22/03/2014

1 Samuel 14.41 : תָמִים ou תֻּמִּים ? (LXX vs TM)

La manière dont les Israélites consultaient l’oracle divin est à la fois mystérieuse et fascinante. Parmi d’autres procédés (Lindblom 1962ABD 3:417-418, DBI 608-610, Jeffers 1996COS 1:421), les Ourim et Thummim n’ont cessé d’intriguer des générations d’exégètes et d’historiens. Le sujet étant immense, je ne puis ici que renvoyer aux sources (Exode 28.30, Lévitique 8.8, Esdras 2.63, Néhémie 7.65 ; Deutéronome 33.8 ; Nombres 27.21, 1 Samuel 28.6, Siracide 45.10 ; voir aussi 11Q19 col. 18:18-21, 4Q164 frag. 1.5, 4Q175 1.14, 4Q376 frag. 1 i:3 ; Josèphe, AJ 6.125Schwab, Talmud de Jérusalem 5:201, 244-246, 9:277, 10:237-238, 11:114), et à la littérature secondaire (ZEB 5:973-975, NIDB 5:719-721GDB : 1167-1169, AMGDB : 1033, CSC 10:676-679IDB 4:739-740, ISBE 5:3040-3041HDB 4:838-841, VDB 5:2360-2365, EPE 2:464-466, C&B 4:5235-5237EDB 1:400-401Jewish Encyclopedia, Catholic Encyclopedia, Encyclopaedia Judaica,  Wikipedia ; Vaux, IAT 1:200-206,  Pritz 2009:285-286, Bible d’Alexandrie, 1997:91-93, 1998:113-114, 1989:288-289, Jeffers 1996, JMB : 28-29et surtout Van Dam 1997).

On pense généralement qu’il s’agissait de sorts, placés dans le pectoral du grand-prêtre, par lesquels ont interrogeait Dieu sous forme de questions fermées n’attendant pour réponse qu’un « oui » ou un « non » (les textes ne le précisent pas explicitement mais certains versets le suggèrent, cf. 1 Samuel 14.36-37, 23.9-12, 30.7-8). Comme l’oracle pouvait être silencieux (1 Samuel 14.37), on suppose que les sorts devaient être lancés deux fois pour confirmation : ainsi, en cas de réponses contradictoires, la réponse n’était pas « parfaite ». Il se peut aussi que les deux objets permettant de tirer le sort aient eu une double face (oui/non) et qu’une réponse positive ou négative s’entendait seulement en cas d’accord complet. Comme אוּרִים (ourim) commence par un א (aleph) et תֻּמִּים par un ת (tav), certains pensent que ce sont ces lettres qui indiquaient la réponse. Et pour décider du sens de chaque lettre, on recourt à une spéculation sur l’étymologie des termes (cf. GDB : 1168). En effet, deux hypothèses ont été avancées : 1) אוּרִים viendrait de אוֹר (lumière) et תֻּמִּים de תֹּם (complet, parfait). Ce qui donnerait, en prenant les pluriels pour des indicateurs de l’abstraction « Lumière et Perfection » (ainsi Aquila). Cette hypothèse ne favorise guère la spéculation évoquée. 2) אוּרִים viendrait de ארר, maudire, et תֻּמִּים de תמם, être parfait. Cette seconde hypothèse, plus plébiscitée (Jeffers 1996 : 210 sq., DCH : 9HALOT : 25), pourrait indiquer que ourim désignait la réponse négative, et thummim, la réponse positive (ce qui cadrerait assez avec le TM en 1 Samuel 14.41).

Mais aussi ingénieuses que soient les hypothèses, le plus honnête est de reconnaître que nous n’avons aucune idée exacte de ce qu’étaient ces sorts : cailloux clairs et sombres, pierres précieuses, petits bâtons (cf. Vaux, IAT : 204DEB : 1295 ; cp. Osée 4.12, Jonas 1.7) ? De surcroît, certains passages semblent indiquer une réponse plus élaborée que « oui » ou « non » (Juges 1.2, 20.28, 1 Samuel 10.22, 2 Samuel 5.23). Comme l’indique De Vaux, on pouvait très bien, chaque fois, fixer une valeur conventionnelle à l’ourim et au thummim.

