Le Christ juif de Daniel Boyarin (Cerf, 2013) est la traduction française d’un ouvrage paru en 2012 sous le titre The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ. J’ai acheté cet ouvrage à sa sortie il y a quelques mois, mais je ne me suis décidé à le lire que récemment. C’est que j’avais déjà croisé les publications de Boyarin à quelques reprises dans mes recherches autour des origines du christianisme, sans être le moins du monde emballé par ses thèses, sinon révolutionnaires, du moins apparemment innovantes. Il a d’ailleurs été difficile d’ignorer la sortie de ce titre, tant les étales de certaines librairies spécialisées (comme La Procure, à Paris) en ont été envahies.
Le propos de Boyarin est clairement indiqué en vis-à-vis du titre : à la recherche des origines. L’auteur tente de montrer qu’une christologie haute existait au sein même du judaïsme, qu’un Messie divin était une idée parfaitement concevable et acceptable pour le judaïsme, et qu’ainsi le christianisme est un dérivé juif et purement juif du judaïsme. Jésus est donc à situer au sein du judaïsme, plus particulièrement dans sa fange conservatrice, et sa divinisation n’est pas choquante dès lors qu’on accepte l’idée qu’il soit le Messie. Il faudrait donc reconsidérer, en quelque sorte, la manière dont on appréhende le christianisme du Ier siècle et admettre qu’il n’aurait rien apporté de nouveau qui ne fut déjà présent dans la tradition juive, particulièrement la tradition apocalyptique. Comme l’indique la quatrième de couverture (idem, pp. 13-14), il faudrait aborder l’approche du Jésus historique et des développements du christianisme sous cet angle :
La question n’était pas : « Un Messie divin doit-il venir ? » mais elle était seulement : « Ce charpentier de Nazareth est-il Celui que nous attendons ? » Certains Juifs ont dit oui et d’autres non, ce qui n’est guère surprenant.
Vous avez remarqué l’expression « Messie divin » (cf.p.8, p.70) C’est en cela que Boyarin interpelle, puisque pour le suivre il faut imaginer un judaïsme au monothéisme plus large qu’on ne le perçoit ordinairement. Un judaïsme binitaire, qui, en plus de connaître une grande variété de figures angéliques, connaissait également une deuxième figure divine, intimement liée au Père. Sa Sagesse, sa Memra ? C’est à cette figure divine que Boyarin tente d’apporter de la consistance. À ces lignes, j’ai pensé immédiatement à l’ouvrage de M. Barker, mais il ne m’a pas semblé le voir cité (j’y reviendrai dans un post ultérieur).
Boyarin a généralement reçu bon accueil, un phénomène qui a été amplifié par le fait que cet ouvrage est d’abord aisé au non initié. Mais il faut en préalable souligner un fait essentiel : en fait, rien de ce qu’il avance n’est nouveau pour les spécialistes. La vision binitaire qu’il défend n’est pas nouvelle. Elle a été mise en évidence par d’autres, comme Hurtado ou Barker. La matrice juive des évangiles a également été abondamment décrite par une pléthore de savants qu’il serait vain d’énumérer. Comme le souligne le Pr. Schäfer dans une critique :
One would expect Boyarin to jump at these and similar traditions and join in with the growing research literature on this significant topic. But he does nothing of the sort. He does not even bother to mention the relevant literature. Instead he pretends to have invented this wheel, and attributes the discovery of the pre-Christian binitarian Jewish theology to himself.
Même si cet ouvrage a des qualités indéniables – parce qu’il soulève des questions intéressantes et aborde quelques passages qui peuvent être méconnus du grand-public – il me laisse sur un sentiment très mitigé. D’abord parce que Boyarin se répète souvent, et qu’il est parfois difficile de suivre le fil. Il faut régulièrement s’arrêter et se demander où il veut en venir et ce qu’il veut démontrer… Ensuite, parce qu’il part d’une idée qu’il présente comme contestée (la matrice du christianisme par ex. et pour simplifier), avant d’en défendre la validité… Mais on ne peut le suivre que si l’on accepte que l’idée qu’il défend est à défendre. Enfin, il a tendance à des moments cruciaux de son exposé – au moment précis où ses allégations auraient besoin d’exemples étayés et développés – à renvoyer à la littérature secondaire, généralement anglo-saxonne, et généralement difficile d’accès au profane. Frustrant.
