24/09/2014

Y a-t-il une pseudépigraphie néotestamentaire ?

240914

Dans un article paru dans le magazine Etudes Théologiques et Religieuses, « Pourquoi écrire sous le nom d’un autre ? Hypothèses sur le phénomène de la pseudépigraphie néotestamentaire » (ETR 2013/4, vol. 88, pp.475-495), Régis Burnet aborde un sujet bien sensible. Il rappelle qu’il ne faut pas confondre la pseudépigraphie avec 1) l’anonymat (ex. Hébreux, 1 Jean, les évangiles) et  2) une fausse attribution (cas de 2 Jean et 3 Jean où il est question du presbuteros, mais où le nom de Jean n’est pas fourni). Il définit dès lors la pseudépigraphie ainsi (p.477) :

Est pseudépigraphe un texte qui s’attribue, lui-même et explicitement, un auteur différent de l’auteur réel.

Il y a donc deux composantes : revendication d’une fausse auctorialité et annexion d’autorité. En effet, si l’écrit n’est pas de l’auteur revendiqué, sa valeur intrinsèque n’est pas la même. C’est un principe dont on a montré qu’il sévissait déjà dans l’Antiquité (cf. G. Leclerc 1996). Ce point m’a poussé à rédiger ce petit post, tant l’explication que fournit ensuite Burnet fait sourire par son universelle vérité (pp.477-478) :

Il faut croire p par ce que c’est N qui l’a dit, étant sous-entendu que si p avait été énoncé par un autre que N, p n’aurait pas eu la même valeur. Avec la tabula rasa de Descartes qui entend congédier la scolastique, nous nous sommes longtemps crus indemnes de ce raisonnement. En réalité, nous vivons exactement sous le même régime, il suffit d’avoir fréquenté le comité scientifique d’une revue ou d’un colloque pour en être convaincu, la situation étant peut-être même pire qu’au Moyen Âge puisque l’auctoritas est même parfois accrochée à une position institutionnelle plus qu’à une personne.

Passées les définitions, Burnet aborde les perspectives : faut-il considérer qu’un écrit pseudépigraphe est une mystification littéraire (angl. literary fogery) ? faut-il parler simplement de pseudonymie (pratique également répandue, cf. p.478) ? Les questions ne sont pas indifférentes (p.479) :

Une fois posée cette définition, on voit que certains textes du corpus néotestamentaire tombent sous le coup de l’accusation de pseudépigraphie. Les critères pour le découvrir sont assez clairs : différences de style, anachronismes, inconsistances internes, différences théologiques, différences dans la réception par les communautés et les Pères. Et les découvertes sont nombreuses : passages interpolés comme la finale de Marc, le dernier chapitre de Jean et la pericopa adulterae, imitation du dispositif littéraire paulinien dans 2Th, Col, Ep et les Pastorales, attributions douteuses comme dans la Prima et la Secunda Petri et peut-être dans les Épîtres de Jacques et Jude.

Hormis l’accusation d’anachronismes, qui me paraît simpliste, ou celle des inconsistances internes du même acabit, il faut bien reconnaître que certaines portions du NT ont pu être interpolées, remaniées, autrement dit « éditées ». Il faut aussi admettre que la tradition d’attribution peut et doit parfois être remise en cause : ainsi, Paul pour l’épître aux Hébreux (sur le sujet, je suis très sensible aux arguments de Spicq pour Apollos, même si je considère toute certitude en dehors de la portée scientifique).

Face aux difficultés, Burnet rappelle le consensus (que je confirme pour l’avoir souvent lu et entendu) selon lequel l’Antiquité n’avait les mêmes standards que nous en termes de propriété intellectuelle (p.480). Il examine tour à tour la notion de propriété intellectuelle chez les Grecs (pp.480-482) puis chez les Hébreux (pp.482-484), et conforte son sentiment premier : « ce consensus ne tient pas à l’examen des faits » (p.481), ce à quoi je souscris volontiers, même si la démonstration un peu succincte, et moins nette pour les Hébreux.

Dans la deuxième partie, Burnet examine les solutions, les théories qui ont été avancées pour interpréter la pseudépigraphie – ou plutôt la rendre acceptable. L’exemple du livre d’Hénoch (p.485) me paraît assez évocateur (l’exemple, cité en passant, aurait pu être développé utilement) : en reprenant une figure connue et antique par pseudonymie, l’auteur de cet écrit entrait en compétition, en quelque sorte, avec l’autorité de Moïse, entendue comme la tradition normative, aux fins de porter des idées nouvelles. Je soulignerai d’ailleurs qu’il n’est pas indifférent que les nombreux écrits pseudépigraphes de la période intertestamentaire (Testament d’Abraham, de Juda, de Benjamin, de Lévi,,de Zabulon, de Moïse, de Job, des douze patriarches, etc.) aient pris des noms d’emprunt : ce qu’on peut expliquer par « la disparition de l’esprit prophétique et [l’]attente eschatologique » (cf. Pléiade, Écrits intertestamentaires, vol.I, p.lx) doit surtout attirer l’attention sur le fait que cela était bien évidemment, fait en toute connaissance de cause (pour fonder l’autorité, mais aussi assurer la diffusion et la postérité de l’écrit). Surtout dans le cas de réécritures impactant le sens de l’Histoire (ex. Jubilés). On ne peut donc exonérer les auteurs de tels écrits de leurs responsabilités, sous couvert d’une lâche propriété intellectuelle antique, ou de normes auctoriales foncièrement différentes de celles d’aujourd’hui.

