מִגְדַּל־עֹז שֵׁם יְהוָה בֹּו־יָרוּץ צַדִּיק וְנִשְׂגָּב׃
Le nom de Jéhovah est une tour forte,
en s’y réfugiant le juste est hors d’atteinte
Proverbes 18.10
Ce verset vient nécessairement à l’esprit quand on considère les cas d’exorcismes juifs durant la période du Second Temple. Nous verrons qu’en la matière, les Psaumes, apocryphes ou non, étaient souvent invoqués. On rencontre au moins deux cas d’exorcisme dans les manuscrits sectaires de Qumrân : 4Q560 et 11Q11.
Col.1 – 2 […] la sage femme, châtiment de ceux qui portent des enfants, tout esprit malin ou d[émon …] 3 […Je vous conjure, vous tous qui péné]trez dans le corps : démon qui fait dépérir l’homme et démon qui fait dépérir la femme 4 [Je vous conjure par le nom de Jéhovah, « Lui qui e]fface l’iniquité et la transgression », ô démon de la fièvre, démon du frisson et démon des maux de poitrine 5 […Vous n’avez pas le droit de semer le trouble de la nuit par les rêves ou le jo]ur durant le sommeil. O incube, ô succube, ô vous démons qui traversez 6 [ les murailles…p]erfides […] Col.2 – 2 devant l[ui…] 4 devant lui et […] 5 Et moi, ô esprit, je [te] conjure [de ne pas…] 6 je te conjure, ô esprit, [de te…] 7 Sur la terre, dans les nuages […] – Wise, Abegg, Cook, Les manuscrits de la mer Morte, Perrin 2003, p.581 ; j’ai remplacé « Seigneur » par « Jéhovah ». Voir Penney et Wise 1994 : 631-632, DSS-SE 2 : 1116-1117).
Les traducteurs commentent ainsi (p.580-581) :
La présente formule fait mention de problèmes abordés couramment par les autres textes de magie : risques encourus durant les couches, démons et maladies engendrées par eux, sommeil ou rêves (domaine de prédilection de l’activité démoniaque – en particulier les cauchemars), et peut-être la préservation des biens. Particulièrement frappante est la mention du démon de la fièvre car ce même démon apparaît dans le Nouveau Testament. Luc 4 rapporte l’histoire de la belle-mère de Pierre qui était malade quand Jésus vient le visiter. Le passage qui raconte comment Jésus la guérit (Luc 4:39) peut se traduire comme suit : « Puis il se plaça au-dessus d’elle, réprimanda le démon de la fièvre et celui-ci quitta son corps. »
L’opinion qui y est exprimée peut se discuter (cf. l’expression ἐπετίμησεν τῷ πυρετῷ). Le parallèle est cependant sensible : les maladies étaient souvent interprétées comme l’oeuvre de démons spécifiques (ex. Jubilés 10.10-14). On conjurait alors le mal par des adjurations (ὁρκίζω, ἐξορκίζω). Ce qui requérait un appel à Dieu (cf. Matthieu 26.63), et souvent à son Nom, comme ici. De la même manière, on faisait souvent appel au nom d’un ange car on croyait qu’à chaque élément naturel un ange était préposé (Bohak 2008 : 46).
La reconstruction est évidemment une proposition, car le texte est lacunaire. Ligne 4, en particulier, figure une courte citation d’Exode 34.7. Penney et Wise, qui ont longuement étudié le manuscrit, expliquent que des manuscrits ultérieurs « invoke a powerful angel, Abraham, Solomon, or Elijah. The Qumran text probably said something on the order of בשם יהוה הנ]שא עואן ופשע. While such formulas commonly introduce scriptural passages, they also vary a great deal. Therefore, while a formula almost certainly introduced the quotation, we may only speculate as to the exact words » (D. L. Penney et M. O. Wise, Michael, « By the power of Beelzebub an Aramaic incantation formula from Qumran (4Q560) », Journal of Biblical Literature, 1994, 113/4, p.640). Cependant ils documentent amplement, en note 55, l’usage du nom divin dans ce type de formule.