Introduction (pp.13-36)
Boyarin esquisse le contexte historique permettant de saisir l’attente messianique des Juifs du Ier siècle. Puis il interroge la rupture « nette » entre Juifs et Chrétiens qui aurait eu lieu en 70 AD (mais si l’on est bien informé, on sait que les spécialistes n’ont pas une vision aussi tranchée des faits). Dans la foulée, il déclare à propos de la diversité entre Juifs et Chrétiens qu’elle n’a pas été abolie avec le « prétendu » concile de Yavné (p.24). Mais là encore, il remet en question de vieilles conceptions qui n’ont plus cours depuis longtemps. C’est donc d’un intérêt limité. Il va jusqu’au IVe siècle et s’arrête un temps sur Jérôme, et sa fameuse évocation des minim (lat. minei) et des Nazaréens qui ne sont « ni juifs ni chrétiens » (p.28 sq). Pour Boyarin, cela prouve que la distinction entre Juifs et Chrétiens n’a pas été aussi claire qu’on le croit. Pour moi, c’est surtout le signe qu’au IVe siècle encore subsistaient des judéo-chrétiens n’acceptant pas le credo de Nicée. Cependant, Boyarin a raison de souligner que la distinction de Jérôme entre chrétiens orthodoxes et Juifs est un peu forcée.
Un autre aspect de ces prolégomènes est la thèse de Boyarin selon laquelle, si tous reconnaissent la judaïté effective de Jésus et de ses disciples, moins nombreux sont ceux qui connaissent ou reconnaissent leur « christologie haute » (p.34) :
Mais dans quelle mesure les idées qui constituent ce que nous appelons la christologie, l’histoire de Jésus en tant que Messie divino-humain, étaient également une part (et peut-être même un élément) de la diversité juive du temps, voilà ce qui est moins reconnu.
Boyarin se propose donc de passer en revue les traits les plus saillants de ce qui fait, soit disant, le christianisme… pour en montrer l’enracinement dans la plus pure tradition juive. Il termine son introduction par un propos qui ne manque pas d’intriguer (p.36) :
L’une des idées les plus enracinées sur la différence absolue entre judaïsme et christianisme est celle-ci : les chrétiens croient que Jésus était le Fils de Dieu. Commençons donc par là notre parcours.
Chapitre 1 : De Fils de Dieu à Fils de l’homme (pp.37-90)
Boyarin s’attaque à l’idée selon laquelle l’expression « Fils de Dieu » désignerait la nature divine de Jésus, et « Fils de l’homme », sa nature humaine (p.38-39 ; voir aussi p.42, p.70) :
(…) dans le cas de l’évangile de Marc, c’est presque l’opposé : « Fils de Dieu » s’y réfère au roi d’Israël, le roi terrestre de la maison de David, tandis que « Fils de l’homme » renvoie à une figure céleste et pas du tout à un être humain.
Et là je formule deux observations : d’abord, Boyarin n’est pas du tout convaincant (voire sérieux) quand il cite une version dynamique (la Common English Bible) qui a fait le mauvais choix de traduire « Fils de l’Homme » par « être humain » (p.37) pour caractériser un consensus, ou a minima une position traditionnelle concernant la nature du Fils de l’Homme… Ensuite, il reconnaît une limite sérieuse à son travail, puisqu’il confine sa puissante affirmation au seul évangile de Marc. On est donc d’emblée frustré par une allégation aussi intrigante étayée de manière aussi restrictive. Je ne préjuge donc pas de la justesse de l’idée – en effet l’idée me paraît fort intéressante, peut-être bien fondée, en tout cas à creuser plus avant – mais je regrette la méthode un peu légère.
