2Jn 1:10,11 dans le Codex Vaticanus (IVe s.)
La très courte seconde épître de Jean contient quelques mises en garde contre les faux enseignements, notamment des hérésies qui prendraient le nom de docétisme et hérésie de Cérinthe (cf. Kuen 1996 : 350, Carson & Moo 2007 : 638-641, Le Fort in Cothenet et al. 1984 : 163-164), en écho assez étroit avec le propos de la première épître (1Jn 2:18-22, 1Jn 4:1). Ces recommandations s’adressent à la « Dame choisie et ses enfants » (v.1). L’identification de cette « Dame choisie » (ἐκλεκτῇ κυρίᾳ) fait débat : s’agissait-il d’une chrétienne en particulier, ou d’une communauté chrétienne ? A côté d’adresses directes (τῶν τέκνων σου v.4, ἐρωτῶ σε v.5, τὰ τέκνα τῆς ἀδελφῆς σου v.13), certaines exhortations à la deuxième personne du pluriel (μὴ λαμβάνετε, μὴ λέγετε v.10 ; ὑμῖν/ὑμᾶς, v.10 et 12) font penser à un propos destiné à une communauté entière plutôt qu’à une personne seule. Le dernier verset (Ασπάζεταί σε τὰ τέκνα τῆς ἀδελφῆς σου τῆς ἐκλεκτῆς, v.13), qui évoque une autre dame « élue », « sœur » de la destinataire, a ainsi tout l’air d’être la communauté chrétienne de Jean (cp. 1Pi 5:13), et le verset s’entend alors comme les salutations ordinaires d’une communauté à l’autre en fin d’épître. La symbolique employée pourrait s’expliquer par la volonté de rendre l’épître générique, et la diffuser d’une église à une autre sans retouche. Cependant aucun argument formulé jusqu’à présent n’a eu de valeur définitive : l’hypothèse d’une « Dame élue » – dans la maisonnée de laquelle se réunissait une communauté -, reste à envisager.
2Jn dans la version NBS
On s’intéressera ici à l’expression χαίρειν αὐτῷ μὴ λέγετε, v.10, répétée au v.11 sous la forme ὁ λέγων γὰρ αὐτῷ χαίρειν. Le verbe χαίρω (infinitif χαίρειν) signifie essentiellement « se réjouir, être joyeux » (ex. Bailly 2114, ML 2074, CL 379, MM 682). On trouve ce sens illustré dans de nombreux versets bibliques. Sous la plume johannique on relève par exemple : Jn 3:29, Jn 4:36, Jn 8:56, Jn 11:15, Jn 14:28, Jn 16:20, Jn 16:22, Jn 20:20, 2Jn 1:4 et 3Jn 1:3. Il existe cependant un second sens, assez rare dans le corpus biblique, mais très fréquent dans les papyri (où abonde la littérature épistolaire), mais aussi les inscriptions, à savoir : la formalisation d’une salutation, surtout en début de missive, qu’il faut traduire par « Salut ! » ou « Bonjour ! », ou encore « Salutations« . Le pendant pour prendre congés est alors, souvent (avec εὔχομαι sous-entendu ou non) : ἔρρωσθε, ἐρρῶσθαί σε/ὑμας (portez-vous bien/porte-toi bien, au sens de : au revoir ! adieu !– cf. Blumell & Wayment 2015 : 458-611) ; mais χαῖρε ou χαίρετε pouvaient aussi servir à cette même fin.
La Septante fournit de multiples exemples de ce type de salutation : Tob 5.10, 7.1, 1Ma 10.18,25, 11.30, 11.32, 12.6, 12.20, 13.36, 14.20, 15.2, 15.16, 2Ma 1.1,10, 9.19, 11.16,22,27,34, 3Ma 3.12, 7.1.
Illustrons-en une en 1 Maccabées 13.36 :
βασιλεὺς Δημήτριος Σιμωνι
ἀρχιερεῖ καὶ φίλῳ βασιλέων
καὶ πρεσβυτέροις καὶ ἔθνει Ιουδαίων
χαίρειν
Cette adresse est traduite ainsi dans la Bible de Jérusalem :
Le roi Démétrius à Simon,
grand prêtre, ami des rois,
aux anciens et à la nation des Juifs,
salut.
