Jn 21.11 dans le P122 (III/IVe s.), folio 1r
Quand on compare Jn 21.11 et Lu 5.6, on perçoit sans difficulté une curieuse précision, et plusieurs divergences :
Les deux événements ne sont pas forcés, certes, de renvoyer au même événement (cf. Lavergne-Lagrange §46 et §317 ; cf. Lu 24.13-35). Cependant, en ce chapitre 21 de Jean (qui se situe donc au moment des apparitions du Christ ressuscité), on ne peut s’empêcher de penser à la pêche miraculeuse qui ouvre le ministère de Jésus (péricope 38 dans Boismard 2001 : 32-33), passage constituant lui-même une première vocation, au sens plein, car Jésus appelle en disant : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes » (Mat 4.19, cp. Lu 5.10). Pour Boismard, un seul récit : celui de Jean est bien en place, mais chez Luc, « Ce serait l’ultime Rédacteur lucanien qui en aurait fait un récit de vocation de Pierre, Jacques et Jean, et l’aurait placé au début du ministère de Jean » (2005 : 101).
Quoi qu’on en pense, pour Luc les filets (τὸ δίκτυον) se rompaient (διερρήσετο) sous le poids d’une multitude poissons (πλῆθος ἰχθύων πολύ), mais si Jean parle du même événement, alors il n’est pas tout à fait d’accord et entend préciser, voire corriger : en fait, il y avait 153 poissons (ce qui s’abrège ΡΝΓ en grec), et le filet ne rompait pas (οὐχ ἐσχίσθη).
153 poissons…
Le détail pourrait passer inaperçu. En effet, il n’y a rien d’étonnant au fait que les poissons aient pu être comptés, puisqu’on partageait ordinairement les prises en portions égales, avant de les vendre (ICC 2 : 499). Cependant, tout le chapitre 21 de Jean doit être examiné avec une extrême minutie. Diverses raisons (cf. Jn 20.30-31, 21.7,20-24, 7.53-8.11 ; voir infra Biblio §1) conduisent à penser qu’il s’agit d’un post-scriptum – inséré, certes à une date primitive et peut-être bien de la même main, après coup.
Et puis, tout l’univers de Jean est un « univers de signes ». Si Annie Joubert ne semble pas très inspirée sur le chiffre 153 (1976 : 55n2), du moins elle met en évidence, sans doute possible, quelques traits johanniques qu’il ne faut jamais oublier: « la valeur symbolique des chiffres, le jeu de mots, le quiproquo » (1976 : 55, cf. pp.54-86 ; Marchadour 2001 : 866-867, Shaw 1975). Jean invite toujours à dépasser le « sens immédiat du texte » pour « saisir un sens caché » (1976 : 54). C’est assez évident, quand on se donne la peine d’être attentif. Dans Jean chapitre 21 spécialement, le jeu entre ἀγαπάω (Jn 21.16) et φιλέω (Jn 21.17), même s’il n’est pas forcément signifiant théologiquement ou linguistiquement (Cotterell et Turner 1989 : 159), incite néanmoins à prêter attention aux détails – car il n’est pas seul : aux côtés de l’habituel ἰχθύς, on trouve ὀψάριον, dont 3 des 5 mentions se trouvent en Jn 21 (Jn 21.9,10,13).
