31/10/2016

Savait-on lire et écrire en Israël avant le VIIIe s. ?

3010161

Ainsi posée, la question soulève quelques difficultés : il s’agit moins de savoir si on savait lire et écrire, mais à quel point ; pourquoi le VIIIe s. avant notre ère et pas une autre période : au vu des données disponibles aujourd’hui, il semblerait qu’une transition se soit opérée à cette époque, ce qui peut être contesté, car on ne sait jamais à quel point les trouvailles reflètent la réalité. En dépit de ces difficultés, la question ainsi formulée a le mérite de caractériser clairement ce qui fait débat : l’alphabétisation des Israélites dans l’Antiquité, spécialement durant la période monarchique (XIe – IXe s.).

Bien sûr la question est académique. Déterminer l’alphabétisation des Israélites durant la période monarchique, c’est intellectuellement intéressant. Il serait toutefois naïf de n’y voir qu’une question destinée à briller dans les cercles autorisés… En réalité, le sujet intéresse parce qu’il est intimement lié au crédit qu’il faut accorder à la Bible. Était-on capable de produire une oeuvre littéraire de quelque importance en ces temps « reculés » ? Les récits bibliques ont-ils été composés au moment où la Bible soutient qu’ils l’ont été, ou beaucoup plus tard ? Autrement dit, s’imaginer le roi David en train de rédiger des Psaumes, est-ce là possible voire historique ou n’est-ce qu’une fantaisie réservée aux crédules, de ressort mythique ?

Le sujet est complexe et nécessite d’appréhender les données archéologiques à la lumière des données historiques et linguistiques. Je me propose ici d’esquisser, aussi fidèlement que possible, les principaux arguments avancés par Matthieu Richelle dans un article récent, extrêmement intéressant, intitulé « Elusive Scrolls : Could Any Hebrew Literature Have Been Written Prior to the Eighth Century B.C.E. ? » (Vetus Testamentum 66, 2016, pp.1-39). L’auteur a déjà travaillé amplement sur le sujet puisque sa thèse de doctorat portait sur un sujet dans la même lignée : Le royaume d’Israël dans la première moitié du VIIIe siècle avant notre ère : Analyse critique des sources épigraphiques, bibliques et archéologiques (PhD thesis, E.P.H.E., 2010). Document que j’aimerais bien lire à l’occasion !

Au commencement, il y a un constat : une nouvelle génération de savants remet en question la chronologie traditionnelle, peu ou prou tirée de la Bible, en repoussant les dates de plusieurs siècles. Ainsi « l’âge  d’or » de la littérature israélite est-il repoussé de -X à des périodes plus récentes (pp.1-2) : -IX/-VII (période néo-assyrienne), ou -VII/-VI (période néo-babylonienne), ou -VI/-IV (période perse), voire même -IV/-I (période hellénistique).

Pour se faire une idée du problème, il faut citer, à la suite de Richelle, quelques exemples des allégations avancées :

not until the late 8th century was Judah sufficiently advanced as a state that it could produce any written records. – J. Van Seters

the Jerusalemite administration did not have the socio-economic resources to compose large-scale works until the end of the 8th century. Nihan et Nocquet

This text, too, could not have been put in writing – even in an earlier, north Israelite version – before the first half of the eigth century BCE; the lack of evidence of signifiant scribal activity in Israel before around 800 BCE (…) makes it difficult to assign the compilation of these texts to an earlier phase in the history of the northern kingdom. Finkelstein (voir ici)

Il y a des voix discordantes (ex. Lemaire) mais dans l’ensemble ces vues sont répandues, et dans le cas de Finkelstein, souvent vulgarisées auprès du grand public (et parfois même présentées comme étant le consensus, cf. Richelle 2011).

Deux arguments sont avancés à l’appui de ces allégations (p.3) : 1) l’observation épigraphique indique que les inscriptions sont rares aux Xe et IXe s. mais augmentent significativement à partir du VIIIe s. 2) il y a (aurait) une corrélation entre le développement d’un état et l’émergence d’une littérature.

