Marc Gabolde, spécialiste de la XVIIIe dynastie, vient de publier un nouvel ouvrage, Toutankhamon (Pygmalion, 2015). C’est assez copieux et d’abord a priori engageant. Seulement, on est derechef intrigué par les mentions « Akhénaton, La Vallée des Rois, Howard Carter ». Si l’on a suivi tant soit peu les remous médiatiques en leur temps (ex. ici, ici ou ici), on se rappelle que des analyses ADN, sous la houlette de l’inénarrable et intriguant Zahi Hawass, ont été alléguées pour faire de Toutankhamon le fils d’Akhénaton…Ce qui pose problème cependant, ce sont les témoignages… et la chronologie. D’une part, on sait qu’Akhénaton a eu six filles, mais pas de fils.
D’autre part, Toutankhamon déclare explicitement être le fils d’Amenhotep III (Gertoux, Akhenaten’s reign, p.18 ; cf. Guizard 2013 : 357). Malgré ces témoignages, certains préfèrent réinventer l’histoire. Sur le principe, il est indéniable qu’il faut toujours, à l’endroit des sources, quelles qu’elles soient, faire preuve de réserve. Cependant, il est difficile d’en faire abstraction quand elles se recoupent à la perfection. De surcroît, il est assez hasardeux de recourir à l’analyse ADN sur des sujets vieux de plus de 3300 ans, littéralement cuits dans les chaleurs du désert. Ainsi s’en est expliqué Philippe Guizard lors d’une séance publique à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier (2013 : 362, je souligne) :
« Les succès enregistrés ont conduit les anthropologues et les archéologues à envisager progressivement à partir de 1985 l’utilisation dans leur domaine d’un outil aussi performant [i.e. l’analyse ADN], mais les limites de l’exercice sont alors apparues en raison de difficultés de deux ordres :
– la conservation de l’A.D.N. dans les ossements ou tissus anciens s’est avérée beaucoup plus rare et infime qu’on ne l’espérait, en particulier dans la vallée du Nil, les restes retrouvés étant souvent “cuits” après avoir séjourné pendant des millénaires à des températures pouvant atteindre 50 degrés;
– lesdits ossements ou tissus anciens ont couru des risques multiples de “contamination” par de l’A.D.N. d’origine extérieure, cela étant particulièrement vrai pour des momies égyptiennes qui sont passées entre de nombreuses mains, depuis qu’elles ont été embaumées et emmaillotées, puis ont subi les démarches intempestives des pilleurs, la ré-inhumation dans des cachettes, jusqu’ à en être extraites, alors étudiées et transportées sans précautions par les premiers archéologues. »
Ainsi, l’ADN est difficilement exploitable en égyptologie. Pour l’étude en question, il a fallu plus de deux ans pour extraire les fragments d’ADN des échantillons des momies (Gabolde 2013 : 178). Lorsque par miracle on pense pouvoir l’utiliser se pose alors un obstacle de taille, quasi rédhibitoire : est-on bien sûr de l’identité de l’individu dont on analyse l’ADN ? Et là, cela se corse : les momies ont été régulièrement déplacées. Difficile de s’en remettre à « l’étiquette » seule… En l’occurrence, les débats autour de l’identité de la momie de la tombe KV55 sont symptomatiques de cette difficulté, l’abondante bibliographie sur le sujet en témoignant. Pour Gabolde, l’identité de la momie de la tombe KV55 « peut être déduite des inscriptions hiéroglyphiques associées à ces dépouilles » (2013 : 179), et c’est celle d’Amenhotep IV-Akhénaton. Plus loin, il déclare l’hypothèse « inévitable » (p.180). De manière extrêmement intrigante, qui confine à la contradiction méthodologique, il lui arrive d’évacuer les « indications fluctuantes fournies par la médecine légale par rapport aux informations beaucoup plus certaines que livre l’épigraphie » (p.181). C’est intriguant, c’est curieux. Écarter la médecine légale au profit de l’épigraphie ? Pourquoi pas, pour les raisons citées plus haut.