En l’occurrence, le chiffre 153 a donné lieu aux spéculations les plus folles (Keener 2010 : 1231-1233, Brown, AB 2 : 1074-1075). D’un côté, on affirme, non sans une certaine dose de bon sens et de pragmatisme (Köstenberger) :
The inclusion of the specific number most likely reflects eyewitness recollection and points to the generous provision of Jesus. BECNT : 592 (cf. note 32)
A l’appui de son affirmation, Köstenberger indique, entre autres, qu’une pêche abondante était signe de la bénédiction divine, et de renvoyer au Testament de Zabulon 6.6 : « C’est précisément pourquoi le Seigneur me donnait du poisson en abondance quand je pêchais. Car celui qui partage avec son prochain reçoit bien davantage du Seigneur » (Pléiade, Écrits intertestamentaires, p.888). Mais ce simple renvoi incite à plus de symbole et d’allégorie encore…
De l’autre côté, Barrett soutient l’opinion inverse :
The number is significant or it would not have been recorded ; it is improbable that it represents the fortuitous but precise recollection of an eye-witness. – Barrett 1958 : 484
Pour Lagrange, point de mystère (1927 : 526-527) :
Le chiffre de 153 est encore diversement interprété selon la mystique des nombres, quoique Jérôme ait depuis longtemps résolu l’énigme (P.L. XXV, c. 474): Aiunt autem qui de anomantium scripsere naturis et proprietate, qui ἁλιευτικά tam latino, quam graeco didicere sermone, de quibus Oppianus Cilix est, poeta doctissimus, centum quiquaginta tria esse genera piscium. Oppien de Cilicie, vers 180 ap. J.-C., ne propose pas un chiffre ferme, et dit seulement (I, 89) qu’il ne croit pas les espèces de poissons dans la mer moins nombreuses que les animaux sur la terre, mais Jérôme ne le cite qu’en passant, en lettré, et s’appuie sur une opinion, courante parmi les spécialistes, qu’il y avait cent cinquante-trois espèces de poissons; si cette opinion était vraiment répandue, elle expliquerait notre cas : chaque poisson représente une espèce et symbolise une nation ou catégorie humaine.
Ce chiffre serait donc à ramener à l’antique opinion qu’il y avait 153 espèces de poissons différentes, le message véhiculé étant alors que le message du Christ était destiné à toute l’humanité (cf. Brodie 1993 : 141). C’est une idée hypothèse assez satisfaisante, mais l’opinion en question n’est guère assurée (le nombre de poissons est discuté, et l’ouvrage d’Oppien date de 171 AD ; cf. ISBE 4 : 2162) ; de surcroît, l’hypothèse ne tient pas compte d’un autre fait important : chez Jean spécialement, les chiffres sont des symboles : 3 (Jn 21.14, 17, Rev 6.5), 7 (Jn 21.2, les 7 signes : Jn 2.1-11, 4.46-54, 5.1-18,6.5-13, 6.16-21,9.1-17, 11.1-44 ; Rev 1.4, 12, 12.3), 10 (Rev 2.10, 12.3, 13.1), 12 (Rev 4.4, 7.4, 14.1), 666 (Rev 13.18 ; ou 616 dans le P115), 144 000 (Rev 7.4, 14.1, 3)…
Dans ces conditions, il est assez difficile de passer sur le chiffre 153 en y voyant qu’un détail susceptible de confirmer l’authenticité de l’évangile. Car la gématrie semble avoir été connue, tant dans la Bible hébraïque (cf. Ex 6.10-30, 20.23-26, Lev 17.10-12, Dt 10.17-18, 26.5-9, Ps 136.1-26, cf. Marx 2014) que chez les Romains (cf. le célèbre graffiti grec retrouvé à Pompéi, datant de c.79 AD : ΦΙΛΩ ΗΣ ΑΡΙΘΜΟΣ ΦΜΕ, « J’aime celle dont le chiffre est 545 », cf. Vinel 2006 ; l’auteur se demande même si le fameux carré pompéien « SATOR » ne serait pas d’origine juive, et crypterait le nom divin… ). Pour ne citer qu’un exemple biblique, le chiffre des 318 serviteurs d’Abraham correspond à la valeur gématrique du nom Éliézer, serviteur d’Abraham par excellence, ce qui n’a pas échappé aux rabbins (b. Ned. 32a; Gen. Rab. 43.2; Lev. Rab. 28.4; Num. Rab. 18.21; Pesiq. Rab. 18.3), ni même aux premiers chrétiens (Barnabé 9.8).
