2018 (comme la BFC « pensa à ») prend le parti de modifier sensiblement le sens, sans doute avec l’idée d’épargner au lecteur une pensée jugée inexacte. C’est là-encore un choix risqué, car les occasions ne manquent pas d’être ensuite inconséquent sur le choix opéré : ainsi en Genèse 30.22, on se demande pourquoi on lit « Finalement, Dieu se souvint de Rachel » (sans note) pour rendre  וַיִּזְכֹּ֥ר אֱלֹהִ֖ים אֶת־ רָחֵ֑ל, plutôt que « Finalement, Dieu s’occupa de Rachel ». Et l’on perçoit ce faisant le deuxième risque inhérent à la pratique : en français, « s’occuper de qqn » est passablement connoté…

    Un autre cas concerne la simplification du langage. Dans le célèbre passage de Genèse 22.14, il est question de voir, de pourvoir à la bête pour le sacrifice d’Abraham. Il y a jeu de mots. Cela commence au verset 8, אֱלֹהִ֞ים יִרְאֶה־ לּ֥וֹ הַשֶּׂ֛ה לְעֹלָ֖ה, « Dieu verra par lui-même à l’agneau pour l’holocauste ». Au verset 13, après avoir été arrêté dans son élan,  וַשָּׂ֨א אַבְרָהָ֜ם אֶת־ ינָ֗יו וַיַּרְא֙, « Abraham leva les yeux et vit« . Au verset 14 enfin :  וַיִּקְרָ֧א אַבְרָהָ֛ם שֵֽׁם־ הַמָּק֥וֹם הַה֖וּא יְהוָ֣ה׀ יִרְאֶ֑ה אֲשֶׁר֙ יֵאָמֵ֣ר הַיּ֔וֹם בְּהַ֥ר יְהוָ֖ה יֵרָאֶֽה׃, « Abraham nomma cet endroit Jéhovah-verra, ainsi qu’on dit aujourd’hui : à la montagne de Jéhovah, ilsera-vu« .  En français, la locution « on verra » emporte l’idée de ne pas se préoccuper d’une situation pour laquelle, le cas échéant, on s’arrangera, on pourvoira. Il semble qu’en hébreu l’idée ne soit pas très différente : Jéhovah verra, Jéhovah pourvoira. En utilisant le verbe « pourvoir », bon nombre de traductions essaient de rendre compte et du sens, et du jeu de mots (c’était le cas de la TMN 1995). C’est authentiquement l’objectif d’une traduction, à savoir « tendre à l’équivalence sémantique et expressive de deux énoncés » (cf. Babut 1997 : 23 sq.). Mais la TMN 2018 traduit différemment, car elle entend privilégier, semble-t-il, le sens avant tout. Elle traduit donc le verset 14 ainsi : Abraham appela cet endroit Jéhovah-Jiré. C’est pourquoi on dit encore aujourd’hui : « Dans sa montagne, Jéhovah fournira ce qui est nécessaire. »  Ce choix pose plusieurs problèmes : 1) le jeu de mots est totalement perdu, 2) le verbe « fournir » est passablement incongru en tant que tel, et de plus il faut le préciser par un complément qui tourne à la périphrase, voire à la paraphrase, 3) on peut supposer que ce choix est motivé par l’idée que « fournir » est plus intelligible que « pourvoir », mais cette sollicitude sur le niveau du langage n’a pas lieu d’être puisqu’en hébreu le verbe utilisé est simple lui aussi, רָאָה, voir, et pourrait être traduit simplement en français, 4) accessoirement pourquoi ne pas traduire « Jéhovah-Jiré » puisque tout le passage tourne autour du sens (transparent) de ce lieu bien connu.

Orthographe

  • C’est un petit détail qui concerne moins l’orthographe que la frappe : une coquille s’est malheureusement glissée en Job 19:27 : « Je le verrai par moi-​même ; / mes propres yeux, non ceux d’un d’autre, le verront. / Mais au fond de moi, je suis accablé ! ». Cette faute de frappe m’a été signalée, et je dois dire que je ne l’ai pas vue en première lecture, tant le cerveau supplée ou occulte au besoin… A ce stade je n’ai pas repéré d’autres coquilles de ce genre.