Si l’on revient à 2Jn 1:10, il faut comprendre l’expression χαίρειν αὐτῷ μὴ λέγετε ainsi : ne lui dites pas bonjour, ne le saluez pas. Et au verset suivant le segment ὁ λέγων γὰρ αὐτῷ χαίρειν doit s’entendre ainsi: en effet celui qui lui dit bonjour, ou : en effet celui qui le salue.
Ceci étant dit, qu’entend-on par « saluer » ou « dire bonjour » ?
Rien de plus que l’énonciation d’une salutation. En grec χαίρειν τινι λέγω (=χαιρετίζω, ἀσπάζομαι), dire bonjour à quelqu’un était souvent formalisé par χαῖρε, salut ! bonjour ! (personne seule) ou χαίρετε (groupe). Par exemple, en Mt 26:49, χαῖρε, ραββί se traduit ainsi : « Salut, rabbi ! » (autres exemples en Mt 27:29, Mr 15:18, Jn 19.3). Au pluriel, on trouve un exemple en Mt 28:9 καὶ ἰδοὺ Ιησοῦς ὑπήντησεν αὐταῖς λέγων· χαίρετε. et voici Jésus vint à leur rencontre, et dit : « Bonjour » ; autre exemple en Tob 7.1, où une variante entre le texte Vaticanus/Alexandrinus, et celui de Symmaque, prouve, si l’on en doutait, que χαίρειν τινι λέγω = χαιρετίζω : Σ καὶ εἶπεν αὐτοῖς Χαίρετε πολλά ; ΒΑ καὶ ἐχαιρέτισεν αὐτοὺς.
Les plus attentifs pourraient objecter que χαῖρε signifie aussi « réjouis-toi » et χαίρετε, « réjouissez-vous » (ex. Mt 5:12, 1Th 5:16…). En effet. Il faut cependant dépasser le sens « littéral » (χαρά, χαίρω = joie) qui peut conduire au contre-sens. Dans un contexte épistolaire ou oral, ou en présence d’une indication particulière (construction syntaxique particulière : χαίρειν τινι λέγω ; présence d’un vocatif, ex. ραββί ; rencontre d’un personnage ou d’un groupe, ex. ὑπαντάω ; adoption d’un schéma classique, le plus répandu étant ὁ δεῖνα τῷ δεῖνι χαίρειν, untel à untel, salutations ! cf. NDIEC 7 : 34-36, 8 : 127-128), c’est l’usage conventionnel qu’il faut retenir. Personne n’irait traduire littéralement l’expression rencontrée en 2Jn 1:12 στόμα πρὸς στόμα λαλῆσαι, par : parler bouche à bouche (à part les originaux que n’effraie pas l’idée de malmener la langue française). On préférera une tournure plus idiomatique, telle que « de vive voix« , ou « face à face« . De même χαίρειν doit s’analyser non pas au moyen de son soi-disant sens littéral ou étymologique « se réjouir » (cf. DELG 1240-1241), mais comme l’expression d’un simple salut. Cet usage stéréotypé dérivait d’un souhait que le récipiendaire de la missive, ou l’interlocuteur, fût effectivement dans la joie, mais sans que cette pensée ne soit nécessairement prégnante (comme nos bon-jour modernes).
Cela va même plus loin : en fait « se réjouir » ne constitue pas le sens littéral de χαίρειν. Ce vocable possède plusieurs sens (« se réjouir de qqch » + τινί, « prendre plaisir à » + dat./part., « salut » (à l’impératif), et même : « envoyer promener qqn » (χαίρειν ἐᾶν (ou λέγειν) τινα), cf. Fontanier 2012 : 719. Ce sont la construction syntaxique et le contexte (= l’usage effectif) qui dictent le sens à adopter : recourir à un supposé sens « littéral » est donc une pratique… dénuée de sens.
