Le texte de Matthieu 28.19-20 est célèbre. Il présente Jésus ressuscité enjoignant ses disciples ainsi (BJ) :
πορευθέντες οὖν μαθητεύσατε πάντα τὰ ἔθνη βαπτίζοντες αὐτοὺς εἰς τὸ ὂνομα τοῦ πατρὸς καὶ τοῦ υἱοῦ καὶ τοῦ ἁγίου πνεύματος, διδάσκοντες αὐτοὺς τηρεῖν πάντα ὅσα ἐνετειλάμην ὑμῖν· καὶ ἰδοὺ ἐγὼ μεθʹ ὑμῶν εἰμι πάσας τὰς ἡμέρας ἕως τῆς συντελείας τοῦ αἰῶνος.
Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde.
Deux points attirent l’attention. Le premier, c’est que la mission du Christ prend une tournure universelle, quand elle était précédemment réservée au peuple d’Israël (Matthieu 10.5-6, 15.24,26 ; cf. Actes 3.26, 13.46, 18.6, Romains 11.11). Le second, c’est la formule dite trinitaire, « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ». On rapproche volontiers cette formule à Matthieu 3.16-17, où Dieu, par son esprit saint, agrée le Fils. C’est précisément le moment du baptême du Christ, et le rôle de l’esprit de Dieu paraît évident. A cette occasion, on apprend que la baptême de Jean, d’eau, sera supplanté par un baptême en Christ, d’esprit et de feu (Matthieu 3.11, Luc 3.16 ; cf. Actes 19.3-6). On ne peut donc être étonné du rôle central de l’onction lors du baptême, et cependant la tournure elle-même surprend.
D’abord, parce qu’on ne la retrouve nulle part ailleurs. Certes, on trouve des tournures ternaires (2 Corinthiens 13.13, Philippiens 2.1, 1 Corinthiens 12.4-6, 2 Thessaloniciens 2.13), mais rien qui puisse mériter le qualificatif de « trinitaire », dans la mesure où l’esprit de Dieu paraît non comme une personne mais, pour reprendre la formulation de M.-E. Boismard, « une puissance de vie », ou « un principe de gloire » (1998:118-119 ; sur les pseudos formules trinitaires, cf. pp.113-121).
Ensuite, parce que la formule paraît rituelle, et donc relativement curieuse à cette phase du christianisme. Ce sentiment est partagé par certains exégètes, qui postulent, à raison je pense, que « Mt [Matthieu] n’a pas nécessairement rapporté les ipsimma verba du Ressuscité » (GDB : 205). En ce sens, on remarquera sans peine que les premiers baptêmes administrés par les chrétiens sont en fait formulés au nom de Jésus (BJ) :
Actes 2.38 : Pierre leur répondit – » Repentez–vous, et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus Christ pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez alors le don du Saint Esprit.
Actes 8.16 : Car il n’était encore tombé sur aucun d’eux ; il avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus.
Actes 10.48 : Et il ordonna de les baptiser au nom de Jésus Christ. Alors ils le prièrent de rester quelques jours avec eux.
Actes 19.5 : À ces mots, ils se firent baptiser au nom du Seigneur Jésus
Actes 22.16 : Et maintenant, pourquoi tardes–tu ? Lève–toi, fais–toi baptiser et lave–toi de tes péchés en invoquant son nom. (cf. v.14)
Romains 6.3 : Ou bien ignorez–vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ?
Galates 3.27 : Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ
On peut ajouter à cela, vraisemblablement, ce qui ressort de 1 Corinthiens 1.12-15.
Très certainement avec de telles considérations à l’esprit, les biblistes déclarent du bout des lèvres que « la formule dérive probablement de la pratique de l’Eglise (Didachè) » (TOB, 1988:2381). C’est-à-dire : elle n’est pas sortie de la bouche même du Christ. La Bible de Jérusalem abonde en ce sens : « Il est possible que cette formule se ressente, dans sa précision, de l’usage liturgique établi plus tard dans la communauté primitive » (1973:1457).
A l’appui de ce sentiment, il faut remarquer que plusieurs antiques auteurs d’importance donnent l’impression d’avoir lu le texte matthéen sous une forme courte, impliquant le nom de Jésus seul. C’est du moins ce que soutiennent certains auteurs, comme F.C. Conybeare (1901), M.E. Boismard (1998:111-113), H. Kosmala, D.Flusser (cf. Howard 1995 : 193 ; 1988). Cette impression a aussi, bien sûr, été contestée par certains auteurs, spécialement B.J. Hubbard (1985), J. Schaberg (1982) et G. Ongaro (1938).
L’argument principal tient au fait qu’Eusèbe de Césarée (c.265 – 339 AD) cite Matthieu 28.19 sous une forme courte. Boismard s’en explique ainsi (1998 : 112) :
Il est vrai qu’Eusèbe connaît le texte classique qu’il cite à l’occasion, mais c’est dans ses œuvres les plus récentes. En fait, et beaucoup plus souvent (dix-sept fois) Eusèbe cite Mt 28, 19 sous cette forme : « Étant partis, de toutes les nations faites des disciples en mon nom. » Les deux citations les plus intéressantes se lisent dans sa Démonstration évangélique. Dans le premier passage (III, 6, PG 24, col. 233), Eusèbe cite intégralement Mt 28, 19 sous sa forme courte, y compris la suite du texte : « […] leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé. » Dans le second passage (ibid. col. 240), il cite d’abord les mots : « Étant partis, faites de toutes les nations des disciples », puis il commente longuement l’expression « en mon nom », preuve qu’il la lisait bien dans son texte évangélique. Il termine en citant d’une façon plus complète : « Étant partis, faites de toutes les nations des disciples en mon nom. » Il est donc certain qu’Eusèbe connaissait une forme courte du texte matthéen dans laquelle les mots « les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » étaient remplacés par la simple formule « en mon nom ».