Considérations générales

Évitons tout mauvais procès. Il est très facile d’être insatisfait d’une traduction biblique. Si elle est littérale, c’est un tort. Et c’est un tort aussi d’être trop libre. Alors que faire ? Il faut accepter le « pacte de lecture », en gardant présent à l’esprit les considérations suivantes :

  • Une traduction biblique s’adresse, par nécessité, à un public spécifique. Idéalement cela ne devrait pas exister. Mais dans la pratique, certaines traductions sont plus « scientifiques », d’autres plus « littéraires », d’autres encore destinées à des publics maîtrisant plus ou moins bien la langue française. La TMN 2018 vise sans doute le public le plus large qui soit, et ne professe ainsi aucune audience cible en particulier. Cependant le choix de simplifier la langue française à tous les niveaux (autre exemple : « droit d’aînesse » > « droit de fils aîné », Genèse 25.31) montre bien qu’elle s’adresse à un public comparable à celui de la Bible en Français Courant, ou de la Bible du Semeur. La TMN 2018 ne peut donc pas être utilisée dans un travail d’exégèse, car sa formulation s’éloigne sensiblement du texte original, précisément à des fins de clarification.

  • Il est d’ailleurs absurde de partir d’une traduction (ici, une traduction de traduction) pour fonder un travail exégétique. Certains pourraient maugréer en voyant que des subtilités narratives sont gommées çà et là : jeux de mots absents, termes spécifiques traduits différemment selon les cas, idiomes interprétés et traduits. Mais on ne peut reprocher à une traduction de type équivalence fonctionnelle de reformuler, puisque c’est précisément ce qu’on lui demande. Il ne faut alors plus tenter de deviner le mot original sous-jacent. L’affaire est vaine. S’attendre à ce qu’un mot particulier (ex. adam) soit rendu systématiquement de manière identique et uniforme (avec une note en cas d’écart) contrevient non seulement à la méthode suivie, mais aussi aux règles les plus fondamentales de la traduction.

  • Il faut donc considérer qu’un grand nombre de choix ont été effectués, et s’atteler à poser une question, et une seule : le sens du texte original est-il fidèlement transposé dans la langue cible ? Par fidèlement on entend une équivalence sémantique et expressive, et non une servilité au mot à mot, quel qu’il soit. Ceci étant dit, le recours au même mot peut effectivement faire sens, et le faire disparaître à la faveur d’une reformulation peut donc être légitimement contesté.

  • En s’éloignant du texte, les versions dynamiques font donc plus de choix que les autres, car en plus d’interpréter le sens du texte, comme toutes les traductions, elles font un effort supplémentaire pour que le texte soit compris de l’audience visée. Elles peuvent aussi décider, comme la TMN 2018, de « fluidifier le style » (TMN 2018) ou « faciliter la diction » (Bible de la Liturgie). C’est à ce stade où l’exercice devient périlleux, car l’exégèse initialement retenue peut alors être significativement altérée durant l’exercice (et la TMN 2018 fournit un exemple, c’est le cas de le dire, en Genèse 22.14 puisque sa note ` »Jéhovah fournira (pourvoira) », « Jéhovah verra »` montre bien qu’elle n’est pas passée à côté du texte…).

  • En levant toutes les ambiguïtés du texte, sans doute celles aussi qui étaient volontaires, il y a deux autres dangers : 1) importer dans un texte le sens d’un passage parallèle, 2) dénaturer le sens et favoriser les raisonnements circulaires. On dit souvent « la Bible s’explique par la Bible ». Sans aucun doute. Mais il ne faut alors pas oublier que si l’on traduit un texte pour l’harmoniser avec un autre, il sera ensuite loisible de revenir à ce texte plus tard pour expliquer l’autre, et le raisonnement devient alors circulaire et fallacieux. En matière théologique, il faut se garder absolument de « colorer » un texte d’une quelconque doctrine, y compris si cette doctrine est par ailleurs attestée. Un texte à traduire vaut pour lui-même, dans les limites du corpus qui est le sien.