On trouve une convention analogue dans la littérature épistolaire hébraïque et araméenne. Le pendant de χαίρειν y est bien sûr שלם/שלום : le schéma est alors : à untel, salutations (אל פ׳ שלם) ou : (à) Untel, salutations (שלם/שלום פ׳), ou encore : à Untel, salutations (אל פ׳ שלמך, ou לך שלם, lit. à Untel paix-à-toi, i.e. salut), ex. Bodleian Aram. Inscr. 7, Padua 2, Hermopolis 1, etc (cf. Lindenberger 2003 : 25-40). Pas plus que les Grecs n’avaient forcément de joie à l’esprit avec le Χαῖρε, les Hébreux n’avaient la paix à l’esprit en utilisant שלום… non plus les Romains la bonne santé avec leur salut traditionnel, Salve.
L’usage conventionnel se détecte ainsi en présence d’un schéma précis ou d’un contexte spécifique. Illustrons ce point par un exemple tiré des Actes (Ac 15:23) :
γράψαντες διὰ χειρὸς αὐτῶν·
Οἱ ἀπόστολοι καὶ οἱ πρεσβύτεροι
ἀδελφοὶ τοῖς κατὰ τὴν Αντιόχειαν καὶ Συρίαν καὶ Κιλικίαν ἀδελφοῖς τοῖς ἐξ ἐθνῶν
χαίρειν.
La traduction NBS rend ce verset ainsi :
Ils les chargèrent de cette lettre :
Vos frères, les apôtres et les anciens,
aux frères non juifs qui sont à Antioche, en Syrie et en Cilicie,
bonjour !
Dans ce passage le contexte est clair : il est question d’une missive (γράψαντες) et le schéma ὁ δεῖνα τῷ δεῖνι χαίρειν est respecté : ὁ δεῖνα (Οἱ ἀπόστολοι…) τῷ δεῖνι (ἀδελφοὶ τοῖς…) χαίρειν. Cela ne saurait surprendre sous une plume comme celle de Luc, bien au fait des conventions littéraires de son temps, non plus que sous celle de Jacques (Jc 1:1), dont l’épître est rédigée dans un bon grec qui n’ignore pas les procédés stylistiques et rhétoriques de son temps (cf. Chaine 1927 : xci-cviii ; cf. p. cviii).
Ce qu’il faut en revanche souligner, c’est cette tendance de certaines bibles d’étude à vouloir « épuiser » le sens d’un terme, au-delà sans doute du raisonnable : en l’occurrence, la NBS en Ac 15:23 indique en note :
bonjour ! litt. se réjouir, salutation usuelle en grec ; cf. 23.26; Jc 1.1 ; 2Jn 10s; voir aussi Mt 26.49n
Est-il pertinent de rappeler ici un des sens de χαίρω, un sens absent ? Hors cas rares (jeux de mots, ambiguïté volontaire), il n’y a jamais qu’un seul sens pour un contexte particulier. « Exorciser » l’absence d’un des sens d’un vocable par l’adjonction d’une note, ce n’est donc pas rendre justice au sens du mot, c’est seulement introduire de la confusion. Cette pratique est réitérée dans le verset qui nous intéresse, à savoir 2Jn 1:10, où la note précise : « bonjour : litt. (de) se réjouir ; sur cette salutation courante en grec, voir Mt 26.49n« . Si ce type de salutation était courante en grec, c’est qu’il s’agissait d’une banalité ; il n’est donc pas utile d’introduire l’idée de joie, qui est totalement absente des salutations stéréotypées du quotidien. Même dans le cas d’expressions modernes plus élaborées comme : Comment ça va ?… il est rare qu’une réponse soit requise, tout simplement parce que le sens n’est pas « Ta santé est-elle bonne ? », mais : « Bonjour ».