Gématrie classique de אֱלִיעֶזֶר dans Bible Parser
Dans la littérature judéo-chrétienne également, la symbolique numérique était d’usage : aussi trouve-t-on dans les Oracles sibyllins une mention de Jésus cryptée par le chiffre 888 (Sib 1.324-331 ; un autre mystérieux chiffre est mentionné en 1.141-146, OTP 1 : 342, 338 ; voir ici le comput gématrique pour « IHSOUS » en grec ; les Oracles fournissent bien d’autres exemples : Keener : 1231n51, Collins 1996 : 55-138, ch.3 « Numerical Symbolism in Jewish and Early Christian Apocalyptic Literature). Philon d’Alexandrie (-20/45) n’est pas non plus insensible à la valeur symbolique des nombres, que soit les six jours de la création, six étant un nombre parfait pour lui (De Opificio Mundi I, 13-15) ou les quatre lettres du nom divin (De Vita Mosis II, 115).
Les nomina sacra mêmes, d’époque précoce (c. 80-115 AD, cf. Fontaine 2012) pourraient avoir été conçus comme « credo embryonnaire » de l’Eglise primitive (Roberts, Manuscript, Society and Belief in Early Christian Egypt, 1979, p.34), par suite d’une lecture gématrique du nom « Jésus » associé au symbole de la croix (T + IH, Hurtado 1998 ; rappelons que IH = 18 = חַי = Vie, autrement dit le credo serait, par la croix du Christ, la vie devient possible) – sur les autres développements des symboles numériques chez les premiers chrétiens, cf. Bovon et Grass, « Des noms et des nombres dans le christianisme primitif », ETR 2007/3 : 337-360).
A l’évidence, les pratiques courantes à l’époque de Jean, et Jean lui-même, invitent à prendre ce chiffre 153 comme un symbole. Mais lequel ? Dans ce qui suit, nous allons reprendre à notre compte la thèse de Marc Rastoin, « Encore une fois les 153 poissons (Jn 21, 11) », Biblica, vol. 90 (2009), pp.87-92.
Le point de départ de la plupart des hypothèses tient au fait que 153 est le nombre triangulaire de 17, c’est-à-dire qu’il s’obtient en faisant l’addition des dix-sept premiers chiffres : 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + … + 17 = 153. A ce stade, remarquons que 666 est aussi un nombre triangulaire : 1 + 2 + 3+ 4 + 5 + … + 36 = 666. Mais pourquoi 17 ?
17, c’est 10 + 7, deux chiffres bien connus pour symboliser la complétude et la perfection (cf. GDB : 1129-1130, DBI : 291, 599-600, 774-775). Mais il y a mieux. La valeur numérique du terme « poissons » au pluriel (état construit en hébreu, pour דגי), est aussi de 17. Par anagramme, דגי donne d’ailleurs גדי Guédi… Or, de l’avis quasi unanime, Jn 21.1-14 renvoie à Eze 47.9-10 (Darby) :
9 Et il arrivera que tout être vivant qui se meut partout où parvient la double rivière, vivra. Et il y aura une très–grande quantité de poissons [17], car ces eaux parviendront là, et [les eaux de la mer] seront rendues saines; et tout vivra, là où parviendra la rivière. 10 Et les pêcheurs se tiendront auprès d’elle: depuis En-Guédi [17] jusqu’à En-Églaïm [153], ce sera [un lieu] pour étendre les filets. Leur poisson sera selon ses espèces, comme le poisson de la grande mer, en très grand nombre.
Rastoin commente le passage ainsi (2009 : 87) :
Où se trouve cette Ein Eglaïm ? On ne sait pas vraiment. Une Eglaïm se trouve bien en Moab où elle est mentionnée en Is 15,8. Mais l’on sait qu’Ein Geddi se trouve au bord de la Mer Morte, du côté judéen. Eglaïm renvoie donc aux nations, puisqu’elle se situe vers la rive moabite, païenne, de la Mer Morte. (…) L’idée serait donc que le Messie Jésus rassemble tous les poissons, ceux de la rive d’Israël, ceux d’Ein Geddi, jusqu’à ceux des nations, ceux d’Ein Eglaïm.