Boyarin rappelle que dans l’antique Israël, le messie était un humain oint pour devenir roi (cf. 1 Samuel 10.1,16.3, 1 Rois 1.34, 19.16, 2 Rois 11.12, 23.30). Le texte central de Psaume 2.2, 6-7 est cité (p.39-40) pour établir le lien entre le Messie (l’Oint de Dieu) et sa filiation (par adoption) : quand Dieu déclare qu’il engendre un roi, cela signifie qu’il l’intronise (p.40). Un renvoi crucial est fait vers l’ouvrage de Adela Y. Collins et J.J. Collins, King and Messiah as Son of God : Divine, Human, and Angelic Messianic Figures in Biblical and Related Literature (review ici). C’est l’un des nombreux renvois qui invitent à étendre les investigations, mais laissent le lecteur sur sa faim. Dans sa perspective, l’engendrement est purement symbolique et le « roi davidique » ne fait « aucune allusion à l’incarnation de la divinité dans le roi : Je serai pour toi comme un père, et tu seras pour moi comme un fils » (p.41). Ainsi, ce n’est pas « Fils de Dieu » qui est une affirmation spectaculaire au sujet de Jésus dans les évangiles, mais bien « Fils de l’Homme ». Et mieux, Boyarin se propose de « faire comprendre comment des Juifs monothéistes, en racontant l’histoire du Fils de l’Homme, ont pu voir en Jésus Dieu » (p.42).
Le premier texte fondamental cité par Boyarin est Daniel 7.9-14 : dans ce texte un personnage « comme un fils d’homme » est intronisé par « l’Ancien des Jours » pour un royaume éternel. Identifié à Jésus par les chrétiens, cette notion de divinité à figure humaine n’était pas conception étrangère au judaïsme (pp.44 sq). En Marc 14.61-62, Jésus s’applique clairement ce titre. Boyarin examine l’histoire de l’interprétation de ce titre, son apparition dans le NT (quoique le sujet pourrait être facilement plus développé), avant de conclure (p.55) :
Le Messie-Christ existait dans la pensée juive bien avant que Jésus ne naisse à Bethléem. Autrement dit : l’idée d’un second Dieu, vice-roi de Dieu le Père, est l’une des plus anciennes idées théologiques en Israël.
Mais il n’examine pas ni la date du livre de Daniel (une des plus anciennes idées, vraiment ?), ni son contexte historique et littéraire (sur ce point, je vous conseille M. Delcor, Le Livre de Daniel, Gabalda, 1971 ; Boyarin cite également souvent celui de J.J. Collins, que je ne connais pas, bien qu’il soit sur une de mes étagères…). L’idée ne me choque pas, au contraire je trouve l’idée plutôt séduisante (à mettre en parallèle avec l’Ange de Jéhovah, cf. mon précédent post). Mais cette idée gagnerait à être examiné plus scrupuleusement.
Quand Boyarin déclare « Et le reste n’est qu’évangile » (p.55), le propos n’est pas anodin. Le traducteur fait l’affront d’en préciser le lien avec l’adage « et le reste n’est que littérature », mais ce qui m’interpelle, c’est l’espèce de présomption méprisante qui s’en dégage vis-à-vis du christianisme. Certes on peut se cantonner à y voir l’affirmation que le reste, c’est-à-dire tout ce qui n’épouse pas la thèse du Fils de l’Homme divin, n’est que littérature (ce qui est déjà présomptueux). Mais, en y regardant de plus près, j’y vois plus : l’évangile serait la littérature venue se greffer à cette tradition bien réelle du judaïsme. Peu respectueux.
Après ce point somme toute fondamental à sa thèse, Boyarin brode un peu, entre répétitions et affirmations (par ex. il répète presque mot pour mot en p.57 ce qu’il dit en p.44). Il en vient à une sous-rubrique intitulée « Comment des Juifs en sont venus à croire que Jésus était Dieu ». Encore une fois, cela paraît innovant voire spectaculaire, mais pour moi c’est du réchauffé. Il commence par attaquer l’ancienne vue selon laquelle la divinité de Jésus procéderait d’une « paganisation » tardive du christianisme (p.68), avant de reconnaître qu’il y a quand même une seconde approche plutôt populaire qui décèle cette divinité dès le « contexte religieux juif » (p.69 ; ce qui n’est ni plus ni moins que sa thèse, il n’est donc besoin de s’appesantir !). Là, il fait allusion à un autre ouvrage important de la discipline, D.B. Capes, Israel’s God and Rebecca’s Children : Christology and Community in Early Judaism and Christianity.
Dans la rubrique sur le « blasphème du Fils de l’Homme » (pp.70-73), Boyarin traite d’un sujet intéressant en soi (le parallèle entre Daniel 7 et Marc 2.5-11), mais qui, comme bien d’autres sections ou considérations, n’est pas toujours évident à relier au thème central ou à la thèse défendue (au mieux, c’est redondant voire lassant).