C’est à cette même tendance que cédait la TMN dans son édition d’étude de 1995 en 2Jn 1:10. Le verset était traduit ainsi : « Si quelqu’un vient à vers vous et n’apporte pas cet enseignement, ne le recevez jamais chez vous et ne lui adressez pas non plus de salutation ». La note indiquait : » ‘de salutation’. Lit. ‘être en train de se réjouir’. » « Être en train de se réjouir » peut en effet convenir pour traduire un des sens de χαίρειν, pris isolément. Mais les mots ne sont jamais pris isolément (sauf au Scrabble et c’est ce qui les rend amusants), et cette indication sur le sens ‘littéral’ est tout bonnement inexacte : χαίρειν tout seul, dans ce contexte, signifie « salutations« , ou « salut« , et ce bien qu’il s’agisse d’un verbe à l’infinitif. Les raisons en sont qu’il ne s’agit pas de se réjouir d’un sujet particulier, mais de dire χαίρειν à quelqu’un (syntaxe + contexte), ce qui n’est pas : « Se réjouir », « Être en train de se réjouir », non plus que « Réjouis-toi », mais bel et bien « Salut », « Salutations ». Les notes de la NBS et de la TMN (note abandonnée à juste titre dans la dernière révision), ne sont donc pas nécessaires.
À décharge, il faut signaler l’opinion de Chaine sur ce passage. Dans sa traduction et son commentaire des Épîtres catholiques, Chaine traduit 2Jn 1.10-11 ainsi (1939 : 247-248) :
Si quelqu’un vient à vous et n’apporte pas cette doctrine, ne le recevez pas à la maison et ne lui dites pas de se réjouir. Celui qui dit de se réjouir communie, en effet, à ses œuvres mauvaises.
Il y a une subtilité, et il convient de l’entendre : même si χαίρειν λέγω (dire : ‘salut’) est une expression figée, il est toujours loisible de détourner le sens d’un mot pour lui donner une double signification. En 2Jn 1:10-11, il n’est pas impossible que Jean ait pu jouer sur le second sens de χαίρειν (comme il lui est déjà arrivé de jouer sur le sens de ἄνωθεν, cf. Jn 3:3). Le double sens pourrait alors être, surtout au verset 11, « dire bonjour » = « souhaiter la bienvenue ».
Ce qui fonde à le penser c’est à mon sens :
- l’ordre de la pensée : au v.10 « μὴ λαμβάνετε αὐτὸν εἰς οἰκίαν » (ne le recevez pas chez vous) précède une action semble-t-il plus anodine : καὶ χαίρειν αὐτῷ μὴ λέγετε (et ne lui dites pas bonjour). Il est assez étonnant qu’en termes d’emphase « recevoir qqn » précède le fait de « dire bonjour », à moins bien sûr que ce « bonjour » implique davantage (« réjouis-toi! » au sens de : « profite des biens que nous mettons à ta disposition par notre hospitalité », d’où l’idée de « souhaiter la bienvenue »).
- la répétition de l’injonction : au v.10 le sens figé et conventionnel vient naturellement à l’esprit ; mais un second emploi favorise le double-entendre. Manifestement, Jean explicite au v.11 ce que sous-entend, pour lui, le fait de « dire bonjour » : ὁ λέγων γὰρ αὐτῷ χαίρειν κοινωνεῖ… « en effet celui qui lui dit bonjour participe » (κοινωνέω, avoir part, participer, communier).
Il faut toutefois objecter à ces considérations, et à la traduction de Chaine, les points suivants :
- C’est χαῖρε qui signifie « réjouis-toi ! ». La construction utilisée par Jean n’implique qu’une simple salutation. Il n’est pas non plus question de se réjouir « avec », mais simplement de « dire χαίρειν », i.e. saluer. Il ne s’agit ainsi pas de prémunir du danger de dire « Réjouis-toi » à des hérétiques : cette hypothèse absurde n’est pas envisagée.
