1. Prolégomènes
נֶפֶשׁ, néphèsh, est un de ces mots hébreux qu’il est difficile de traduire, et pour lesquels on multiplie les gloses en tout genre. Le lexique de Logos propos jusqu’à onze de ces gloses : de soi-même à vie, en passant personne, souffle, ou gorge (voir Clines, CDCH, p.279-280). Vous remarquerez qu’aucune ne propose un sens pourtant souvent allégué, âme.
Autour de ce terme, il est de nombreux écueils à éviter. C’est ce que montre S. Romerowski en examinant un article du Vocabulaire de théologie biblique de X. Léon-Dufour. L’écueil le plus courant consiste à confondre le mot et la notion. Il n’est pas possible de caractériser une doctrine par une simple étude de mot. Comme le dit Romerowski avec une certaine vigueur (Les sciences du langage et l’étude de la Bible, Excelsis, 2011, p.334, 342-343) :
(…) il est illusoire de s’imaginer que l’étude des mots et du langage biblique pourrait permettre d’établir l’unité de pensée des auteurs bibliques. (…) Un autre problème réside dans le fait que le mot hébreu et le mot grec en question prennent des sens divers, ou servent à parler de concepts divers : une personne, la vie, le souffle respiratoire, etc. L’article se veut étude de théologie biblique. Mais vouloir faire l’étude théologique d’une notion en considérant les usages d’un mot servant à désigner des réalités diverses ou des concepts divers, selon ses diverses occurrences, ne peut qu’engendrer la confusion. On n’étudie pas ici une notion, mais des sens divers d’un même mot qui peut désigner plusieurs notions.
Cela paraît évident quand on le dit, mais force est de constater que bon nombre de dictionnaires « théologiques » se concentrent sur l’étude des mots pour établir quelle était la conception spirituelle ou doctrinale des auteurs bibliques sur tel ou tel sujet. A contrario, on trouve aussi beaucoup de « dictionnaires » qui caractérisent longuement une conception ou une doctrine, sous couvert d’une entrée lexicale. Comme l’a montré J. Barr dans l’ensemble de son œuvre, et spécialement dans La sémantique du langage biblique, c’est totalement absurde.
Ainsi pour נֶפֶשׁ, Romerowski rappelle (op. cit., p.342):
Que le mot נֶפֶשׁ ne signifie quasiment jamais ce que nous entendons par âme n’implique en aucune manière que les Israélites n’avaient pas la notion de l’âme. Ils pouvaient utiliser d’autres moyens d’expression pour en parler. Il reste donc à s’interroger pour savoir si la Bible parle de ce que nous appelons âme ou non.
Il est vrai qu’une étude de la notion « âme » serait incomplète sans l’examen, par exemple, de termes comme חיים ou רוח, et surtout, comme le propose Romerowski, en cherchant à déterminer si l’Écriture parle bien de ce qu’on entend, nous Français, par âme, autrement dit 1) « une distinction entre le corps et une entité immatérielle », 2) susceptible de « survie (…) au-delà de la mort physique et dans l’attente de la résurrection corporelle » (p.343). Sur ce sujet, je vous renvoie à la récente monographie de R. C. Steiner, Disembodied Souls – The Nefesh in Israel and Kindred Spirits in the Ancient Near East, with an Appendix on the Katumuwa Inscription, SBL Press, 2015 (un ouvrage tout à fait intéressant sur lequel je reviendrai si le temps me le permet ; voir aussi M.-E. Boismard, Faut-il encore parler de ‘résurrection’ ?, Cerf, 1995, spécialement pp.71-102).
2. Cas où נֶפֶשׁ = gorge, cou
Ici cependant, mon propos est beaucoup plus modeste : je m’intéresse à Jonas 2.6 (LSG Jonas 2.5) :
אֲפָפוּנִי מַיִם עַד נֶפֶשׁ תְּהוֹם יְסֹבְבֵנִי סוּף חָבוּשׁ לְרֹאשִֽׁי
La Septante rend le passage ainsi :
περιεχύθη ὕδωρ μοι ἕως ψυχῆς ἄβυσσος ἐκύκλωσέν με ἐσχάτη ἔδυ ἡ κεφαλή μου εἰς σχισμὰς ὀρέων
Il y a globalement deux attitudes des traducteurs vis-à-vis du segment אֲפָפוּנִי מַיִם עַד נֶפֶשׁ, les eaux m’ont environné jusqu’à menacer ma vie (et rejoignent en cela les Targums עד מותא); ou bien : jusqu’à la gorge, jusqu’au cou.