Avec la rubrique « Le Fils de l’Homme est maître même du sabbat » (pp.73-90), Boyarin aborde les affinités qu’on peut déceler, ou imaginer, entre l’enseignement de Jésus (on peut sauver une vie le jour du sabbat, cf. Marc 2.23-28, 12.5-6) et l’enseignement des sages d’Israël. La conclusion est qu’en Marc, il n’y a pas « un Jésus qui abolit la Torah mais un Jésus qui accomplit la Torah » (p.82). Le fil ténu de cet autre exemple avec la thèse défendue est cependant explicité : Jésus proclame « qu’il est le Fils de l’Homme disposant de l’ἑξουσιά (sic!) en vertu de Daniel 7,14, il devient entièrement plausible qu’il revendique également la seigneurie sur le shabbat. (…) Cela ne veut certainement pas dire (…) que (…) la Loi serait invalide (…) Il s’agit plutôt de souligner que David, type du Messie, jouit de la liberté souveraine d’écarter certaines parties de la Loi et qu’il en va donc de même pour Jésus, le nouveau David, le Messie. » (pp.85-86)
Chapitre 2 : Le Fils de l’Homme dans le 1er livre d’Hénoch et le 4e livre d’Esdras : d’autres Messies juifs du 1er siècle
Il s’agit à présent pour Boyarin d’examiner la postérité (ou peut-être les ramifications dépendantes ou non) de cette seconde figure divine dans d’autres corpus juifs. Mention est faite de l’Exagoge d’Ezékiel le tragédien (p.91), et surtout de la figure d’Hénoch (p.93 sq ; cf. Hén. 46.1-3, 48.1-10, 69.26-29, 70.1 ; Genèse 5.21-24), de son »apothéose » (p.101 sq), et de son étonnante qualification de « Fils de l’Homme » (p.104 sq).
Nous pouvons donc voir deux traditions parallèles se développer à partir de 1 Hén 14 et de Dn 7 : la tradition d’un humain divinisé et exalté d’un côté, et de l’autre, la tradition d’un Rédempteur qui est semblable à un second Dieu et descend pour sauver Israël. (p.107)
Pour en arriver à ce point, Boyarin a des longueurs inutiles. Mais ce qui est pire, c’est qu’il n’a pas clairement montré (pas du tout, si je ne m’abuse) en quoi ce « comme un fils d’homme » est un Rédempteur. Roi oui, figure divine oui, mais Rédempteur ?
De tout façon, les sources restreintes qu’il cite, bien que probantes, n’apportent pas grand-chose puisque, de son aveu même, elles dépendent toutes de Daniel 7 (cf. par ex. p.112, p.118). On peut donc tracer la postérité de Daniel 7 dans quelques textes, mais d’où vient cette figure, est-elle partie intégrante du monothéisme, était-elle identifiée précisément, la trouve-t-on dans des traditions indéniablement indépendantes, voilà qui devrait au cœur de la discussion, mais paraît contourné.
Après Hénoch, Boyarin évoque 4 Esdras 13.1-13. (pour le texte, cf. Pléiade, Écrits intertestamentaires, pp.1399-1465, sp. 1454). Cette apocalypse fait état de la vision par Esdras, impressionnante, d’un « être comme un homme » (« comme une image d’homme » d’après les versions syriaque et éthiopienne, cf. Pléiade, p.1455, note) dont la voix fait fondre les ennemis, et la bouche projette un « flot de feu ».
Boyarin y voit une « combinaison entre le divin Fils de l’Homme et le Rédempteur ou Messie » (p.118), mais n’explique pas pourquoi. N’étant pas familier de 4 Esdras, je ne peux donc pas le suivre avec certitude sur cette identification. Il relègue cependant en note (p.118 note 1) un texte qui aurait mérité un examen plus approfondi, 4 Esdras 12.32, où il est question du Messie, issu de la race de David, qui viendra pour la fin des jours dénoncer les impiétés. Il aurait pu citer 4 Esdras 13.26 qui établit le caractère sotériologique de la vision, ou encore 13.32 où Dieu parle de « Mon Fils » au sujet de cette vision. En fait, les vv.25-53 constituent l’interprétation de la vision, mais ne sont pas évoqués par Boyarin, qui, peut-être en la supposant aller de soi, enchaîne brusquement sur des allégations trop fortes pour n’être pas douteuses : « Cet Homme est le Seigneur. Si Jésus est Dieu, il en va de même de cet Homme selon le même raisonnement. » (p.119). Quel raisonnement, au juste ?
