P. Bodmer XXIV (détail du Psaume 35) ; Kasser 1967, pl. 17
Pour faire suite à une question qui m’a été posée récemment, j’apporte ici quelques précisions. Au vrai, la réponse se trouve déjà indiquée dans un tableau de mon post Ἰαώ, θεός, κύριος ? Le Nom dans la LXX « originale »…, ou encore dans mes ouvrages sur le nom divin dans le NT (2007 : 52-53) et le P52 (2012 : 24). Le sujet cependant ne cesse d’interroger. Voyons donc de plus près, en alliant synthèse à simplicité.
Mais pensons aux personnes pressées, et résumons en quelques mots la thèse soutenue : les nomina sacra apparaissent dans la Septante au IIe siècle de notre ère, dans les copies chrétiennes. Précédemment, c’est-à-dire avant l’apparition du christianisme, la Septante était un document juif et le procédé des nomina sacra n’existait pas. Le plus sacré des mots, le nom divin, était transcrit en hébreu au sein du texte grec (hébreu carré, paléo-hébreu), ou transcrit en grec (phonétisé Iaô). Il n’y avait pas de procédé particulier pour « Dieu », « Père », « Jérusalem », « fils » ni bien sûr « Jésus/Josué ». Au premier siècle et avec l’adoption de la Septante par les chrétiens (spécialement à des fins apologétiques), les Juifs se désintéressent de ce corpus et commandent des révisions (Aquila, Symmaque, Théodotion et d’autres). Ils cessent donc de le copier. Ainsi, ce sont les chrétiens qui copient désormais la Septante ; or ce qui interpelle d’emblée, c’est l’usage nouveau de considérer certains mots plus sacrés que d’autres : Seigneur, Dieu, Jésus, père, esprit, mère, Jérusalem, fils, croix. Pour dater l’apparition de ce phénomène, il suffit de recenser l’ensemble des témoins de la Septante et y examiner l’usage de ces « mots sacrés ».
La thèse que je soutiens ici n’est pas vraiment une thèse en soi : c’est un constat. Sa seule originalité est de soutenir que l’origine des nomina sacra est chrétienne, car certains spécialistes opinent pour une origine juive. Il est en effet difficile d’attribuer un manuscrit à une communauté, juive ou chrétienne, par l’examen de la seule écriture (cf. Epp, JBL 123/1, 2004 : 20)… Pire, le traitement du nom est lui-même un critère pour identifier ou non une communauté : on touche au raisonnement circulaire. Deux autres critères, non infaillibles bien sûr, sont le matériau utilisé (parchemin, papyrus) et la forme du document (rouleau, codex).
Partant de ce constat, on peut même aller plus loin, et lier l’émergence des nomina sacra à un phénomène de mimétisme : quand ils abordèrent les copies juives de la Septante, que ces copies fussent des révisions ou non, les chrétiens remarquèrent sans doute rapidement à quel niveau de sacralité le nom divin était élevé. Or, pour eux, le nom de Dieu n’était pas le seul sacré : celui de Jésus l’était aussi (puis Dieu, puis fils, puis croix, et ainsi de suite). Ils créèrent donc un système de sacralisation de leur crû : les nomina sacra. A mon sens, ce phénomène procède d’une tension entre imitation et rejet, qu’on peut dater vers 80 – 115 de notre ère (voir Fontaine 2012 : 23-28), qui a contribué à la création « d’une culture et de symboles propres ». Ainsi je souscrits à cette analyse du SDB XII, col. 664 :
(…) on peut estimer en conséquence que le système des nomina sacra a dû être créé en milieu sémitique et non à Alexandrie, vraisemblablement dans la communauté chrétienne de Jérusalem, et qu’il n’a pu être si universellement répandu que par son adoption rapide à Alexandrie. Ce système, qui dans sa forme primaire abrège des termes essentiellement chrétiens, tels que Jésus, Christ, Croix, Père, Esprit, peut être considéré comme une profession de foi.
Dans ce qui suit je propose de fournir les éléments bibliographiques nécessaires à l’étude de ce sujet : liste des témoins de la Septante, et liste des manuscrits les plus pertinents.