Parmi les versions françaises supportant la première vue, citons Bible Annotée, Cahen, Crampon 1923, Giguet, Perret-Gentil, Darby, TMN (jusqu’à l’âme), Chouraqui (jusqu’à l’être), Fillion, Glaire-Vigouroux, LSG, NEG (jusqu’à m’ôter la vie), S21 (jusqu’à m’enlever la vie), Rabbinat (menaçant ma vie).
De l’autre côté, on trouve des expressions plus terre à terre : Bible des Peuples, Pléiade (jusqu’au cou), Bayard, BFC, Bible de Jérusalem, NBS, Osty, TOB, Pirot-Clamer (à / jusqu’à la gorge).
On ne saurait trancher avec la plus absolue certitude. Ce qui est certain, c’est que des eaux qui montent jusqu’à l’âme, cela ne veut rien dire. Ceux qui lisent ici en נֶפֶשׁ la vie plutôt que la gorge ne peuvent raisonnablement pas rendre le segment littéralement. Ils doivent impérativement aller jusqu’au bout de la démarche, et résoudre/interpréter le sens : menacer la vie, etc.
Dans le contexte, il est question du בִּמְעֵי הַדָּג, ventre du poisson (v.1) מִבֶּטֶן שְׁאוֹל, le ventre du Shéol (v.3), du בִּלְבַב יַמִּים , cœur de la mer (v.4), de מִנֶּגֶד עֵינֶיךָ, de devant tes yeux (v.5) et enfin au v.6, לְרֹאשִֽׁי, la tête, ce qui conforte la deuxième hypothèse. Mais un peu plus loin une expression délicate paraît, qui pourrait soutenir la première : v.8 בְּהִתְעַטֵּף עָלַי נַפְשִׁי : quand en moi défaillait mon âme, que certains rendent, alors que je suis à bout de souffle (TOB). Évidemment, Jonas était en danger de mort. De surcroît, le terme נֶפֶשׁ entre régulièrement en composition dans des expressions idiomatiques où il est question du péril de sa vie.
Mais pas toujours : certaines expressions abandonnent totalement le sens de vie/personne/âme pour des sens aussi variés que nasa’ néphesh = désirer, ou qatsar néphèsh = souffle court, impatience.
Si l’on revient au contexte de Jonas chapitre 2 (ci-dessous, LSG), on perçoit que Jonas fait preuve d’une certaine variété lexicale. Il désigne son séjour dans le ventre du poisson par une multitude d’expressions : le séjour des morts, l’abîme, le cœur de la mer, la détresse, la fosse… Il répète certaines idées avec des expressions comparables : les vagues, les flots, les courants d’eaux ; ou identiques : le saint temple. Mais l’idée reste la même.
De la même manière, je pense qu’en Jonas chapitre 2 les deux emplois de נֶפֶשׁ n’ont pas exactement le même sens, mais se rejoignent autour de l’idée de souffle et de respiration (v.2,8). Dans le premier cas, on est toujours dans ce champ sémantique du corps humain (ou animal), comme si le confinement dans le ventre du poisson incitait à user de termes bien concrets : ainsi, gorge ou cou. Sa seconde instance au v.8 n’en est alors qu’un nouvel usage, toujours fondé sur cette idée de souffle inhérent à la gorge. Il n’est pas nécessaire d’y voir ni vie, ni âme, ni personne.
A l’appui de cette lecture, signalons que Ph. Reymond cite précisément Jonas 2.6 dans son dictionnaire pour désigner le cou (DHAB : 251). Et laissons le fin mot à E. Dhorme, grand spécialiste du sujet, et dont j’ai dernièrement mis en ligne l’excellent L’emploi métaphorique des noms de parties du corps en hébreu et en akkadien, Gabalda, 1923, p.19 :
Quand Jonas s’écrie אֲפָפוּנִי מַיִם עַד נֶפֶשׁ (II,6), il ne veut pas dire « les eaux m’ont entouré jusqu’à m’ôter la vie » (Segond, etc…), mais « les eaux m’ont environné jusqu’à la gorge », comme nous disons : avoir de l’eau jusqu’au cou.