Il aurait été intéressant de relever les mentions « Fils de l’Homme » (ex. 8.44, mais elle concerne les humains) ou « Messie » (ex. 7.28, 29 « Mon fils, le Messie » x2) dans cette apocalypse. Mais non. En tout cas, à côté de considérations gratuites ou superficielles, Boyarin pointe néanmoins un élément qui n’est pas douteux : il y avait effectivement une figure divine dans le judaïsme à l’époque intertestamentaire. C’est le seul point que Boyarin parvient tant bien que mal à illustrer : mais ça, on le savait déjà !
Chapitre 3 : Jésus mangeait casher (pp.123-152)
Comme le suggère le titre du chapitre, Boyarin entend s’attaquer à une idée reçue et lui tordre le cou (p.123) :
De l’avis quasi unanime, les évangiles sont bien sûr censés marquer la grande rupture d’avec le judaïsme.
Si vous n’êtes pas convaincu(e) par cette affirmation, le reste de la discussion sera, encore une fois, d’un intérêt limité. Intrigante d’ailleurs est sa remarque, p.124 : « Contrairement à ce que l’on dit souvent, Jésus mangeait casher selon l’évangile de Marc ». Encore Marc. Et et le reste du Nouveau Testament ? Il estime d’ailleurs, rejoignant le consensus pour une fois, que Marc est le plus ancien évangile (p.125). Mais je conteste.
En présentant les Pharisiens comme des réformateurs au sein du peuple juif – en effet, ils voulaient ajouter à la Torah écrite une tradition orale d’égale valeur, et décentrer le culte (sacrificiel) vers, avant la lettre, une religion du Livre (p.124) – Boyarin décrit Jésus et sa mouvance comme une réaction conservatrice (p.125) :
Sous cet angle, le judaïsme de Jésus a représenté une réaction conservatrice contre certaines innovations radicales de la Loi apportées par les pharisiens et les scribes de Jérusalem.
Voilà qui pourrait être facilement illustré par d’autres évangiles que Marc, et faire l’objet de développements précis, mais Boyarin va se concentrer essentiellement sur un exemple : Marc 7.1-23, et la non séparation des chemins (« the parting of the ways » en référence à l’expression consacrée qui désigne la séparation des chrétiens d’avec les Juifs au Ier s.), cf. p.127. Ce passage est celui où Jésus déclare, au sujet des ablutions et purifications des mains avant un repas, que ce n’est pas ce qui entre dans le corps qui le souille, mais ce qui en sort. Boyarin explique que Jésus n’est pas là en train de permettre la consommation de toute sorte d’aliments – et ce faisant il pense que son interprétation est « [e]n contraste avec quasiment tous les commentateurs chrétiens » (p.134). Pour saisir cette interprétation, il faut passer quelques pages de considérations peu utiles. Enfin, Boyarin spécifie qu’en fait Jésus n’abolit pas la Loi, mais la défend de l’ « extension pharisienne » (p.138). On s’en serait douté. Il propose d’ailleurs de lire πυγμῇ en Marc 7.3, non pas « jusqu’au coude » mais « avec le poing » (p.139 ; et de renvoyer au JBL 85, 1966 : 87-88).
Chapitre 4 : Le Christ souffrant : un midrash sur Daniel (pp.153-182)
Boyarin s’attaque enfin, logiquement, à l’idée qu’un Messie souffrant ait pu être une idée absolument étrangère au judaïsme (p.153) :
(…) ce qui divise le plus Juifs et chrétiens est l’idée que le divin Messie pourrait souffrir et mourir. De fait, beaucoup soutiennent que cette croyance (élaborée, suppose-t-on, après coup) est le trait le plus tangible de la rupture absolue entre les Juifs et leurs nouveaux rivaux, les chrétiens.
En effet l’idée n’était pas centrale, et les savants s’en sont rendus compte bien avant Boyarin. À titre d’exemple, cet « embarrassant » thème du Messie souffrant a été exploré – et peut-être même trouvé – dans l’abondante littérature de l’époque par M.-J. Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs (150 av. J.-C. – 200 ap. J.-C.), 1901, spécialement pp. 235 sq (Lagrange montre que si l’idée n’était certes pas centrale – on n’attendait que trop un Messie glorieux – elle n’était pas forcément méconnue, mais seulement peut-être ignorée. Un texte controversé, s’il était authentique, permettrait de résoudre la question : c’est le fameux Pugio fidei de R. Martin, cf. p.243 sq).