- En revanche comme l’exergue est placée sur le second membre de phrase (καὶ χαίρειν αὐτῷ μὴ λέγετε), on peut à bon droit considérer qu’il y a une certaine gradation ; celle-ci est d’ailleurs explicitée : dire bonjour impliquerait de « participer aux œuvres mauvaises ». Autrement dit « dire bonjour » n’est pas si anodin, et cela se comprend parfaitement dans le contexte : dire bonjour, c’était déjà recevoir et suppléer aux besoins d’une personne, car on accordait la plus haut importance au devoir d’hospitalité. Mais ce devoir d’hospitalité (« dire bonjour » puis « recevoir », autrement dit, « accueillir », voire « souhaiter la bienvenue »), représentait un danger : aussi Jean indiquait-il par-là qu’un banal « bonjour », c’était déjà le premier pas vers la communion (dont la première manifestation est bien sûr le gîte et le couvert : cf. Ac 16:34, Rm 11.9, 1Co 10.21).
Il ressort que le sens naturel de χαίρειν λέγω, « saluer » est parfaitement adapté au contexte. Il n’est pas utile de recourir à son autre sens « dire de se réjouir » car cela n’a pas de sens quand on accueille des hérétiques. Par contre il est possible, sans qu’on puisse en être sûr, qu’il y ait une double-signification, un petit écho au second sens de χαίρω. Cette possibilité est cependant discutable car le contexte n’évoque ni joie ni réjouissance, mais seulement un refus d’hospitalité, qui est entériné (gradation) par un refus de salutation.
En résumé
Dans les documents épistolaires, la formule untel à untel, salut ! constituait le schéma classique de salutation. Les exemples sont légion dans les papyri. On pourra pour s’en convaincre consulter l’excellent ouvrage Christian Oxyrhynchus de Blumell et Wayment, qui consacrent un copieux chapitre aux lettres chrétiennes des troisième aux quatrième siècles. Dans le NT, on rencontre un bel échantillon de cet usage épistolaire, dont trois instances de χαίρειν à l’infinitif, au sens de : « salut », « bonjour », « salutations » (Ac 15:23, Ac 23:26, Jc 1:1) en plus des deux mentions complémentaires rencontrées en 2Jn 1:10-11.
Ce contexte épistolaire n’était qu’une prolongation naturelle de l’usage oral. Pour se saluer, on utilisait volontiers les vocables χαῖρε, χαίρετε. En fonction du contexte, l’idée de joie pouvait être présente (χαῖρε : p.ê. Lc 1:28 ; χαίρειν, Rm 12:15) ou non (χαῖρε : Mt 26:49, Mt 27:29, Mr 15:18, Jn 19.3 ; χαίρειν : Ac 15:23, Ac 23:26, Jc 1:1).
Dans le cas de faux docteurs, d’apostats itinérants, la mise en garde visait à prémunir un danger réel. La tournure conditionnelle utilisée par Jean (εἴ + indicatif présent, v.10 εἴ τις ἔρχεται, si quelqu’un vient) est de l’ordre du réel : la condition supposée s’entend comme réalisée (cf. Wallace 2015 : 504). Elle montre que le danger étant réel et identifié, la précaution devait être drastique : ne pas recevoir certes, et jusqu’à refuser le salut. Cette mesure s’inscrit dans un ensemble d’autres mises en garde ou injonctions qui parsèment le NT (Rm 16:17, 1Co 5:11, 1Co 5:6, 1Co 5:9, 1Co 16:22, Ga 1:8, Gal 1:9, 2Th 3:6, 2Th 3:14, 2Ti 3:5, Tit 3:10). Elles ne constituent pas un enseignement facile à mettre en pratique, a fortiori lorsqu’il est question de s’aimer les uns les autres (2Jn 1:5, cf. Jn 13:34-35, Jn 15:12, 1Jn 3:14-18, 1Jn 3:23, 1Jn 4:20), et s’expliquent par le fait que les communautés avaient à faire à de nombreux prophètes itinérants, authentiques (3Jn 1:8) ou non (1Jn 4:3, 2Jn 1:7) dont il fallait « discerner les esprits » (1Jn 4:1). La Didachè fournit d’ailleurs à cet égard un petit vade-mecum assorti de consignes et garde-fous, pour écarter les charlatans (chapitres 11 et 12).