Pour Flavius Josèphe (cf. AJ 3.215/3.8.9), l’oracle consistait en l’interprétation des jeux de lumière des pierres du pectoral par le prêtre (cf. NBS : 127). Ce qui est douteux. Tout autant que l’affirmation dans le Targum d’Onqelos (en Exode 28.30) que le tétragramme y était inscrit (cf. Le Déaut 1979 : 227).

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On découvre ce pectoral du jugement oraculaire (חֹשֶׁן מִשְׁפָּט/חֹשֶׁן הַמִּשְׁפָּט, ḥōšen mišəpāṭ/ḥōšen hammišəpāṭ) par exemple en Exode 28.15, 30 (voir aussi 39.8-21 ; cf. Vaux, IAT : 201 sq.). Il était l’apanage du prêtre (Deutéronome 33.8) ou du grand-prêtre (Lévitique 8.8, Nombres 27.21). Une différence très intéressante entre Texte massorétique et Septante se rencontre en 1 Samuel 14.18 (cf. Driver 1913 : 110WDEB 1:350, Caquot et De Robert 1994:165)

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Là où le TM porte הַגִּישָׁה אֲרֹון, apporte l’arche (l’Arche d’alliance), la LXX porte au contraire προσάγαγε τὸ εφουδ, apporte l’éphod. Ceci cadre bien mieux avec le contexte : en effet, c’est dans l’éphod qu’étaient contenus l’ourim et le thummim, et cette demande visait probablement pour Saül à consulter l’oracle pour savoir où en était son fils Jonathan, alors absent (1 Samuel 14.17, cf. IDB 4:739). Cela explique d’ailleurs le « Retire ta main » (אֱסֹף יָדֶךָ) du verset suivant (1 Samuel 14.19 ; en effet, devant le tumulte des Philistins et le combat étant déjà bien engagé, Saül suspend la consultation de l’oracle et se précipite au combat). Enfin et surtout, cela correspond très exactement à la formule et aux circonstances rapportées dans d’autres passages, cf. 1 Samuel 23.9 et 30.7 (הַגִּישָׁה הָאֵפֹוד/הַגִּישָׁה־נָּא לִי הָאֵפֹד).

Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est encore une autre différence, conséquente, entre le Texte massorétique et la LXX.

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D’après le texte hébreu, nous avons donc d’un côté (Bible du Rabbinat) :

Et Saül, s’adressant à l’Éternel, dit: « Dieu d’Israël, fais connaître la vérité!  » Le sort atteignit Jonathan et Saül, et écarta le peuple.

et de l’autre (Bible d’Alexandrie, 1997:264-264 – qui traduit le ms. B de préférence au texte habituel d’A. Rahlfs) :

Et Saül dit : « Seigneur, Dieu d’Israël, pourquoi n’as-tu pas répondu à ton serviteur aujourd’hui ? La faute est-elle en moi ou en mon fils Jonathan ? Seigneur, Dieu d’Israël, donne Évidences ; et s’il dit ainsi, donne donc à ton peuple Israël, donne donc Sainteté. » Et Jonathan et Saül sont indiqués par le sort, et le peuple ne fut plus en cause.

Si l’on s’en tient à l’édition de Rahlfs, le texte grec se comprend ainsi (traduction personnelle) :

et Saül dit : « Seigneur, Dieu d’Israël, pourquoi n’as-tu pas répondu à ton serviteur aujourd’hui ? Si la faute est en moi ou en mon fils Jonathan, Seigneur Dieu d’Israël, donne Évidences (ourim). Et si tu dis : ‘Dans ton peuple Israël’, donne Sainteté (thummim) ». Jonathan et Saül furent désignés et le peuple fut acquitté.