    Cela vaut pour la divinité du Christ, bien sûr. Ainsi ceux qui pensent que θέος est qualitatif mais traduisent tout de même par « Dieu » le segment de Jean 1.1c manquent-ils, à l’évidence, d’honnêteté (cf. Wallace vs Porter). Pareillement, rendre compte du texte par « un dieu » ne fait pas davantage justice ni au fond, ni à la forme (TMN 1995 et 2018). Car en français cela suggère maladroitement l’existence d’un second dieu/Dieu. Dans les deux cas, une même analyse linguistique débouche sur deux traductions diamétralement opposées, toutes deux insatisfaisantes, voire même inexactes.

    Il n’y a cependant pas que la divinité du Christ qui puisse faire l’objet de choix mal avisés, tant s’en faut. Un autre cas servira d’exemple représentatif : Matthieu 11.12. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder la traduction de ce verset (ici et ici) : il est question de la violence faite au royaume des cieux (ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται) par des violents (βιασταὶ) qui veulent s’en emparer (ἁρπάζουσιν). On a beau tourner le sujet dans tous les sens, une conclusion s’impose : il est question d’une violence subie par le Royaume. Ses auteurs ne sont d’ailleurs pas difficiles à débusquer dans le contexte. Mais la TMN a choisi de faire violence au sens de ce texte, tant dans sa précédente version, que dans la nouvelle :

    2018 : Depuis la venue de Jean le Baptiseur jusqu’à maintenant, le royaume des cieux est le but vers lequel les hommes se pressent, et ceux qui se pressent ainsi s’en emparent.

    1995 : Mais depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des cieux est le but vers lequel se pressent les hommes, et ceux qui se pressent [ainsi] s’en emparent.

    Une telle traduction a de quoi inquiéter par son caractère paraphrastique et hyper-interprétatif. Elle n’a plus grand-chose à voir avec le texte d’origine, en particulier la violence (βιάζεται) est transformée en « un but » (absent du texte) vers lequel les hommes (tout cela étant suppléé) « se pressent ». Mais tel n’est pas le sens de βιάζω. A la rigueur on aurait pu tolérer un « se force ». Mais la paraphrase « un but vers lequel les hommes se pressent » est tout simplement inexacte, et même inacceptable. La suite ne vaut guère mieux puisque le substantif βιασταὶ, dont le sens n’est pas difficile à établir (« des violents »), est ‘traduit’ par un improbable « ceux qui se pressent », qui a plus à voir avec l’imagination que la traduction.