Boyarin explique qu’on a trop souvent soupçonné les chrétiens, à tort, d’avoir repris des textes comme Isaïe 53.10-12 à leur compte, inventant de toutes pièces une théologie qui n’existait pas antérieurement (p.156) :
Ce lieu commun doit être entièrement rejeté. La notion d’un Messie humilié et souffrant n’était pas du tout étrangère au judaïsme avant la venue de Jésus et elle est demeurée courante chez les Juifs postérieurement, et ce jusque dans la période moderne.
C’est une affirmation forte, surtout quand on connaît les textes apocalyptiques de l’époque. Sur quoi fonde-t-il cette allégation, qui finalement soutient le dogme chrétien ? Il renvoie derechef « pour de bons arguments à ce propos » vers l’étude de M. Hengel, « The Effective History of Isaiah 53 in the Pre-Christian Period », dans B. Janowski et P. Stuhlmacher éd., The Suffering Servant : Isaiah 53 in Jewish and Christian Sources (Eerdmans, 2004 : 137-145). Intrigant. Mais frustrant !
Plutôt que d’illustrer et d’étayer ce propos, Boyarin répète encore et encore qu’il faut tordre le coup aux préjugés faisant de Jésus et des chrétiens des innovateurs (pp.156-157), et soutient que « des Juifs avaient appris par une lecture attentive de certains textes bibliques que le Messie souffrirait et serait humilié » (p.157). On ne demande qu’à prendre connaissance des témoignages historiques (puisqu’on se doute des textes en question). Mais Boyarin préfère aborder la question sous l’angle de la méthodologie juive du midrash. Il cite Marc 8.27-38, 14.61b-62 in extenso qu’il met en parallèle avec Daniel 7.25. Pour Boyarin c’est l’affirmation « Fils de l’Homme » qui constitue un blasphème pour le grand-prêtre, et en répondant « Je le suis » [suite à la question : es-tu le Fils du Béni ?], Jésus affirme sa divinité en faisant allusion au « Je suis » d’Exode 3.14 LXX. Voilà qui est tout à fait contestable (quoique Boyarin verse dans le lieu commun à son tour, il s’imagine être seul à soutenir pareille hypothèse). Boyarin a bien relevé qu’énoncer le nom de Dieu (surtout lors d’un procès) constitue le blasphème suprême pour un condamné (cf. note 1 p.162). Mais il ne fait pas le lien avec les euphémismes du contexte : « le Béni », et surtout « la Puissance ». L’affirmation de Jésus prétendant être Fils du Béni constitue à mes yeux le blasphème (cf. Jean 10.30-33 et contexte), du moins tel que perçu par le grand-prêtre. Car en se disant Fils, Jésus revendique soit une adoption particulière, soit plus vraisemblablement une filiation divine, ce qui n’est ni plus ni moins qu’une revendication à la messianité. Ainsi, il y a bien le nom de Dieu au centre du procès de Jésus (sous forme d’euphémisme), mais certainement pas comme Boyarin l’entend. Et puis à se concentrer sur cet épiphénomène, on perd de vue le point principal : l’auditoire a-t-il fait le lien avec le Fils de l’Homme venant sur les nuées de Daniel 7 ? Je pense que si Jésus avait revendiqué le nom de Dieu pour son propre compte, l’allusion à Daniel 7 aurait été occultée totalement au profit de celle à Exode 3.14. Mais à mon sens c’est invraisemblable : si Jésus s’était attribué le Nom, le procès serait resté religieux, et l’intervention de Pilate (procès civil) aurait été inutile. Le lien entre Fils de l’Homme, Messie et Fils de Dieu ne pouvait alors qu’éclater dans toute son évidence, charge au grand-prêtre de l’accepter ou de mettre le comble à sa faute.