1. Les témoins du texte de la Septante
Obtenir une liste complète des témoins du texte de la Septante n’est pas une tâche aisée. Je vous recommande en premier lieu de consulter les ouvrages bibliographiques spécialisés :
– Dogniez, Bibliographie de la Septante 1970-1993 (Brill, 1995), p.87 ss
– Jellicoe et al., A Classified Bibliography of the Septuagint (Brill, 1976), p.68 ss
Cela a le mérite de l’exhaustivité, au moins jusqu’à la date de publication de l’ouvrage ou à peu près, mais à moins de vouloir balayer tout ce qui a été publié, on peut se sentir un peu perdu. A cet effet, les dictionnaires et encyclopédies de référence peuvent fournir de précieuses synthèses, en particulier IDBSup 807-815, ABD 5 : 1102-1104, et Wikipedia, « Septuagint manuscripts ». On peut aussi consulter avec profit les manuels d’introduction à la Septante, qui souvent contiennent des rubriques consacrés aux témoins du texte, ainsi Swete-Ottley 1968 : 122-170 ou Jobes-Silva 2000 : 57-68, mais cela se révèle souvent insuffisant. De même, les ouvrages d’introduction à la papyrologie ou à la paléographie peuvent en recenser un certain nombre, voire fournir des planches ou des listes fort utiles (Metzger 1991 : 59ss, Devreesse 1954, spécialement Montevecchi 1991 : 296-323). Plus délicat, mais non moins intéressant, les apparats critiques ou les éditions même du texte contiennent de précieuses listes, ainsi Wewers, Holmes-Parsons, Brooke-McLean-Thackeray, Göttingen LXX, etc.
Enfin, on peut se reporter à des catalogues papyrologiques – qui sont sans doute ce qui se fait de mieux en la matière : le plus connu est celui de J. van Haelst, Catalogue des papyrus littéraires juifs et chrétiens (Paris, 1976 ; quelques références disponibles sur un site de la Sorbonne). Mais il est difficile d’accès. Heureusement, son contenu est disponible en ligne dans la Leuven Database of Ancient Books (hormis les références postérieures au IXe s.). De surcroît, l’excellent article « Septante » dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible, tome XII, col. 536-691 (1996), met à jour ce catalogue. La section « noms divins » (col. 661-664) liste d’ailleurs les diverses méthodes de rendre le tétragramme (hébreu carré, paléo-hébreu, transcription phonétique, etc.).
On se reportera également à la riche collection de la BnF (spécialement au fonds Coislin par Devreesse).
Pour ceux qui souhaiteraient obtenir une liste commode, celle de Hurtado – extraite de son ouvrage Earliest artifacts (2006 : 209-229) – est excellente : Hurtado, Christian Literary Texts in Manuscripts of Second & Third Centuries. Tout aussi utile est la suivante : Papyri from the Rise of Christianity in Egypt. Pour ce type de références, reportez-vous à la rubrique Liens de ce blog.
2. D’un procédé scribal à un autre
Dans nos manuscrits de la Septante, le correspondant habituel du tétragramme YHWH est κύριος. Au témoignage d’Origène (In Ps. II, 2 ; PG, XII, col. 1103) et de saint Jérôme (Prologus galeatus), les mss juifs de la Septante transcrivaient le tétragramme en caractères hébreux. Aujourd’hui les fragments de mss présentant cette particularité sont connus, d’origine juive. Dès lors, on pourrait croire avec P. Kahle (The Cairo Geniza, Oxford 1959/2, p.224) que l’introduction de κύριος pour écrire (à distinguer de lire ou de prononcer) le tétragramme est d’origine chrétienne. Exacte ou non, cette conclusion est à distinguer de l’usage juif hellénistique de désigner Dieu par le nom de κύριος, usage très probablement antérieur à l’ère chrétienne et certain chez Philon (…). Il n’y a pas de doute que κύριος ait été une forme lue, prononcée et écrite dans des textes non bibliques, en somme le Qeré grec du tétragramme, en Égypte. Dans l’état actuel de notre documentation, il est tentant de considérer la transcription du tétragramme en caractères hébreux comme origine dans la Septante. Déjà R. Hanhart (…) avait émis des réserves sur une telle conclusion. Puis P.W. Skehan (…) montra que κύριος devait être originale chez les Prophètes (donc au IIe s. av. J.-C.), mais non pour le Pentateuque plus ancien. Finalement A. Pietersma (…) a montré que κύριος pouvait bien être l’usage primitif, non seulement le Qeré, mais le Ketib grec ; la substitution du tétragramme en hébreu serait le résultat d’une révision sur l’hébreu.