Assurément, être un défenseur de la « saine doctrine » est un exercice périlleux. La seconde épître de Jean identifie comme hérétiques ou apostats ceux qui ne confessent pas Jésus venu en chair (2Jn 1:7, οἱ μὴ ὁμολογοῦντες Ιησοῦν Χριστὸν ἐρχόμενον ἐν σαρκί), et qui « vont au-delà » (2Jn 1:10, Πᾶς ὁ προάγων), sans rester dans la doctrine du Christ (μὴ μένων ἐν τῇ διδαχῇ τοῦ Χριστοῦ, ibid.). Le témoignage de Jean s’articule autour d’un dépôt sacré, palpable, reçu dès le début, par les apôtres qui l’ont transmis inaltéré (1Jn 1:1-5, 1Jn 2:7, 1Jn 2:24, 1Jn 3:11, 2Jn 1:5, 2Jn 1:6). C’est à cette doctrine qu’il convient de se conformer, sans aller au-delà de ce qui a été reçu oralement, ou par écrit (1Co 4:6).
En matière d’exégèse, 2Jn 1:10-11 est un passage très intéressant : il propose, selon les a priori qu’on y importe, différents niveaux de lecture. Faut-il détecter une référence à la joie ? S’agirait-il de prémunir de se « réjouir avec » des hétérodoxes ? Non. Déceler une référence à la joie, c’est aller un peu vite en besogne. En premier lieu le texte ne fait pas mention de se réjouir avec. Le sujet plus vaste, et qui n’est pas implicite, c’est l’hospitalité : car la communion de gîte et de couvert (λαμβάνω εἰς οἰκίαν) est le prélude à la communion de l’esprit (κοινωνέω). En second lieu il est vrai que χαίρειν peut signifier « se réjouir », mais pas χαίρειν λέγω τινι (dire χαίρειν à qqn). L’expression signifie simplement dire salut à qqn, saluer. « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2Co 3:6). Certaines versions sont tentées, comme pour exorciser un sens possible qu’elles auraient choisi de ne pas retenir (j’ai évoqué cette propension difficilement blâmable, mais bancale, dans ce billet), d’indiquer le sens littéral en note, comme pour ajouter « un plus ». Mais ce plus est un moins.
Excursus : 2Jn 1:10 dans quatre interlinéaires
À titre de curiosité, je livre ici quatre traductions interlinéaires de 2Jn 1:10 pour rappeler le danger du recours « au littéral ». À tout seigneur, tout honneur, il faut commercer par le bon élève, à savoir la dernière version du Nouveau Testament interlinéaire grec-français parue en 2015 :
Le terme χαίρειν y est rendu par « salutations » et c’est exactement le sens qu’il prend ici. Le sens est littéral dans la mesure où dans une traduction on pourra alors le transposer, au sein de l’expression χαίρειν λέγω en : dire bonjour, ou bien : dire « salut ! » ou encore simplement saluer. On voit ainsi qu’un sens, même littéral, ne doit pas s’affranchir du contexte et de la construction dans lequel il paraît.
En seconde position, l’interlinéaire due à Carrez-Metzger-Galy (1993) rend le terme χαίρειν par « saluer ». Cela reste exact car, des sens « se réjouir » et « saluer » le sens approprié au contexte est retenu. Cependant cela me paraît moins pertinent que la version révisée dans la mesure où l’infinitif seul (et des exemples illustrant ce point surabondent dans les papyri) ne signifient pas « saluer » comme s’il s’agissait d’un infinitif, mais bel et bien « salutations », « salut ».
En troisième position, la version interlinéaire de la Complete Biblical Library (qui a bien d’autres qualités), est discutable, voire même inexacte, car elle fait totalement abstraction du contexte et de la construction.
En quatrième position, l’interlinéaire de l’Open Greek New Testament (projet libre et collaboratif, cf. ici ; disponible dans Bible Parser Web App) trahit une même tendance, imputable, peut-être, à une élaboration semi-automatisée, ou à une certaine idée de l’interlinéaire et du « sens littéral ».