À la page 166, Boyarin souligne que c’est le midrash qui est « à l’oeuvre ». Personnellement, je n’en ai pas encore vu la couleur dans son exposé et pourtant j’ai tenté d’être attentif. Il vient de citer un passage important, Marc 8.31-32 où Jésus explique à ses disciples que le Fils de l’Homme doit souffrir et être tué. Mais Pierre veut reprendre Jésus sur ce point. Boyarin en conclut que Jésus se voyait bien en Fils de l’Homme souffrant, que cela n’a pas été inventé après coup (c’est en effet ce que dit le texte !), mais je suis étonné de voir qu’il ne relève pas la contradiction de l’attitude de Pierre avec la thèse qu’il défend dans le chapitre. Pierre attendait-il un Messie souffrant ? Difficile d’y croire. Que Jésus ait eu conscience de son rôle ne préjuge pas de la connaissance et l’acceptation par les Juifs de cette époque de l’idée d’un Messie souffrant (cf. Jean 6.15, Matthieu 26.51). Au contraire, les évangiles brossent plutôt un Jésus préparant ses disciples à l’inimaginable (cf. Matthieu 26.24, 56). C’est bien qu’ils ne pouvaient le concevoir. Plus tard sur le chemin d’Emmaüs, des disciples formuleront bien haut ce que tous pensaient tout bas : « Nous espérions que ce serait lui qui apporterait la rédemption à Israël, mais avec tout cela, c’est aujourd’hui le troisième jour depuis que ces événements se sont produits. » (Luc 24.21). Donc certes on était dans l’attente d’une rédemption (cf. p.166 « Au temps de Jésus, les Juifs attendaient un Rédempteur »), mais d’une rédemption temporelle du royaume d’Israël ! C’est le silence de Boyarin sur bon nombre de textes de ce genre qui agacent et étonnent, et même le peu de textes cités n’appuient pas toujours l’intégralité du propos.
Épilogue, L’évangile juif (pp.183-186)
Boyarin conclut que le christianisme n’est pas une « appropriation » ni une « récupération » de l’Ancien Testament (p.183), mais qu’au contrairement il est « plus profondément enraciné dans la pensée et la vie juives de l’époque du Second Temple que beaucoup ne l’avait imaginé » (ibidem). Il conteste que le christianisme ait élaboré son messianisme ex eventu. Même là, je ne suis pas sûr de le suivre… Une de ses conclusions en particulier me paraît étonnante (p.185) :
Ses disciples l’ont peut-être vu ressuscité, mais sûrement parce qu’ils disposaient d’un récit qui les conduisait à s’attendre à de telles apparitions, non parce que les apparitions auraient donné naissance à un tel récit.
Il renvoie aussitôt à une note de clarification :
Que l’on me permette d’être ici très clair : je ne nie aucunement la validité de la conception chrétienne de la question. Il s’agit certainement d’une matière de foi et non de recherche. Je la nie comme une explication historique, scientifique et critique.
Sous une apparence scientifique, ces déclarations sont un peu absurdes. Est-il vraiment scientifique de se borner à accepter l’historicité d’un événement parce que ses protagonistes étaient psychologiquement prêts à le vivre ? Non. Que l’ « historien en [lui] » (p.185) refuse d’émettre un jugement sur la validité du récit évangélique comme témoin de l’Histoire, c’est tout naturel. Mais il prête à sourire lorsqu’il déclare que les disciples s’attendaient à de telles apparitions, alors que les évangiles (sur lesquels son exposé scientifique s’est fondé en grande partie) indiquent plutôt le contraire ; et je dirais même plus : toute l’histoire de Jésus a pu être relue et repensée à la lumière d’une compréhension nouvelle, ex eventu (cf. Jean 12.16, 2.22, 7.39, 14.26, 16.4, Luc 24.6, 8 ; 12.33, 18.32, 21.19). Que les Juifs aient été conscients ou non du sens messianique des Écritures au fil des âges pourrait alors être un sujet… secondaire.
En guise de remarques finales
Boyarin se répète et c’est agaçant. Il n’étaie pas assez son propos, sur lequel il a tendance à trop lourdement insister. Il cite in extenso des passages très intéressants, ce qui est avenant, puis il les analyse longuement – mais même dans ses longueurs, il parvient à omettre des points fondamentaux ! L’intérêt du Christ juif de Daniel Boyarin n’est donc pas tant ce qu’il a à dire du sujet, mais surtout la réflexion à laquelle il engage, sur Jésus, sa messianité, et sa qualité de Fils de l’Homme.
Pour aller plus loin : Schäfer, Hurtado