17/12/2013

Philippiens 2, 5-11 La kénose du Christ (Cerf,2013)

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Cet ouvrage est paru en novembre, aux éditions du Cerf, dans la collection Etudes d’histoire de l’exégèse (n°6). Il est le fruit de la collaboration de G. Dahan, F. Gabriel, C. Grappe, A. Noblesse-Rocher et M.-Y. Perrin. Le sujet ne pouvait que m’interpeller (voir mon ouvrage de 2010), mais je suis un peu déçu : c’est bien de l’histoire de l’exégèse, et non de l’exégèse. Il vaut cependant sa lecture car il est susceptible d’apporter quelques perspectives originales.

Avant-Propos (G. Dahan)

Gilbert Dahan rappelle brièvement les enjeux : découpage, caractérisation de la péricope (une « hymne »), type d’interprétation (éthique, parénétique, christologique), influences et parallèles, problème de la kénose bien sûr (exinanitio en latin), ou controverses patristiques (contre Marcion ou Arius). Parmi les questions posées, par exemple : « comment concilier l’égalité des Personnes divines et le fait que le Christ ait en quelque sorte « mérité » une récompense ? » (p.10). Avec une formulation aussi biaisée, je ne m’attends pas à des démonstrations philologiques, mais plutôt à la lecture de commentateurs dogmatiques. Et c’est ce qui sera servi. Mais néanmoins, Dahan soutient que les problèmes entourant la signification de « forme » de Dieu, de ἁρπαγμόν (p.11), seront traités « avec rigueur ». Un renvoi est fait au dernier Cahier Évangile sur le sujet. Cet avant-propos se termine avec ce qui est devenu, semble-t-il, un lieu commun dans l’exégèse de Philippiens 5.-11 : on prétend que ce passage, par sa polysémie intrinsèque, a su allier au fil des âges « rigueur de l’analyse (…) à l’intelligence de la réflexion théologique » (p.11).

1.  Au sources de la christologie. Quelques remarques sur la structure, les représentations et l’originalité de l’hymne de Philippiens 2,5-11 à la lumière notamment des traditions vétérotestamentaires et juives (Christian Grappe).

C’est en fait la partie la plus intéressante de tout l’ouvrage. Verset par verset, les problèmes sont posés et les solutions traditionnelles, modernes ou historiques, sont discutées. Je ne retiendrai ici que ce qui fait l’originalité de cet ouvrage, et ce que je n’ai pas relevé (suffisamment ou du tout) dans mon propre travail.

Pour le verset 5, C. Grappe s’interroge : τοῦτο est-il analeptique ou proleptique (autrement dit, se réfère-t-il à ce qui précède ou ce qui suit) ? Bonne question. À mon avis, les deux, il sert à introduire l’exemple du Christ qui suit. Mais il n’est pas, évidemment, en rupture avec son contexte (cf. v.3-4) car il reprend l’exhortation à considérer les autres comme supérieurs à soi-même.

Les ponctuations possibles du texte sont discutées (p.22) : césure après v.7a, 7b 7c, ou 7d. C.G. souligne que cette ponctuation est « loin d’être indifférente », car elle permet deux interprétations : 1) préexistence/incarnation, ou 2) incarnation seule (p.22).

Ne voir en Philippiens 2.5-11 que la condition terrestre du Christ me paraît, pour le moins, tiré par les cheveux – surtout au vu de v.7 λαβών et v.8 ἐταπείνωσεν), mais enfin c’est une interprétation qui a été avancée.

Le sens du verbe κενόω est discuté (p.23) : est-ce le fait de l’incarnation, le fait de l’abandon d’un statut glorieux ?

Le genre de la péricope est rappelé : plus qu’hymne, Philippiens 2.5-11 est un encomium (éloge dans la rhétorique antique).

Aux p.24-26, les affinités de la péricope avec son contexte sont étudiées (quelques tableaux). Sur ce point, mes parallèles sont plus précis, cf. Fontaine 2010 : 20-22.

Sont ensuite analysées quelques affinités synonymiques (εἰκών) et, intertextuelles (Gn 2.15-17, 3.5, Is 45 et 52, Ez 28, 2.9, 2M 9.12, 4Esd 8.49).

2. Variations tardo-antiques sur Philippiens 2, 5-11. « La loi de l’humilité »(M.-Y. Perrin)

Cette rubrique commence par un constat intéressant (p.41) : la base de données Biblindex (index des citations et allusions bibliques dans les textes des Pères de l’Eglise) contient 2241 entrées pour Philippiens 2.5-11 (à mars 2013, inchangé à ce jour). Il y a matière à travailler !

Suivent des considérations sur l’histoire de l’interprétation de l’hymne, avec des exposés bien documentés, et des extraits parfois longs (et le texte latin en note). A mon sens, l’exemple le plus intéressant est celui de la « théologie du vêtement », p.65, encore que ce soit une illustration discutable. Il est suivi d’un autre exemple, intéressant aussi (p.66, la Passio Sebastiani fait état d’une parabole – un anneau égaré dans un égout – qui ne manque pas de vivacité).