1) Données épigraphiques

De nombreux sceaux et bulles inscrits ont été recensés par divers auteurs pour la période royale (ex. Avigad et Sass 1997Heltzer, Deutsch, Lemaire, Dobbs-Allsopp, Davies). Or ces objets servaient bien évidemment à sceller ou authentifier des papyri. On compte aussi, mais en nombre beaucoup plus réduit, des textes courts sur ostraca et sur monuments. Pour les inscriptions des Xe – IXe s., Richelle parvient au décompte suivant : 17 pour le Xe et 18 pour le IXe (p.7). Il s’agit le plus souvent de textes très courts -à l’exception sans doute de l’ostracon de Khirbet Qeiyafa (p.8). Pour les sceaux et bulles si l’on écarte les cas douteux, le décompte est le suivant : entre 150 (estimation basse) et 1000 (estimation haute) ; ostraca et incisions : env. 500, papyrus : 1, inscriptions monumentales : 4, inscriptions des Xe-IXe : 36 textes courts (p.8). Comme on le voit, le papyrus fait figure d’exception : un seul a été trouvé, un palimpseste, dans une grotte du Wadi Murabba’at, daté du VIIe s. (p.6 et note 18 ; voir ici et ici).

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les textes de quelque longueur sont absents à l’appel : pour l’essentiel, ils étaient composés sur papyrus ou parchemin, c’est-à-dire des matériaux organiques, et se sont décomposés depuis des lustres. De surcroît, penser que la faible quantité d’inscriptions trouvées soit un indicateur fiable de la réalité est une méprise : car si ce sont surtout des sceaux, bulles, ostraca ou inscriptions monumentales qui ont été trouvés, à savoir des inscriptions sur des supports non organiques, il faut savoir que ce type d’inscription est substantiellement moins répandue que la contrepartie sur support périssable, comme on peut s’en convaincre en comparant avec la situation des textes grecs et latins trouvés en Egypte. En effet, parmi les 9875 œuvres littéraires trouvées en Egypte, 71% étaient écrits sur papyri, 25% sur parchemin, 3% sur ostraca et 1% sur bois. Parmi les 15 195 ostraca, seulement 2% (339) contenaient des œuvres littéraires.

3010162

Ces chiffres illustrent un ratio valable pour les documents grecs et latins trouvés en Egypte, certes, mais ils donnent peut-être (du moins à mon avis) une idée du ratio, sceaux/bulles/ostraca vs papyri pour les documents écrits de l’ancien Israël. Richelle souligne (p.9) qu’un seul texte pourrait probablement être qualifié d’oeuvre littéraire, c’est celui de Horvat ‘Uza (-VII). Il ne faut d’ailleurs pas s’attendre à pouvoir comparer les situations entre l’Egypte et l’Orient ancien (le climat est clairement favorable à la conservation, et le pays patrie du papyrus ; cf. pp.9-10). Par ailleurs même en Egypte, de nombreux papyri ont survécu en très mauvais état (fortement endommagés ou carbonisés) ; ceux découverts ailleurs qu’en Egypte ne l’ont été que dans des environnements comparables (Negev, déserts), cf. p.11.

Against this background, we can understand the following simple fact: the ratio of the discovered papyrus to the number of papyri that we know actually existed in Palestine during the royal period is one out of hundreds. (p.11)

Ce qui ajoute à ce ratio concerne le fait que tous les documents n’étaient pas forcément scellés, mais plutôt les textes légaux ou les lettres (cf. Jérémie 31:10-14, Néhémie 9.38, 1 Rois 21.8, etc.). De surcroît, deux copies étaient souvent produites : l’une scellée, l’autre non, pour que celle scellée puisse être consultée le cas échéant (p.12). 

If there were literary works, they were probably not sealed and are consequently invisble in archaeological terms : the did not even leave bullae. All of this means that we only see the tip of the iceberg. In other words, there is no simple qualitative correlation between the findings and ancient reality when it comes to the medium most likely used during the Iron Age II for writing and copying literary texts. Moreover, we have absolutely no means to determine the extent of literary production. (p.12)

On pourra objecter que si une production littéraire a réellement existé, il n’est pas concevable qu’elle se soit limitée aux seuls documents périssables (ainsi l’objection de Finkelstein, cf. p.12 et la note 43). C’est vrai, et c’est à cet égard que Richelle rappelle 1) l’existence des 36 inscriptions datées des Xe – IXe s. citées plus haut (p.13), en soulignant que « each discovery likely points to the existence of many more texts », et 2) qu’en fait l’objection peut aussi être émise pour les périodes ultérieures. Souvent les documents sont en piteux état, y compris les inscriptions monumentales, et il n’est pas impossible que bon nombre d’entre elles ont été tout bonnement pulvérisées (p.15):

The fact that only tiny fragments of stelae are discovered proves that 90% of each of them has been pulverized. How many stelae have been destroyed in their entirety? We simply do not know the answer, but it is clear that in this matter as in general, the absence of evidence is not evidence of absence. (…) Finally, all this reminds us of a general truth: only an infinitesimal proportion of the documents that existed in Antiquity has survived.