On peut, comme K. Aland, proposer d’interpréter les difficultés par le biais de l’esprit saint (p.486). Inspirés de Dieu, les auteurs s’effaçaient en tant que personnes, et par-là même toute notion d’auctorialité, qu’il faudrait respecter, n’a plus de sens. Mais Burnet objecte que Paul en appelle volontiers la méfiance, spécialement contre ceux qui parlent en langue et qu’il faut interpréter. De surcroît, Paul invite souvent à vérifier, ainsi 1Co 14.32 : « les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes » (καὶ πνεύματα προφητῶν προφήταις ὑποτάσσεται) – ce qui me fait penser que Jean fait de même, cf. 1 Jean 4.1.

On a tenté également de se sortir d’affaire avec la théorie des écoles, qui est bien connue (p.487), mais en fait, dans l’Antiquité grecque, les cas indiscutables sont rares. Burnet doute donc d’une école paulinienne, comme d’une école pétrinienne et envisage plutôt les relations entre Paul et son entourage en termes de paternité et fraternité, plutôt que maître à disciple (p.488).

Un autre variante est de considérer qu’auparavant Dieu choisissait des élus (prophètes, apôtres) pour leur révéler des secrets, tandis qu’en l’absence d’une telle élection, l’actualisation du message (Vergegenwärtigung), sorte d’héritage prophétique, se justifie. Reprenant l’expression de Fuchs, Burnet synthétise cette option ainsi : « la pseudépigraphie néotestamentaire reposerait sur l’espoir que la tradition apostolique, qui est la norme absolue de la vie présente de l’Eglise, a par avance la réponse à toutes les difficultés à venir (p.490).

Passé son tour d’horizon, Burnet met en garde contre la tentation des idées simples (une certaine mentalité primitive, l’esprit saint seul), et peut-être avec une certaine ironie, fait état du jargon moderne (p.490) :

Plus qu’en termes de ‘falsifications’ ou de ‘faux littéraires’, c’est désormais en termes de ‘relecture’ ou de ‘réception’ que l’on parle ; plus que de ‘tromperie’, on parle de ‘présentification’.

Mais un faux reste un faux, comme dit Ehrman (on sent d’ailleurs une certaine connivence avec les thèses d’Ehrman dans cet article de Burnet). Il n’a d’ailleurs pas tort ! Car le propre de la déconstruction fondée sur les méthodes historico-critiques, c’est, sans être assuré totalement des méthodes employées (imperfection de l’investigation scientifique du moment), de tirer le fil… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’étoffe.

Le faux est d’autant plus répréhensible qu’il s’explique parfaitement bien dans un contexte polémique : on sait que nombre d’écrits pseudépigraphes de l’Antiquité sont nés ainsi, et certains écrits du NT s’y prêtent fort bien (pp.491-493).

 En parlant de « relecture », d' »héritage », on a cru pouvoir se permettre de poursuivre la longue lignée qui se refuse à penser que les écrits inspirés puissent être des supercheries et qui, confrontée à la réalité des faits, tente de penser un faux « ingénu » ou au moins un faux « noble ». Mais en même temps, il faut également rappeler qu’affirmer ainsi le primat de la vérité du message sur toute autre considération, y compris l’honnêteté, est la définition exacte du fanatisme, ce « redoutable amour de la vérité » comme l’appelait Alain dans ses Définitions. Pousser l’hypothèse de Bart Ehrman jusqu’au bout conduit à dire que notre canon conserve un ramassis de textes écrits par des menteurs fanatisés…

Pour sortir de l’impasse dans laquelle il a cependant bien invité, Burnet souligne que la pensée prime sur l’auteur, le message sur le nom. Parce qu’elle remet en cause la prétention de l’historien à faire de l’histoire « positive », Burnet soutient, et là je le rejoins, qu’il ne faut pas excuser « trop vite le procédé » [de la pseudépigraphie]. Certes, il ne faut pas l’excuser trop vite. Il faut aussi se demander si elle existe. A la question, « Y a-t-il une pseudépigraphie néotestamentaire ? », il convient donc, au vu de la mise au point de Burnet, de ne répondre, en toute connaissance de cause, qu’avec la plus extrême prudence.