Mais je dois admettre que tout cela n’est pas très passionnant.

3. L’exégèse médiévale de Philippiens 2, 5-11 (G. Dahan)

C’est le même principe : des commentateurs médiévaux sont cités et commentés. Un long exposé sur leur manière de division la péricope a le mérite d’inciter à aborder le texte avec la plus grande rigueur tant les hypothèses peuvent être nombreuses (pp.77-84).

Mais Dahan anticipe et répond à la critique (qui est mienne !) :

(…) a-t-on le droit d’expliquer l’exgèse du passé par l’exégèse récente, qui a apporté bien des bouleversements à l’exégèse dite traditionnelle ? (…) Du point de vue de l’exégèse scientifique, une telle position serait certainement taxée d’anachronisme. Mais je crois que la péricope que nous étudions ici présente des particularités exceptionnelles, qui pourraient autoriser cette rupture par rapport aux méthodes les plus saines de la recherche historique. (p.75)

Pas vraiment d’accord. Mais bon, si cela justifie un petit florilège médiéval… Personnellement, j’estime avoir donné simplement en étant allé jusqu’au bout de l’article du P. Henry, « Kénose » dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible. Disons que je préfère la philologie à la patristique, bien que les Pères aient çà et là des considérations intéressantes (le problème, c’est qu’elles sont inextricablement enchâssées dans un maquis, conscient au non, de polémiques et d’analyses lexicales douteuses).

4. Philippiens 2.5(6)-11 dans l’exégèse des Réformateurs du XVIe siècle (Matthieu Arnold et Annie Noblesse-Rocher)

Les Réformateurs penchaient plutôt du côté christologique (cf. p.115). Sont étudiés Luther (pp.115-120), Calvin (pp.120-126), l’anthologie exégétique d’A. Marlorat (pp.126-134), H. Bullinger (pp.134-136) et la sequala Christi de Conrad Pellikan (pp.137-138).

Tout cela est bien beau…

Je retiens surtout (et seulement) que Calvin oppose le pharisien présomptueux de Luc 18.11 au modèle d’humilité du Christ. Beau rapprochement.

5. Exinanitio. Formes, hypostase et consubstantialité dans la christologie des commentaires sur Ph 5, 5-11 (1542-1698) (F. Gabriel)

Revue des exégèses anciennes : substantialiste, qui fait de forma la substance, la nature (ainsi Alphonse Salmeron, qui lui-même cite des auteurs anciens ; idem pour Jan Van Gorcum ; idem Sarcer ; idem Georg Calixt ; etc.), ou dite « de vêture » (habitus) – dans laquelle, faut-il s’en étonner, on se mélange un peu les pinceaux avec l’entrelacs divinité/humanité.

En quelques mots

Il n’y a pas de conclusion, ce qui n’est pas très étonnant car l’ouvrage fait suite à des journées d’étude (UMR 8584/GRENEP, EA 4378) et constitue en fait un recueil de contributions. Mais des conclusions auraient été bienvenues. Ou à défaut, un résumé qui ait du sens, ainsi que des pistes de réflexion pour « l’intelligence théologique » du XXIe s.

En tout cas, je trouve le propos un peu… vide. Cocasse pour un ouvrage sur la kénose. La première partie est bien documentée, et pourrait laisser présager des perspectives alternatives, voire complémentaires, à la masse d’ouvrages déjà écrits sur le sujet. Mais non. On cite les auteurs les uns après les autres, sans dégager vraiment des axes de réflexion pour l’exégèse actuelle. On cite pour citer. C’est vraiment de l’histoire des idées, de l’histoire de l’exégèse. Et puis l’usage du latin, aux endroits où il n’est pas indispensable, me paraît un peu… pédant. Mais bon, c’est beau le latin.

Et puis cela fait maquis. On en ressort passablement déconcerté, avec une question : et alors ?

Ces auteurs « tardo-antiques » ou « médiévaux » n’apportent rien de bien concret. Ni de nouveau, c’est le cas de le dire. Les analyses les plus contradictoires s’y mêlent joyeusement (morphè = natura, ou substantia, ou une sorte d’habitus). On peut tout dire, certes. Mais après ?

Assurément, ce n’est pas le premier ouvrage à consulter sur le sujet.

Au fil de sa lecture, une question m’est venue : on soutient volontiers que Jésus ne s’est pas prévu de son rang d’égalité avec Dieu, car on comprend l’expression harpagmon ti hêgesthai comme signifiant « considérer quelque chose à son avantage » (idiome inconnu avant… le IVe s.).