Le texte massorétique est succinct : הָבָה תָמִים « Donne (une réponse) parfaite » (cf. Caquot p. 156-157). Certains considèrent que cette lectio difficilior pourrait avoir occasionné le long « plus » du texte grec aux fins d’explicitation et de simplification. Mais en l’état il fait sens, et se trouve en conformité avec la concision souvent caractéristique du récit biblique. Seulement, il ne cadre pas très bien avec 1 Samuel 14.18. Et on remarque que l’auteur de 1 Samuel s’intéresse assez aux pratiques divinatoires de Saül (par les ourim-thummim, ch. 14, 23, 28.6 ; mais aussi en consultant la sorcière d’En-Dor, ch. 28 ; voir spécialement 1 Samuel 15.23) – il ne serait donc pas étonnant que le modus operandi de l’ourim-thummim ait été décrit. D’un autre côté, certains font valoir :

– qu’il est improbable qu’une portion aussi longue de texte ait été omise par un scribe, même distrait,

– qu’au contraire, le plus des LXX peut s’expliquer par la volonté de compléter un texte mystérieux de concision.

Ainsi, la leçon grecque ne serait qu’une glose (ainsi, Pirot-Clamer, La Sainte Bible, 1949, tome III, p.407). Dans la même perspective, M. Lestienne souligne qu’il y a également un long plus des LXX dans le verset suivant (1 Samuel 14.42), et que « deux accidents textuels de ce type [saut du même au même, cf. infra] se soient produits dans deux versets successifs est peu probable » (ici, il renvoie à l’important article de Gordon 1992). Ce qui peut s’étayer (un peu) par le fait que Targum et Peshitta suivent le TM (Bible d’Alexandrie, 1997:264).

Mais le texte grec a pour lui plusieurs avantages :

– il est déjà le seul témoin clair du tirage au sort par l’ourim-thummim, et cadre bien avec le contexte,

– il peut s’expliquer par parablepsis (saut du même au même) : un scribe a pu sauter de la première mention Israël… à la troisième (cf. Tov 2001 : 240, Wegner 2006 : 49). Dans le HOTTP 2:179-180, Dominique Barthélémy et al. proposent une rétroversion qu’on pourrait rendre ainsi :

אלהי ישראל למה לא ענית את עבדך היום

אם יש בי או ביונתן בני העון יהוה אלהי ישראל

הבה אורים ואם ישנו בעמך ישראל הבה תמים

Il y a en fait trois mentions de ישראל , mais deux seulement ont pu provoquer l’erreur visuelle. La vocalisation possible du dernier mot תָמִים (complet, parfait : d’où réponse parfaite) ou תֻּמִּים (thummim) expliquerait alors parfaitement bien la méprise potentielle du TM. Pour Barthélémy et al., deux facteurs sont à l’origine de la corruption textuelle : l’omission accidentelle de mots (facteur 10) et la mauvaise compréhension de données historiques (facteur 9).

Cette explication savante est très tentante, n’étaient-ce les arguments a contrario vu précédemment. Elle décrit précisément une pratique mystérieuse, s’explique par la critique textuelle ou le contexte, et éclaire un segment relativement compliqué du texte massorétique (il faut tout de même suppléer un mot pour rendre l’expression intelligible, car תָמִים est un adjectif ; sur ce point, cf. ICC/Smith 1899:124). La version de Pléiade va jusqu’à abandonner le texte hébreu pour placer une reconstitution fondée sur le texte de la LXX (cf. vol. 1, p.858-859).

Pour les mêmes raisons, Dhorme (Les livres de Samuel, 1910, p. 123) rend notre passage ainsi (voir aussi sa note pp.123124) :

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Il est suivi par bien d’autres, anciens (ex. Vulgate, Vetus LatinaDriver 1913 : 117-118ICC/Smith 1899:124) ou modernes (au sein du texte biblique : Bible de Jérusalem, Bible en Français Courant, Bible Osty, De Beaumont, Nova Vulgata, etc. ;  cf. CTAT1:186-187).

Parmi les traductions françaises, deux se distinguent : Bayard (« Donne les toummim, tire au sort entre nous […]) et TMN (« Et Saül dit à Jéhovah : “ Ô Dieu d’Israël, donne Thoummim ! […]) En effet, tout en adoptant la compréhension de la LXX mais sans altérer le TM, ces versions optent seulement pour une vocalisation différente. C’est, pensons-nous, la meilleure alternative.