Dans ce cas cependant, pourquoi ignorer (entre autres) :
Peut-on raisonnablement ignorer la science ici, et la favoriser là ? Ignorer l’épigraphie ici, et la favoriser là ?
On peut même aller plus loin (voir ici, p.2).
Si Akhenaton avait un fils, d’une sœur qui plus est, pourquoi cet enfant est-il ignoré des nombreuses représentations de la famille royale amarnienne où les six filles des souverains sont montrées avec complaisance en compagnie de leurs parents et surtout pourquoi n’a-t-il pas succédé à son père et a-t-il dû laisser la place à Smenkhkarê, l’époux de Meritaton (Mayati dans les lettres d’el Amarna) ? Pourquoi la sœur-épouse supposée d’Akhenaton est-elle absente de toute notre documentation alors qu’elle aurait dû devenir, en conformité avec les usages établis depuis les origines de la dynastie, la « grande épouse royale » de celui-ci à la place de Nefertiti?
Par ailleurs il est très probable que le corps d’Akhenaton a été détruit lorsque l’anathème a été lancé contre sa personne. Son sarcophage, à el Amarna, a été mis en pièces, sa momie, selon toute apparence, a été détruite (brulée ?). Il est donc vraisemblable que le corps du royal occupant de la sépulture KV 55 que l’on s’était contenté de rendre anonyme n’est pas le sien.
On remarquera que même Gabolde, grand défenseur de la thèse Akhénaton père de Toutankhamon, emploie le conditionnel : « Toutânkhamon (KV62) serait le fruit de l’union incestueuse frère-soeur entre (KV55) Amenhotep IV-Akhenaton et la « Young Lady » (KV35YL) » (p.183), et de renvoyer toutefois en note à des vues divergentes. On constate d’ailleurs, à la revue de l’analyse ADN justement, que les choses ne tournent pas aussi rond qu’on le souhaiterait : « En somme, selon les analyses ADN, soit la momie de KV55 n’est pas celle d’Akhenaton – ce qui, on l’a déjà signalé, semble extrêmement peu vraisemblable au vu des inscriptions de la tombe KV55 de la Vallée des Rois – 39, soit les deux fœtus ne sont pas nés tous les deux de l’épouse principale de Toutânkhamon, Ânkhesenamon » (p.186).
Là-encore, on évacue les problèmes en se fondant sur des hypothèses (le recours au « peu vraisemblable » en témoigne). Ces difficultés évidentes poussent certains chercheurs à conclure différemment :
La solution de l’énigme ne peut venir que de l’identification de la momie retrouvée dans la tombe KV55. Les analyses de sang effectuées il y a une quarantaine d’années avaient montré que le personnage enterré dans cette tombe était un jeune homme de 20 à 25 ans ayant les mêmes groupes sanguins (A2-MN) que Tutankhamon. Si l’âge qui lui avait été attribué est bien le sien il est certain qu’il était le frère aîné de Tutankhamon et non son père. (source, cf. p.4)
Toutes les difficultés entourant cette fameuse tombe KV55, avec les divers degrés de parentés réels, mais ambigus, ont fait dire à un anonyme (Archéologia, 03/2010 ; cf. Guizard 2013 : 364) :
(…) pour conclure on peut donc affirmer que Toutânkhamon est bien né d’un homme et d’une femme, et que sa famille partageait un certain patrimoine génétique… Des “révélations” dont chacun appréciera la valeur.
Le contexte sulfureux étant brièvement rappelé, j’en viens au nouvel ouvrage de Gabolde. Ce qui m’a interpellé, et je ne suis sans aucun doute pas le seul, c’est la méthode signalée en introduction (p.9, je souligne).