Il est loisible de mettre en évidence un certain nombre d’affinités de Jean avec Ézéchiel (voir la monographie de Manning 2004 ; voir aussi Rastouin 2009 : 88, Daniélou 1961 : 58, Allo 1921 : 346, Braun 1959 : 16) ; notons que la citation d’Oppien par Jérôme concernait un commentaire de ce prophète (Hom. in Ezek. 47.12).
D’autres affinités ont été avancées. En effet, parmi les documents retrouvés autour de la Mer Morte, dans le 4Q252 (cf. Brooke 1999 ; contra, cf. Bernstein 1994), qui ré-écrit l’histoire du déluge, l’arche se pose sur la montagne le 153e jour – le 17e jour du 7e mois (cf. Rastouin 2009 : 88-89 ; pour être plus exact, cf. 4Q252 I, 1.7-8, DSS-SE 1 : 501 ; voir aussi Manning 2004 : 191)… Ce n’est pas sans surprendre !
En somme, la mention de ces 153 poissons symbolise sans doute quelque chose. Le nombre élevé d’hypothèses, souvent sophistiquées, trop peut-être, interdit cependant de se prononcer fermement. Comme le note Rastouin, il y a une belle « convergence d’indices » (2009 : 90-91) et le parallèle avec Ezéchiel 47 n’est pas forcé, mais naturel.
Prétendre que tout est fortuit n’en serait pas moins exagérer les réussites du hasard. – Braun 1959 : 16
En partant d’un constat simple et qui tient même si l’on récuse toute lecture symbolique – il y a beaucoup de poissons mais le filet tient bon – je vois donc dans la mention des 153 poissons une double possibilité (cp. EDB 5 : 618, NTC : 509) :
– soit une allusion au caractère universel de la prédication chrétienne promue à un bel avenir,
– soit une allusion au caractère hétérogène, mais parfaitement uni, de l’Eglise elle-même.
On peut se demander l’utilité de concepts pythagoricien ou gématrique pour illustrer ces idées. Sur ce point, Rastoin a cette belle explication (2009 : 91-92) :
Le nombre 153 a donc une double vertu : d’une part, il exprime une complétude et une beauté géométrique qui était admirable pour les Grecs et, d’autre part, il renvoie aux Ecritures d’une façon que les Juifs versés dans les Ecritures pouvaient apprécier. C’est un nombre en quelque sorte ‘oecuménique’, qui traduit l’un des messages essentiels de l’Evangile : le Christ est venu pour les Juifs et pour les Grecs et il rassemble dans ses filets, grâce à ses Apôtres unis à Pierre, tous les poissons du monde.
Pour ceux qui n’aiment pas les symboles, je formulerais la question suivante : le nombre des sauvés en Actes 27.37. Pourquoi 276 ?
Bibliographie
§1 Sur le Jean 21 comme addendum : Marchadour 2001 : 1080, WBC 36 : 395-396 ; Kuen, EDB 5 : 616-617, Horton 1991 : 302-303, ABD 3 : 917, Harrington : 974, Barrett, The Gospel according to St John, 1958, pp.479-490, Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ?, 2000, pp.403-404, NTC : 508, Braun, Jean le théologien et son évangile dans l’Eglise ancienne, I, 1959, pp.13-16 ; la version syriaque porte « a témoigné » plutôt que « témoigne » en Jn 21.24 (Calame 2012 : 357).
§2 Autres études sur la symbolique johannique : NIBD 3 : 359-360, DBI 290, 455-456, 599-600, Harrington : 954-957, A. Jaubert, « Un univers de signes », in Approches de l’Évangile de Jean, Seuil, 1976, pp.54-86, A. Feuillet, « Les caractéristiques du quatrième Évangile, 3. Le symbolisme », in Introduction à la Bible, II, 1959, pp.674-676 ; Parsons, Exegesis « By the Numbers » – Numerology in the New Testament.
Pour en savoir plus : ebaf, ec