En comparant les données des Xe-IXe s. avec la période perse – qui, pour bon nombre de savants, a vu le Pentateuque se fixer – Richelle parvient à une conclusion pas si différente : l’augmentation des inscriptions n’est guère impressionnante ; il y a même moins de sceaux et bulles, et pas d’inscription monumentale (p.18). Et si 37 papyri ont été trouvés, Richelle considère que c’est affaire de hasard, les documents ayant été laissés dans une grotte.

In sum, not a single long or literary text has been found in Yehud for the two centuries of the Persian period. It is thus clear that even a period where significant scribal activity took place did not necessarily leave many artifacts related to long texts. p.19

Richelle examine ensuite la transition qui s’est opérée, semble-t-il, à partir du VIIIe s. : croissance de la démographie, bureaucratie plus importante, et peut-être une fraction plus importante de la population capable de lire. De là à imaginer que davantage de documents littéraires aient pu être composés, la corrélation n’est pas évidente : une production d’ordre littéraire ou religieux ne saurait être liée nécessairement à des données purement institutionnelles ou démographiques (p.21). Richelle conclut qu’on ne saurait tirer aucune conclusion fondée sur la seule approche quantitative.

2) Données socio-archéologiques

L’argument est tiré de la monographie de Jamieson-Drake, Scribes and Schools in Monarchic Judah: A Socio-Archaeological Approach (Sheffield, 1991) : il y aurait une corrélation entre le « niveau de développement » d’un état et la production littéraire. De manière particulièrement opportune, Richelle met en lumière la sinuosité du raisonnement en la présentant tel qu’il est réellement, sous forme de syllogisme:

a. Un certain niveau de développement est requis pour qu’un pays puisse produire des textes longs ou littéraires,

b. Juda, et Jérusalem en particulier, n’était pas réellement développé avant le VIIIe s.,

c. Il s’ensuit qu’aucune littérature n’a pu y être produite durant les Xe et IXe s.

Or l’augmentation des trouvailles d’artéfacts à partir du VIIIe s. indique certes un développement de la bureaucratie, ou même une augmentation de l’alphabétisation, mais ne prouve en aucun cas l’apparition de l’alphabétisation (p.22). Il n’est d’ailleurs pas possible d’émettre des hypothèses sur la production littéraire de cette époque, puisque nous n’avons aucune idée de son ampleur. Cela vaut également pour la mesure du « développement d’un pays » : la discipline est récente, et les cas d’espèce (Moab, Edom, Ophel, Shechem) prouvent qu’on ne se fait qu’une vague idée de l’importance des institutions, des activités, ou d’un pouvoir centralisé, avec les données dont on dispose (pp.23-24). C’est particulièrement probant dans le cas de Edom/Khirbet en-Nahas, où l’exploitation du cuivre existait depuis le XIIIe s, avec un pic à l’échelle industrielle aux Xe et IXe s.

As a result, it is now established that there were « local Levantine complex societies during the tenth and ninth centuries BCE in Edem capable of organizing a vast copper production system that centered on Eaynan ». If the power that controlled this industry at this time was Edom, then it is worth remembering that only a few years aga, no one would have judged it developed enough for that. If it was Judah, then this kindgdom is underestimated by some scholars. In any case, the breakthrough in Levantine archaeology made by the team of T.E. Levy and M. Najjar is a remainder of the difficulty of making judgements regarding the stage of development if Iron Agence « states ». p.23-24

