En levant toutes les ambiguïtés du texte, sans doute celles aussi qui étaient volontaires, il y a deux autres dangers : 1) importer dans un texte le sens d’un passage parallèle, 2) dénaturer le sens et favoriser les raisonnements circulaires. On dit souvent « la Bible s’explique par la Bible ». Sans aucun doute. Mais il ne faut alors pas oublier que si l’on traduit un texte pour l’harmoniser avec un autre, il sera ensuite loisible de revenir à ce texte plus tard pour expliquer l’autre, et le raisonnement devient alors circulaire et fallacieux. En matière théologique, il faut se garder absolument de « colorer » un texte d’une quelconque doctrine, y compris si cette doctrine est par ailleurs attestée. Un texte à traduire vaut pour lui-même, dans les limites du corpus qui est le sien.
Cela vaut pour la divinité du Christ, bien sûr. Ainsi ceux qui pensent que θέος est qualitatif mais traduisent tout de même par « Dieu » le segment de Jean 1.1c manquent-ils, à l’évidence, d’honnêteté (cf. Wallace vs Porter). Pareillement, rendre compte du texte par « un dieu » ne fait pas davantage justice ni au fond, ni à la forme (TMN 1995 et 2018). Car en français cela suggère maladroitement l’existence d’un second dieu/Dieu. Dans les deux cas, une même analyse linguistique débouche sur deux traductions diamétralement opposées, toutes deux insatisfaisantes, voire même inexactes.
Il n’y a cependant pas que la divinité du Christ qui puisse faire l’objet de choix mal avisés, tant s’en faut. Un autre cas servira d’exemple représentatif : Matthieu 11.12. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder la traduction de ce verset (ici et ici) : il est question de la violence faite au royaume des cieux (ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται) par des violents (βιασταὶ) qui veulent s’en emparer (ἁρπάζουσιν). On a beau tourner le sujet dans tous les sens, une conclusion s’impose : il est question d’une violence subie par le Royaume. Ses auteurs ne sont d’ailleurs pas difficiles à débusquer dans le contexte. Mais la TMN a choisi de faire violence au sens de ce texte, tant dans sa précédente version, que dans la nouvelle :
2018 : Depuis la venue de Jean le Baptiseur jusqu’à maintenant, le royaume des cieux est le but vers lequel les hommes se pressent, et ceux qui se pressent ainsi s’en emparent.
1995 : Mais depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des cieux est le but vers lequel se pressent les hommes, et ceux qui se pressent [ainsi] s’en emparent.
Une telle traduction a de quoi inquiéter par son caractère paraphrastique et hyper-interprétatif. Elle n’a plus grand-chose à voir avec le texte d’origine, en particulier la violence (βιάζεται) est transformée en « un but » (absent du texte) vers lequel les hommes (tout cela étant suppléé) « se pressent ». Mais tel n’est pas le sens de βιάζω. A la rigueur on aurait pu tolérer un « se force ». Mais la paraphrase « un but vers lequel les hommes se pressent » est tout simplement inexacte, et même inacceptable. La suite ne vaut guère mieux puisque le substantif βιασταὶ, dont le sens n’est pas difficile à établir (« des violents »), est ‘traduit’ par un improbable « ceux qui se pressent », qui a plus à voir avec l’imagination que la traduction.
Comment expliquer un tel concentré d’erreurs ? Assez simplement. Le passage a tout simplement été harmonisé de force avec son « parallèle » Luc 16.16. Mais il faut objecter vigoureusement. En premier lieu, comme indiqué plus haut, un texte vaut pour lui-même, et le traduire à la lumière d’un autre corpus est un exercice périlleux et tendancieux. En l’occurrence un même logion est traduit de deux manières apparemment différentes (une violence subie et un effort pour le Royaume). Il faut donc se garder de céder à la facilité, et tenter de comprendre ce qui explique ces « divergences » (une bonne explication tient au recours à un document hébreu ou araméen traduit « comme chacun a pu », cf. Papias apud Eusèbe de Césarée HE III 39.16). Ensuite, interpréter un verset dans cette mesure n’est pas ce qui est attendu d’un traducteur. Si le texte est difficile en grec, il doit le rester en français. On remarquera que la TMN 1995 qui était connue pour sa grande littéralité s’est bien gardée d’être littérale en l’espèce, si bien que la version 2018, qui adopte pourtant une méthode radicalement différente, a pu reprendre l’ancien texte quasiment à l’identique. Dans le cas présent la traduction glisse donc vers le commentaire, comme en atteste sa propension à amplifier le texte. Il y a aussi un problème de probité, ou de logique. Autant il peut se concevoir que βιάζεται soit compris dans le sens d’une violence [sur soi] [pour y entrer] : « le royaume des cieux se force », autant βιασταὶ continue de poser problème (et contredit incidemment cette option, à peine retenue). La question se pose en effet au traducteur de la sorte : les disciples qui « forcent » le Royaume sont-ils des violents ? Certainement pas. Donc il faut comprendre le terme autrement… On le voit, se poser ce genre de questions va trop loin, et c’est manquer de sérénité vis-à-vis du texte. Pourquoi ne pas le traduire pour ce qu’il dit, et passer la main aux théologiens et aux commentateurs ? Bien sûr « le royaume des cieux se force, et des violents s’en emparent » n’est pas encore assez proche de Luc 16.16 (tel qu’on le comprend), et c’est à mon avis ce qui a motivé le recours à l’amplification (l’énoncé étant passablement illogique). Last but not least, est-on bien assuré du sens parallèle ? Si l’on prend la traduction faite par l’éminent helléniste qu’était Edouard Delebecque, on y lit : « à partir de là est annoncée l’heureuse nouvelle du royaume de Dieu, et chacun y force son entrée » (Luc 16.16b ; cf. Delebecque 1976 : 105). Ainsi rendu, l’énoncé est un peu ambigu, et pourrait même rejoindre, pour le sens, le texte de Matthieu 11.12… Delebecque précise en note : « 16 – y force : Black, p. 116, voit dans l’emploi de εἰς un tour araméen et propose de traduire ‘tout le monde le viole’, ce qui harmonise le verset avec Mt. 11, 12″. Black (1999 : 116) souligne en effet que l’expression πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται signifie certes « everyone forces himself into it », mais que si l’on admet la présence d’un aramaïsme, la tournure pourrait signifier alors « everyone oppresses it ». Il va plus loin en proposant une rétroversion : ‘anosin ‘anesin lah (« violent men oppress it »), expression qui, à la faveur de la transmission orale, aurait pu donner une variante pouvant expliquer la πᾶς chez Luc, voire l’atténuation de l’idée de violence, ‘enashin ‘anesin lah (« men oppress it »). On le voit, les spécialistes débattent du sens de ces deux versets, et certains admettent même que celui de Luc 16.16 pourrait, au final, avoir le même sens que celui de Matthieu 11.12 (l’option de la TMN 2018 favorisant le sens de Luc 16.16 compris comme un « effort pour le Royaume » est par-là même désavouée). Il n’appartient donc pas au traducteur de lisser ce genre de « difficultés ». En l’occurrence il est tout à fait possible de traduire le texte sans le commenter, et une note pourrait largement suffire à apaiser toute crainte d’incompréhension de la part du lecteur ; ou mieux, lui indiquer les différentes interprétations possibles.