Boismard signale en outre (p.113) un passage dans Justin, Dialogue avec Tryphon 39.3 (c. 150 AD), où on peut lire : τινὰς μαθητευομένους εἰς τὸ ὂνομα τοῦ Χριστοῦ αὐτοῦ, « certains ont été faits disciples au nom de son Christ« , ce qui fait bien sûr penser à Luc 24.47 : καὶ κηρυχθῆναι ἐπὶ τῷ ὀνόματι αὐτοῦ μετάνοιαν εἰς ἄφεσιν ἁμαρτιῶν εἰς πάντα τὰ ἔθνη ἀρξάμενοι ἀπὸ Ἰερουσαλὴμ. Dans ce même Justin, cependant, on trouve bien la formule traditionnelle, dans la Première Apologie 61.3b : ἐπʹ ὀνόματος γὰρ τοῦ πατρὸς τῶν ὅλων καὶ δεσπότου θεοῦ καὶ τοῦ σωτῆρος ἡμῶν ιησοῦ χριστοῦ καὶ πνεύματος ἁγίου τὸ ἐν τῷ ὕδατι τότε λουτρὸν ποιοῦνται.
Le fait qu’Eusèbe connaisse les deux textes (comme Justin) pousse Lagrange à soutenir « qu’Eusèbe a abrégé dans certains cas, pour ne mettre en relief que la prédication au nom du Christ » (1923:544). Possible.
On peut d’ailleurs ajouter le témoignage même de La Didachè. En effet on trouve d’un côté le texte habituel : Περὶ δὲ τοῦ βαπτίσματος οὕτω βαπτίσατε ταῦτα πάντα προειπόντες βαπτίσατε εἰς τὸ ὂνομα τοῦ πατρὸς καὶ τοῦ υἱοῦ καὶ τοῦ ἁγίου πνεύματος ἐν ὕδατι ζῶντι, « Quant au baptême, baptisez ainsi : après avoir proclamé tout ce qui précède, baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit dans de l’eau vive (courante) » (Didachè 7.1 ; cf. 7.3), de l’autre, apparemment, la forme courte : μηδεὶς δὲ φαγέτω μηδὲ πιέτω ἀπὸ τῆς εὐχαριστίας ὑμῶν ἀλλʹ οἱ βαπτισθέντες εἰς ὂνομα κυρίου (Didachè 9.5a), « Que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie sinon ceux qui ont été baptisés au nom du Seigneur ».
A ce stade, soulignons qu’aucun témoin manuscrit du texte ne porte la version courte, qui n’est donc connue qu’indirectement.
Il est cependant notable que l’auteur de la Didachè, Eusèbe, et Justin, témoignent d’un texte différent. A quoi l’on peut ajouter le texte hébreu de Shem Tob qui, nous l’avons vu, peut présenter des leçons anciennes potentiellement authentiques :
19. לכו אתם
20. ושמרו אותם לקיים כל הדברים אשר ציויתי אתכם עד עולם
qu’on peut traduire : « 19. Allez, 20. et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé, pour toujours ».
Vous remarquerez l’extrême concision du verset 19, qui ne rend en fait qu’un seul mot, πορευθέντες.
Tout cela, bien évidemment, ne saurait être concluant. Mais c’est intriguant. Cela rappelle qu’il est hasardeux de fonder une certitude dogmatique sur des propos rapportés plusieurs décennies après les faits. On peut avancer que les évangiles délivrent le message exact du Christ, tel que celui-ci l’entendait – mais pas forcément verbatim.
Pour s’en persuader on peut prendre un exemple, le titulus crucis. Son contenu exact varie selon les évangiles :
Matthieu 27.37 : Ἰησοῦς ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων, Jésus le roi des Juifs
Marc 15.26 : ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων, le roi des Juifs
Luc 23.38 : ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων οὗτος, celui-ci est le roi des Juifs
Jean 19.19 : Ἰησοῦς ὁ Ναζωραῖος ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων, Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs
On peut émettre des hypothèses : Jean présenterait la version la plus longue (et la plus exacte, car il est connu pour sa précision historique), et les autres ont abrégé. Tout comme Eusèbe ou Justin auraient pu faire avec Matthieu 28.19. Mais on peut aussi imaginer que Jean, pour des motifs qui lui sont propres, a voulu amplifier le message de Pilate. Les indices permettant de se faire une opinion sont bien minces, et se réduisent surtout aux quolibets des passants (ex. Marc 15.18, Luc 23.37, Jean 19.21). Au final, on n’en sait rien.
De la même façon, l’histoire du texte du Nouveau Testament atteste qu’une corruption aussi importante que la disparition du nom divin a pu intervenir. C’est que le texte n’a pas été fixé avant le processus définitif de canonisation, au IIe siècle au plus tôt. Des versions divergentes ont pu subsister un temps, avant que le texte ne soit normalisé en fonction des développements ultérieurs du dogme et des rites.
Ce qui est certain, c’est que le texte biblique indique clairement, en l’état, une préférence du rite baptismal au nom du Seigneur Jésus Christ.
Bon tour d’horizon dans J. Coppens, « Baptême », Supplément au Dictionnaire de la Bible, tome I, col.852-924.