    Comment expliquer un tel concentré d’erreurs ? Assez simplement. Le passage a tout simplement été harmonisé de force avec son « parallèle » Luc 16.16. Mais il faut objecter vigoureusement. En premier lieu, comme indiqué plus haut, un texte vaut pour lui-même, et le traduire à la lumière d’un autre corpus est un exercice périlleux et tendancieux. En l’occurrence un même logion est traduit de deux manières apparemment différentes (une violence subie et un effort pour le Royaume). Il faut donc se garder de céder à la facilité, et tenter de comprendre ce qui explique ces « divergences » (une bonne explication tient au recours à un document hébreu ou araméen traduit « comme chacun a pu », cf. Papias apud Eusèbe de Césarée HE III 39.16). Ensuite, interpréter un verset dans cette mesure n’est pas ce qui est attendu d’un traducteur. Si le texte est difficile en grec, il doit le rester en français. On remarquera que la TMN 1995 qui était connue pour sa grande littéralité s’est bien gardée d’être littérale en l’espèce, si bien que la version 2018, qui adopte pourtant une méthode radicalement différente, a pu reprendre l’ancien texte quasiment à l’identique. Dans le cas présent la traduction glisse donc vers le commentaire, comme en atteste sa propension à amplifier le texte. Il y a aussi un problème de probité, ou de logique. Autant il peut se concevoir que βιάζεται soit compris dans le sens d’une violence [sur soi] [pour y entrer] : « le royaume des cieux se force », autant βιασταὶ continue de poser problème (et contredit incidemment cette option, à peine retenue). La question se pose en effet au traducteur de la sorte : les disciples qui « forcent » le Royaume sont-ils des violents ? Certainement pas. Donc il faut comprendre le terme autrement… On le voit, se poser ce genre de questions va trop loin, et c’est manquer de sérénité vis-à-vis du texte. Pourquoi ne pas le traduire pour ce qu’il dit, et passer la main aux théologiens et aux commentateurs ? Bien sûr « le royaume des cieux se force, et des violents s’en emparent » n’est pas encore assez proche de Luc 16.16 (tel qu’on le comprend), et c’est à mon avis ce qui a motivé le recours à l’amplification (l’énoncé étant passablement illogique). Last but not least, est-on bien assuré du sens parallèle ? Si l’on prend la traduction faite par l’éminent helléniste qu’était Edouard Delebecque, on y lit : « à partir de là est annoncée l’heureuse nouvelle du royaume de Dieu, et chacun y force son entrée » (Luc 16.16b ; cf. Delebecque 1976 : 105). Ainsi rendu, l’énoncé est un peu ambigu, et pourrait même rejoindre, pour le sens, le texte de Matthieu 11.12… Delebecque précise en note : « 16 – y force : Black, p. 116, voit dans l’emploi de εἰς un tour araméen et propose de traduire ‘tout le monde le viole’, ce qui harmonise le verset avec Mt. 11, 12″. Black (1999 : 116) souligne en effet que l’expression πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται signifie certes « everyone forces himself into it », mais que si l’on admet la présence d’un aramaïsme, la tournure pourrait signifier alors « everyone oppresses it ». Il va plus loin en proposant une rétroversion : ‘anosin ‘anesin lah (« violent men oppress it »), expression qui, à la faveur de la transmission orale, aurait pu donner une variante pouvant expliquer la πᾶς chez Luc, voire l’atténuation de l’idée de violence, ‘enashin ‘anesin lah (« men oppress it »). On le voit, les spécialistes débattent du sens de ces deux versets, et certains admettent même que celui de Luc 16.16 pourrait, au final, avoir le même sens que celui de Matthieu 11.12 (l’option de la TMN 2018 favorisant le sens de Luc 16.16 compris comme un « effort pour le Royaume » est par-là même désavouée). Il n’appartient donc pas au traducteur de lisser ce genre de « difficultés ». En l’occurrence il est tout à fait possible de traduire le texte sans le commenter, et une note pourrait largement suffire à apaiser toute crainte d’incompréhension de la part du lecteur ; ou mieux, lui indiquer les différentes interprétations possibles.

Comme on le voit, la TMN 2018 n’échappe pas aux pièges communs aux traductions dynamiques. Ses choix les plus évidents – l’usage du nom divin dans l’AT et le NT, l’absence de majuscule pour certains termes théologiques (comme « esprit ») – en font une version notoirement non trinitaire. C’est là son principal avantage. Ce faisant, elle n’importe pas dans le texte des conceptions nicéennes (ou autres) totalement étrangères, comme c’est malheureusement trop souvent le cas par ailleurs. D’un autre côté, quelques-uns de ses choix peuvent se discuter. C’est normal et c’est le lot de toutes les traductions. Cela rappelle, au besoin, qu’une traduction n’est qu’une béquille, et qu’il faut, si l’on peut, recourir au texte original en priorité. Si j’ai insisté sur le cas de Matthieu 11.12, c’est qu’il est symptomatique. De quelle manière approche-t-on le texte à traduire ? Y vient-on avec une idée prédéterminée de ce qu’on peut, de ce qu’on doit y trouver ? Peut-on admettre une divergence dans deux rapports distincts d’un même logion ? Comment cela nous informe sur la transmission des textes ? Si le texte est ambigu, peut-on accepter de le laisser ainsi, et quelle place fait-on au travail des lecteurs et des commentateurs ?

Généralement fidèle, la TMN montre donc des limites qui imposent une certaine prudence, et invitent à garder à l’esprit la règle suivante :

τὸ μὴ ὑπὲρ ἂ γέγραπται,

« N’allez pas au-delà de ce qui est écrit »

1 Corinthiens 4.6 TMN 2018.

Pour aller plus loin : Babut, Lire la Bible en traduction (1997) | Romerowski, Les sciences du langage et l’étude la Bible (2011) | Auwers et al., La Bible en français (2002) | Kuen, Une Bible et tant de versions ! (2005) | Taber et Nida, La Traduction : théorie et méthode (1971) | Nida, Comment traduire la Bible (1967) | de Waard et Nida, D’une langue à l’autre (2003) | Margot, Traduire sans trahir (1979) | Collectif, L’aventure de la TOB (2010) | Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction (1963)