Dans mon ouvrage, je relevais (p.43) :

D’après ce que Paul déclare dans le contexte (2.3), Christ a-t-il considéré Dieu comme « supérieur » à lui-même ? Ou s’est-il estimé « égal » et a-t-il préféré ne pas s’en prévaloir ? Du point de vue exhortatif, la différence de propos est sensible ! Cette différence est d’autant plus importante que la suite de l’hymne évoque « exaltation » (ὑπερύψωσεν, 1.9) et « don (ἐχαρίσατο) d’un nom ». Or, force est de reconnaître que ces expressions, au premier abord, sont difficilement compatibles avec une position d’égalité initiale.

L’exhortation est différente selon qu’on comprend 1) que Christ était égal à Dieu à tous points de vue et n’en a pas profité (opinio communis), ou 2) que Christ n’était pas égal à tous points de vue (mais sur certains points seulement, notamment la sphère, et peut-être même la nature, mais non la position) et que, contrairement à certains (Satan, Adam), il n’a pas voulu plus mais moins, par abnégation et par amour.

Pour l’hypothèse 1 il faut forcer un peu le sens du texte grec, négliger la construction en double accusatif du verbe ἡγέομαι et faire l’impasse sur le rôle de marquage syntaxe de l’article (dans τὸ εἶναι). C’est beaucoup, mais c’est fréquent.

La question donc que je me suis posée est la suivante : quid de la Transfiguration (Mt 17.1-13, Mc 9.2-13 et Lc 9.28-36) ?

Jésus ne s’est-il pas prévalu de son rang d’égalité ? En effet. Mais il fut appelé « Fils de Dieu », « Fils de l’homme », agréé publiquement par son Père à son baptême, etc. Ainsi, s’il est loisible de considérer qu’il ne s’est pas prévalu, lors de son incarnation, de sa gloire intrinsèque et inaliénable, du moins je soulignerai qu’il y a une exception qui rend suspecte l’hypothèse 1 (et l’hypothèse de la péricope concernant le Christ terrestre seulement dans son entier).

Je me suis aussi demandé si j’étais seul à penser à la transfiguration. Mais heureusement, ce n’est pas le cas puisque l’incipit de l’article « Kénose » du DEB (Brepols) souligne également ce ce point (p.716) :

Adressant aux Philippiens un pressant appel à l’humilité, Paul évoque l’exemple du Christ incarné qui renonça, sauf dans la seule circonstance de sa transfiguration dont ne furent témoins que Pierre, Jacques et Jean, à laisser se manifester sa gloire divine sous son humanité (Ph 2,5-11). (Je souligne)

L’appel à l’humilité ne peut pas, à mon sens, passer par une compréhension qui voudrait faire du Christ terrestre (soumis donc aux contingences terrestres qui rendent tolérable son humilité aux yeux de certains ; cf. quelques exemples de ce qui le rendait « inférieur » dans le DEB, p.718) un Christ ne se prévalant pas de son droit. Car en Philippiens 2.3, Paul introduit son exemple par ces propos :

μηδὲν κατʹ ἐριθείαν μηδὲ κατὰ κενοδοξίαν ἀλλὰ τῇ ταπεινοφροσύνῃ ἀλλήλους ἡγούμενοι ὑπερέχοντας ἑαυτῶν

ne faites rien par ambition rivale ni vaine gloire, mais en toute modestie considérez les autres comme supérieurs à vous-mêmes.

Jésus n’aurait considéré Dieu supérieur à lui-même qu’en raison de sa condition humaine ? Peu humble !

Au contraire, si on admet que, dans sa condition glorieuse et céleste, il n’a pas cherché à usurper une position qui n’était pas la sienne, celle du Père, l’exhortation à l’humilité est plus pertinente et percutante : quelle que fût sa gloire au Ciel, Jésus n’a pas cherché plus, mais au contraire il s’est abaissé, il s’est mis au niveau des humains en revêtant leur condition misérable (cf. 2Co 8.9, ἐπτώχευσεν πλούσιος ὤν ; voir aussi Hb 5.8, 1.3). Nulle besoin d’élucubrations autour de la kénose. On ignore le détail (comment un être spirituel peut-il devenir charnel ?). Et on l’ignorera longtemps, voire toujours. Mais on sait l’essentiel : cet abaissement est l’acte volontaire de s’incarner. Rien sur la nature divine et sur la subséquente nature humaine. Tout ça part part du verbe κενόω : ne lui faisons pas dire ce qu’il ne dit pas, à force de digressions théologiques, philosophiques ou dogmatiques. En Philippiens 2.6, c’est un simple synonyme de ταπεινόω (Php 2.8) et de πτωχεύω (2Co 8.9).

Ainsi, une approche saine du concept de la « kénose » devrait s’appuyer avant tout sur le texte et sur ses parallèles immédiats, après avoir rigoureusement analysé non seulement le sens des mots, mais aussi et surtout la syntaxe. Faute de respecter la syntaxe, l’exégèse exagère. Et l’histoire de l’exégèse le démontre largement.