Dans le texte massorétique, un mot hébreu se compose de ses consonnes, de sa vocalisation (נקוד, nikud) et de sa cantillation (טעמים, te’amim, ou טעמי המקרא, te’amé’ hamikra). On appelle les Massorètes qui ont ponctué le texte les Naqdanim, i.e. les ponctuateurs (נקדנים). Les éditions courantes de la Biblia Hebraica Stuttgartensia sont généralement accompagnées d’un marque-page recensant les te’amim, la « Tabula Accentum » : elle ne sert pas qu’à marquer les pages… Je m’intéresse ici, précisément, à ces te’amim (système tibérien ; les systèmes babylonien et palestinien n’ont plus cours aujourd’hui), spécialement pour leur intérêt exégétique. Signalons d’emblée les deux classifications :
– système ordinaire (ou prosaïque) : c’est celui qui a cours dans la plupart des livres, dits les ’21’ (טעמים כ״א ספרים, te’amim kaph-’aleph sopherim),
– système poétique : et celui qu’on trouve dans les livres poétiques, dits « Vérité » (טעמים אמת, te’amim ’emeth, de א = איוב, Job, מ = משלי, Proverbes et ת = תהלים, Psaumes).
D’après la Tabula, il y a 27 accents dans le système ordinaire, et 21 dans le système poétique (cf. liste dans Joüon §15, pp.42-44 et Gesenius §15, pp.59-63). Dans les deux systèmes, on distingues les accents :
– disjonctifs (מלכים, ou « Rois ») : ils indiquent une rupture, une disjonction, une pause,
– conjonctifs (משרתים, ou « Serviteurs ») : inversement, ils indiquent une consécution, une connexion avec ce qui suit.
Ces accents ont une triple vocation (cf. Verheij 2007 : 12 et Kessler-Mesguich 2008 : 103-104) :
– syntaxique : ils indiquent quels groupes de mots forment des unités de sens (dans un ensemble encore plus grand, les פסוקים, les versets),
– musicale : ils constituent un encodage complexe permettant de réciter, de moduler, voire de chanter les versets,
– prosodique : ils permettent de repérer les accents toniques (cf. Verheij 2007 : 18-19, Joüon §15e, p.41 et §31).
Pour la traduction de la Bible, ces accents ne sont pas anodins. Bien sûr, ils reflètent la compréhension des Massorètes de Tibériade (VIIe – Xe s. ; cf. Kessler-Mesguich 2008 : 19, 101-105) et peuvent être discutés. Mais il serait hasardeux de les ignorer.
Comme la vocalisation, les accents s’appuient sur la tradition de lecture. On leur accordera le même crédit qu’à la vocalisation, et on leur appliquera les mêmes réserves. Dans la majorité des cas, l’accentuation se présente comme un guide fidèle vers une interprétation adéquate. Cependant, ici et là, les accents reflètent l’influence de la théologie ou de l’exégèse juive juive (p. ex., Lv 18,28 ; Dt 26,5). – Bauks et Nihan 2008 : 20.
Gesenius donne un exemple simple mais probant : בָּנוּ֫ banú (ton en dernière syllabe = ils construisirent), ou בָּ֫נוּ bánu (ton sur la première syllabe = en nous).
Dans certains versets, une analyse précise de l’accentuation permettra de repérer les pauses, et de traduire correctement, notamment au moyen de la ponctuation. Sophie Kessler-Mesguich cite l’exemple de 1 Rois 18.8 où les te’amim facilitent notoirement une saine traduction.
Consultons Bible Parser pour y voir plus clair …
1. Le premier mot, וַיֹּ֥אמֶר , contient l’accent conjonctif merkha (ou mereka) : il appelle par le sens le mot qui suit : לֹ֖ו . L’unité de sens est donc וַיֹּ֥אמֶר לֹ֖ו : « et il lui dit » (ou, avec le contexte : « et il répondit »).
2. Le deuxième mot לֹ֖ו lié au premier, est marqué d’un accent disjonctif tiphHa, qui marque une pause assez importante (merka et tiphHa sont souvent associés dans des groupes conjonctifs dits à forme suggestive).
On sait donc, après avoir lu les deux premiers mots, qu’il faudra traduire ces deux mots ensemble, puis marquer une pause. Comme un discours direct va être introduit, on pense évidemment à une pause de type deux points.
3. Le troisième mot אָ֑נִי peut surprendre. Il est en effet marqué d’un accent disjonctif bien connu, l’atnaH, à savoir la césure principale d’un verset qui le scinde en deux. Il faut donc traduire ce mot, qui veut dire « Je » ou « Moi » tout seul. Ainsi : « C’est moi ».