Notons pour conclure que le texte hébreu attesté à Qumran (4Q52 ou 4QSamb fragment 2, cf. pp. 9, 15) semble concorder avec la LXX. Ainsi, Ulrich dans son remarquable Biblical Qumran Scrolls (p.274) :

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La portion attestée est  או ב (ou [si la faute est dans] dans). Ulrich indique en note que 1) 4QSamb se conforme à la LXX et à la Vetus Latina, 2) le passage en question manque dans le Texte massorétique, le Targum (éd. A. Sperber), la Peshitta et la Vulgate (éd. Monachi Sancti Benedicti).

Au vu de ces éléments, je suis tenté de conclure sous forme d’alternative :

– soit la LXX préserve bel et bien la leçon originale, car elle est simple, attestée et cohérente,

– soit TM et LXX témoignent d’une Vorlage différente, fidèlement restituée – car n’oublions pas que les manuscrits de Qumran ont prouvé l’existence d’une diversité de formes textuelles du texte biblique avant sa fixation au premier siècle (cf. ABD 2:89 ; et déjà Loisy 1892:114, cf. SBD2:254-255).

Sur ce dernier point, je reprendrai les propos de Lestienne (La Bible d’Alexandrie, 1997, p. 29) pour préciser davantage :

Dans son livre The Qumran Text of Samuel and Josephus, E.C. Ulrich a étudié l’ensemble des accords et désaccords entre 4QSama, le TM et le ms B (…) en 1-2R[ègnes]. Ses conclusions (p.149) sont les suivantes : lorsque, dans un passage appartenant aux fragments conservés de 4Q Sama, le ms B (ou le Protolucien) s’écarte du TM (« plus », « moins » ou variante), il s’accorde dans 183 cas avec 4Q Sama ; il en est indépendat dans 24 cas, soit une proportion d’environ 8 pour 1. Le texte grec de 1R transmis par le ms B a donc été traduit sur un modèle relativement proche de 4Q Sama et différent du texte qui finira par s’imposer, le texte protomassorétique. L’histoire du texte de la LXX de 1 R sera, pour une bonne part, celle de la mise en conformité progressive avec le TM d’une traduction effectuée sur un modèle hébreu différent de lui. En d’autres termes – et toutes choses égales d’ailleurs -, comme le disait déjà P. de Lagarde bien avant les découvertes de Qumran, ‘lorsque deux leçons sont concurrentes et que l’une rend le texte massorétique tandis que l’autre ne peut s’expliquer que par un modèle hébreu différent de lui, c’est cette dernière qu’il faut considérer comme originelle‘ (Anmerkungen zur griechischen Uebersetzung des Proverbien, Leipzig, 1863, p.3). »

Sur la foi du 4Q52 et des considérations qui précèdent, et à la suite de Lagarde, je me range à l’opinion prévalente selon laquelle la LXX préserverait un texte moins corrompu (cf. JQR 79 : 83 ; car notons qu’il contient lui aussi de multiples variantes, cf. Cambridge LXX 2A : 4546,  La Bible d’Alexandrie, 1997, p. 264; contra, cf. Van Dam 1997:203, et note 40) que le Texte massorétique – en me gardant bien d’en faire une certitude.

Pour aller plus loin : (consultés) Gordon, Robert P., « The Problem of Haplography in 1 and 2 Samuel », In : Septuagint, Scrolls and Cognate Writings / Brooke George J. – Atlanta, Georgia : Scholars Press, 1992. – p.131-158, RavascoReadings in the First Book of Samuel: Considerations and Textual Analysis in the light of 4QSamaRavascoReflections on the textual transmission on the books of SamuelRavascoLa storia del testo di Samuele alla luce della documentazione di QumranCorrado MartoneQumran Readings in Agreement with the Septuagint Against the Masoretic Text. Part Three: 1 SamuelHugo, Text History of the books of Samuel (non consultés) : UlrichThe Qumran Text of Samuel and Josephus, PisanoAdditions or omissions in the Books of Samuel: the significant pluses and minuses in the Massoretic, LXX and Qumran texts ; TovThe Hebrew and Greek Texts of Samuel, Fincke, The Samuel Scroll from Qumran, Commentaires