Le recours à l’imagination est donc indispensable pour combler les lacunes de la documentation. Contrairement à une opinion généralement partagée, l’imagination n’est pas un dévoiement de la méthode historique, mais son essence même. Elle seule permet de relier les documents entre eux pour établir les faits : elle seule permet de leur donner un sens plus global en les inscrivant dans un contexte.
C’est inquiétant. Si l’imagination devient l’essence même de la méthode historique, peut-on encore parler de méthode ? Je remarque avec intérêt que l’idée d’une corégence Amenhotep III/Amenhotep IV, qui ramènerait un peu de bon sens au propos, en clarifiant le volet chronologique, n’est discutée qu’en note 4 de la p.544… Le travail de Gertoux, Akhenaten’s reign, y est écarté d’un revers de main :
Gertoux, de son côté, tient les expressions de filiation de l’époque de Toutankhamon où le roi appelle Amenhotep III son « père » comme absolument fiables, sans prendre les précautions nécessaires relatives au contexte.
C’est inquiétant. On a vu plus haut que Gabolde préférait l’épigraphie à la médecine légale. Pourquoi pas. Ce qui me gêne néanmoins, c’est cette liberté dans le choix des sources et leur validité. Ailleurs Gabolde (pp.566-567) tance les vues discordantes en rappelant :
Il est malheureusement encore très fréquent de lire des suggestions d’attribution des momies royales fondées sur des critères qui ignorent totalement les informations épigraphiques (…). Il faut a priori faire confiance aux inscriptions et considérer que les Égyptiens anciens avaient à leur disposition des informations dont nous ne disposons plus pour assurer les identifications. A moins de preuve irréfutable montrant une erreur d’attribution, il est inadmissible du point de vue épistémologique de mettre en première instance en doute leurs connaissances.
C’est inquiétant, et surtout, c’est à en perdre son latin. Y a-t-il des données irréfutables indiquant que Toutankhamon ne savait pas qui était son père ? Non. Y a-t-il des données irréfutables indiquant qu’une corégence Amenhotep III / Amenhotep IV n’a pas eu lieu ? Non. Au contraire (cf. l’addenda de Gertoux, Akhenaten’s reign, p.57) ! Je serai donc plus enclin à me fier à la lettre plutôt qu’à l’imagination. Si je puis à mon tour confiner à l’absurde : non, Toutankhamon n’était pas une fille d’Akhénaton !
La découverte faite à Louxor, et favorisant la corégence défendue par Gertoux, m’a fait penser à cette phrase, sans doute célèbre, d’Henri-Irénée Marrou (De la connaissance historique, Seuil, 1954, p.99) :
On ne trouve pas toujours ce que l’on cherche, mais quelquefois on découvre dans un document ce qu’on avait pas osé espérer.
Effectivement, difficile d’espérer trouver une telle preuve, aussi précise. Verra-t-on pour autant les chronologies en vogue, parfois absurdes, s’ajuster ? Pas sûr.
L’histoire ne s’arrête pas là. Des campagnes de fouilles lancées en fanfare ces derniers jours en Égypte promettent de nouvelles révélations… On aurait en effet découvert, début octobre, deux chambres secrètes dans le tombeau de Toutankhamon. Certains imaginent déjà découvrir le tombeau de Néfertiti. Dans ce cas, la fraude de Borchardt serait peut-être alors dévoilée au grand jour…
Documents à consulter : Gertoux, The Akhenaten’s reign: an egyptological delirium! | Corégence entre Amenhotep III et Amenhotep IV : fin du délire ? | Ancestry and Pathology in King Tutankhamun’s Family (Journal of Americal Medical Association) | Guizard, « D’Akhenaton à Toutankhamon ou de l’ADN en archéologie » (Communication du 02/12/2013) | Gabolde, L’ADN de la famille royale amarnienne et les sources égyptiennes | Bovot, La tombe KV 55, un imbroglio archéologique (2005) | Essai de reconstitution numérique du visage du sarcophage dit « d’Akhénaton » de la KV 55