4. Le quatrième mot doit aussi être traduit tout seul, puisqu’il est affublé de l’accent disjonctif tevir : לֵ֛ךְ. Cet impératif devra donc être traduit en français par « Va » suivi d’une virgule : ‘Va, ‘
5. Le cinquième mot va avec le sixième puisqu’il est marqué de l’accent conjonctif merkha : אֱמֹ֥ר. Ainsi אֱמֹ֥ר va avec לַאדֹנֶ֖יךָ, qui lui porte un accent disjonctif. L’unité de sens à traduire est donc אֱמֹ֥ר לַאדֹנֶ֖יךָ, « Dis à ton maître (ou seigneur) ».
6. Sixième mot du verset לַאדֹנֶ֖יךָ va avec אֱמֹ֥ר qui le précède, et indique une pause car il est affublé de l’accent disjonctif tiphHa. Il y a de nouveau ici l’introduction d’un discours direct qu’il faudra rendre par exemple par les deux points et les guillemets.
7. Septième mot, הִנֵּ֥ה porte l’accent conjonctif merkHa. Vous voyez que les uns appellent les autres et qu’en connaître cinq ou six pour commencer dépanne déjà bien ! Ainsi הִנֵּ֥ה, « Voici », appelle par son sens le mot qui suit immédiatement : אֵלִיָּֽהוּ, « Élie ». Ainsi : « Voici Élie ! » avec pourquoi pas un point d’exclamation qui tient compte de l’énoncé dans son contexte.
8. Huitième et dernier mot, אֵלִיָּֽהוּ est appelé par le sens par le mot qui le précède mais porte l’indication d’une pause importante : le silluq. Ce silluq est placé sous la syllabe tonique du dernier mot du verset, et est immédiatement suivi par le sof passuq, ou fin de verset matérialisée par les deux points. Notez que les deux signes sont nécessaires pour matérialiser la fin du verset.
Ces remarques étant faites, nous proposons donc de traduire ces te’amim ainsi :
Il lui répondit : ‘C’est moi ; va, dis à ton maître : ‘Voici Élie !’‘
Vous remarquez que Bible Parser fait un peu le travail à votre place (y compris dans les livres poétiques) : mais je vous encourage à mémoriser ces signes, qui permettent une approche plus fine du texte.
Plus éloquent encore, cet exemple tiré d’Isaïe 40.3 met à mal une manière courante de traduire ce texte cité dans le Nouveau Testament (ex. Matthieu 3.3) :
L’auteur de l’article
Cantillation hébraïque de
Wikipédia (excellente introduction au demeurant) suggère que le
zaqef qatôn situé sur le mot קֹורֵ֔א étant disjonctif, il ne faut pas traduire par :
La voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin de l’Éternel, aplanissez dans le lieu stérile une route pour notre Dieu. (Darby)
mais plutôt par :
Quelqu’un crie – Dans le désert, frayez le chemin du SEIGNEUR ! Aplanissez une route pour notre Dieu dans la plaine aride ! (NBS)
D’ailleurs la NBS rend aussi bien le zaqef qatôn (par un tiret) de קֹורֵ֔א que le zaqef gadol de בַּמִּדְבָּ֕ר (matérialisé en français par une virgule).
Mais attention, ce type d’exercice a ses limites. Les auteurs ne citaient pas forcément le texte hébreu, mais plus souvent les Septante (cf.
précédent post) : d’ailleurs
Bible Parser vous le dit ! Pour tirer une quelconque conclusion exégétique, il faudra donc passer par le texte grec :
φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ Ἐτοιμάσατε τὴν ὁδὸν κυρίου εὐθείας ποιεῖτε τὰς τρίβους τοῦ θεοῦ ἡμῶν
Or la ponctuation du grec est souvent à la main de l’éditeur, sauf rare mention scribale. En l’occurrence Rahlfs met une majuscule à Ἐτοιμάσατε, ce qui irait plutôt en faveur de la lecture traditionnelle, mais n’indique pas de point en haut qui pourrait introduire le discours direct. Il est ainsi difficile de trancher.
Pour aller plus loin sur la
cantillation : reportez-vous aux grammaires. Parmi les monographies les plus accessibles :
Yeivin, Introduction to the Tiberian Masorah (ou
ici),
Kelley, The Madorah of Biblica Hebraica Stuttgartensia (ou
ici),
Jacobson, Chanting the Hebrew Bible,
Tov, Textual Criticism of the Hebrew Bible (2001 : 67, ou ici).
En ligne :
Wikipédia (et surtout l’art.
anglais),
Barrick,
Richter,
Macchi,
Lieutaud,
Baguelin (plutôt sur la prononciation, mais intéressant),
Haïk-Vantoura (et
ici),
Wheeler,
Amar.