Ce rouleau fragmentaire a été amplement étudié par Puech (1990, 1992 : 64-89), Ploeg (1967), Fröhlich (2012 : 202-215) ou encore Nitzan (1994). Pour une introduction commode et une édition hébreu/anglais, cf. J.A. Sanders, « A Liturgy for Healing the Stricken 11QPsApa = 11Q11″, in Charlesworth ed., The Dead Sea Scrolls: Hebrew, Aramaic, and Greek Texts with English Translations, Volume 4a, 1997, p.216 sq.
D. Barbu et A.-C. Rendu Loisel décrivent ainsi le manuscrit (in : Démons et exorcismes en Mésopotamie et en Judée, I Quaderni del Ramo d’Oro 2, 2009, p.342) :
Ce rouleau (11Q11, ou 11QPsApa), érodé aussi bien en haut qu’en bas, nous est parvenu sous la forme d’un zigzag caractéristique, dont la plupart des colonnes de texte sont largement incomplètes, voire réduites, pour certaines, à quelques mots. Seul le dernier des quatre psaumes (colonne 6) – pour lequel le parallèle biblique existe – a pu être pleinement restitué : il s’agit d’une recension à certains égards curieuse du Psaume 91. Un psaume qui promet à celui qui trouve refuge en Yahvé de n’avoir à craindre ni « la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole au grand jour, ni la peste qui rôde dans l’ombre, ni le fléau qui ravage en plein midi » ; un psaume, aussi, que la littérature rabbinique connaît précisément sous le nom de « Chant des affligés », ou « Chant contre les démons », et dont il est rappelé dans le Talmud qu’il était récité au temple de Jérusalem lorsqu’un individu était menacé d’aliénation mentale. (…) Les quatre psaumes du rouleau 11Q11 seraient-ils ces ‘ chants ’, attribués à David et qu’il conviendrait de réciter devant les ‘ affligés ’ ? C’est la piste suivie par E. Puech, qui soutient précisément que 11Q11 atteste de la liturgie liée au « rituel d’exorcisme visé dans l’autre manuscrit de la grotte » (…) Dès la première colonne du rouleau, dont seuls quelques mots épars demeurent, on rencontre les termes « démon(s) », et « exorcisme », mais aussi la notion d’un « serment » fait « par (ou au nom de) Yahvé ».
Le nom divin Jéhovah y figure souvent, soit directement (11Q11 1.4, 2.10, 3.3, 9, 10, 11, 4.4, 11, 5.4, 8, 6.4, 12 ; voir les reconstructions de Fröhlich, DSS-SE 2:1201-1205, Wise-Abegg-Cook 2003, p.579), soit indirectement (« le Nom », 11Q11 2.8). Quand on étudie attentivement les fragments qui nous sont parvenus, on comprend qu’il ne pouvait s’agir de textes conservés dans une amulette à porter sur soi, mais que c’étaient en fait les incantations détaillées d’un « livre magique » (Fröhlich 2012 : 215, voir ici ; ainsi Puech a fait un rapprochement avec Actes 19.19). Le cas le plus notable se trouve dans le troisième psaume, qui consiste à déclamer diverses railleries contre un certain démon Recheph (dont on évoque « les cornes ») :
לדויד ע[ל דברי ל]חש בשם יהו[ה קרא בכו]ל עת
אל השמ[ים
De David. Con[tre… . Invoca]tion au nom de Jéhov[ah. Invoque en to]ut temps
(vers) les cieux.
On sait, du moins on suppose, qu’à Qumrân, l’usage du Nom était proscrit sous peine d’exclusion définitive (1QS 6.27-7.2 ; cf. DSS-SE 1 : 84-85 ; ex. 6.27 : וא]שר יזכיר דבר בשם הנכבד על כול ה, Et qui fera mention quelconque du nom de l’Être vénéré au-dessus de tous les…, cf. Pléiade, Écrits intertestamentaires, p.28). Cependant, comme l’explique McDonough en se fondant sur les alternatives de traduction pour le segment יזכיר דבר , il se peut bien que l’interdit ait concerné de préférence l’usage du Nom dans une malédiction ou dans un serment d’exécration plutôt que la mention seule du Nom (1999 : 71-74). Contrairement à l’usage dans les temps bibliques, il était aussi interdit de jurer par le Nom (CD 15.1 ; Pléiade, p.180). En fait, on limitait au maximum l’emploi, futile ou non, du nom divin. Était-il pour autant proscrit totalement ? Des témoins comme le 4Q560 et le 11Q11 invitent à en douter quelque peu.