Comme on le voit, des découvertes permettent de temps en temps d’invalider les allégations minimalistes. D’autres exemples peuvent être invoqués : ainsi Richelle rappelle qu’on a découvert des lettres écrites en cunéiformes au XIVe s, à Jérusalem (p.24). Or les témoignages archéologiques ne sont guère probants pour l’époque considérée. Avec la prémisse a), souligne Richelle, « one would never have guessed that such letters, written in one of the most complicated writing systems of Antiquity, could have come from this town ». C’est dire que corréler une activité littéraire au « développement » d’un pays (dont notre connaissance est nécessairement lacunaire) est pour le moins hasardeux, et même, pour les exemples cités en l’occurrence, que cela relève purement et simplement du non-sens. Pis, il n’est pas du tout nécessaire qu’un pays soit « développé » pour qu’un scribe professionnel et bien entraîné puisse y opérer (p.25) :

If the Jerusalemite scribe was trained in a foreign context, then afterwards, his sole presence in this city, however poorly developed it may have been, sufficed. The same can be said if we were to suppose that a cuneiform « school », or at least a standardized scribal training, existed in Jerusalem, since in concrete terms this would have involved merely the presence of a few individuals and the simplest logistics (e.gg. clay tablets and stylus). The writing of texts is an activity that trained people could practice with rudimentary means in any place, regardless of the size of the buildings, the presence of fortifications in the cities, the production of luxury goods, and so on.

Cela tombe sous le sens, mais il faut le garder présent à l’esprit en se remémorant les allégations de certains savants cités par Richelle au début de son étude…

Même quand un royaume paraît au début de son « développement », si par chance on découvre une oeuvre de quelque importance, sa présence dépareille l’idée qu’on se fait de la production d’œuvres littéraires. C’est encore le cas pour Moab, et la fameuse stèle de Mesha, qui prouve que des scribes professionnels opéraient au IXe s. Ce qui fait dire à Blum (cité p. 26): « the quasi-literary inscriptions we actually have are almost all (except the Shiloah-inscription) from the ninth of the beginning eighth century BCE: Mesha, Tel Dan, Kuntillet ‘Ajrud, Tell Deir Alla – and none of these elaborated texts comes from a long-established kingdom« .

Pour ce qui concerne le développement de Juda, les spécialistes ne s’entendent même pas sur ce qui relève de la Jérusalem du Xe s… Si comme certains le supposent il faut la situer sur le mont du Temple, alors c’est encore une terra icognita – dont on ne connaît en fait que la surface maximale, et guère plus (p.28). D’ailleurs, le « degré de développement » du royaume contrôlé par Salomon et David serait clairement revu à la hausse s’il était établi qu’en fait il contrôlait les mines de cuivre de Khirbet en-Nahas, ce qui, pour Richelle, est impossible à trancher (p.28 ; cf. infra « A consulter »). Idem pour le site de Khirbet Qeiyafa, qui a pu appartenir à Juda.

In sum, the situation is complicated (…), the least that can be said for our present purpose is that categorical claims that Jerusalem was an insignificant town in the 10th century go beyond current knowledge and do not reflect the uncertainties of the scholarly debate. This leads us to conclude that no only is the first premise of the syllogism evoked at the beginning of this section invalid: the second premise proves to be far from being established. p.29

Richelle répond donc par l’affirmative à la question de savoir si une littérature hébraïque a pu exister au début de la période monarchique (p.37). Cette littérature, estime-t-il, est possible d’un point de vue épigraphique et plausible d’un point de vue historique (p.38).

Après son excellent manuel d’exégèse de l’AT, et sa concise mais passionnante introduction à l’archéologie biblique, Richelle livre une nouvelle fois un travail captivant, richement documenté, et qui, tout en se parant des réserves qu’impose la documentation actuelle, met en lumière l’insuffisance de certaines allégations minimalistes populaires. Bel essai, qui donne envie d’en savoir plus !

A consulter : Rollston, Writing and Literacy in the World of Ancient Israel | McCarter, Ancient Inscriptions – Voices from the Biblical WorldLemaire, Inscriptions hébraiques, tome 1. Les ostracaDobbs-Allsopp, Hebrew Inscriptions: Texts from the Biblical Period of the Monarchy with Concordance | van der Toorn, Scribal Culture and the Making of the Hebrew BibleSteiner et al., The Oxford Handbook of the Archaeology of the Levant: c. 8000-332 BCE | Ahituv, Echoes from the Past: Hebrew and Cognate Inscriptions from the Biblical Period | Bienkowski et al., Writing and Ancient Near Eastern Society: Papers in Honour of Alan R. Millard | Carr, The Formation of the Hebrew Bible | Gertoux, Kings David and Solomon: Chronological, Historical and Archaeological Evidence (ou ici)