Cet extrait du SDB XII, col. 661-662 résume bien les enjeux. J’ai montré précédemment que les arguments de Pietersma étaient pour le moins discutables. On pourrait sans doute faire de même avec ceux de Hanhart ou Skehan. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’être catégorique. Ce qui est certain, c’est que les documents en notre possession incitent à penser qu’il y a deux phases : la première, avec le nom en hébreu ; la seconde, avec κύριος. Cependant, il n’est pas impossible que κύριος soit effectivement la forme originale car 1) les traducteurs alexandrins étaient passablement hellénisés, et 2) certaines de leurs pratiques (cf. Exode 3.14, Lévitique 24.16) autant que des considérations historiques attestent d’une certaine réserve vis-à-vis du Nom. Le fait que la caractéristique principale des révisions intéressent le nom divin est aussi un indice permettant de localiser ce qui a pu motiver les réviseurs (entre autres, l’adoption généralisée de Seigneur ?). On ne peut donc exclure l’hypothèse en question, même si aucun manuscrit trouvé à ce jour ne la soutient.
Car il est facile de constater, quand on se donne la peine de consulter les manuscrits de la Septante, qu’aucun manuscrit antérieur au IIe s. ne comporte de nomina sacra. La liste qui suit se veut complète pour les témoins antérieurs à cette date (cette liste sera prochainement finalisée). A partir du IIe s. les nomina sacra se généralisent et il n’est plus pertinent de lister l’ensemble des témoins. Jusqu’au Ve/VIe s. – voire IXe s. – cependant, des curiosités peuvent apparaître (cf. Fontaine 2007 : 50-54, Vasileiadis 2013 : 52-53).
J’ai marqué d’un « – » les témoins pour lesquels je n’ai pas la certitude d’une présence des nomina sacra ; cependant les deux cas figurent au IIe s. ou après : il est donc quasi certain que le procédé existait.
Période |
Désignation |
Nomina sacra |
Commentaire |
-II/-I |
8ḤevXIIgr |
Non |
tétragramme en paléo-hébreu |
-II/-I |
7Q1 |
Non |
|
-II/-I |
7Q2 |
Non |
|
-I |
4Q120 |
Non |
ΙΑΩ |
-I |
P. Fouad 266a |
Non |
θεος en entier |
-I |
P. Fouad 266c |
Non |
θεος en entier |
-I |
1QpHab |
Non |
tétragramme en paléo-hébreu ; commentaire d’Habaquq |
-I |
4Q127 |
Non |
Paraphrase d’Exode ? |
-I |
4Q126 |
Non |
Apparamment, ΚΥΡΙΟ(Σ) en entier |
-Ι/Ι |
4Q119 |
Non |
|
-I/I |
4Q121 |
Non |
|
-I/I |
P. Fouad 266b |
Non |
tétragramme par une seconde main |
I |
P. Oxy. L 3522 |
Non |
tétragramme en paléo-hébreu |
I/II |
P. Oxy. LXV 4443 |
Non |
θεος, σωτηριαν, ανθρωπος en entier |
II |
P. Oxy. IV 656 |
Oui |
Espace comblé par ΚΥ, par une seconde main, dans un espace prévu pour 4 lettres. D’autres noms sacrés ne sont pas abrégés : θεος, πατρος, et peut-être κυριε |
II |
P. Chest. Beatty V |
Oui |
|
II |
P. Ant. 1.7 |
Oui |
|
II |
P. Baden 4.56 |
Oui |
|
II |
P. Bodl. 5 |
– |
θεος, ανθρωπος en entier |
II/III |
PSI 8.921v |
Oui |
|
II/III |
Schøyen 2648 |
Oui |
|
II/III |
Schøyen 2649 |
Oui |
|
II/III |
P. Chest. Beatty VI |
Oui |
|
II/III |
P. Deissmann |
Oui |
|
II/III |
P. Yale 1 |
– |
le chiffre 318 est abrégé TIH contrairement à l’usage juif ; codex vraisemblablement chrétien qui contenait des nomina sacra |
III |
P. Oxy. L 1007 |
Oui |
double yod pour le tétragramme ; θς abrégé, mais non ανθρωπος |
III |
P. Oxy. VIII 1075 |
Oui |
Espace de 3 à 4 lettres comblé par ΚΥ, par une seconde main |
III |
P. Berlin inv. 17212 |
Oui |
|
III |
P. Berlin inv. 17213 |
– |
Un espace plus large est prévu pour le nom divin (ou ΚΥΡΙΟΣ écrit entièrement ?), mais est resté vide |
Tableau en PDF. Comme on le voit, aucun des témoins antérieurs au IIe siècle ne comportent de nomina sacra. C’est un indice fort pour leur invention chrétienne, au cours du Ier s.. Leur analyse dépasse le cadre de ce post. Reportez-vous à Fontaine 2012 (et bibliographie). Une excellente présentation des manuscrits (datation, format, écriture, particularités touchant notamment le tétragramme) se trouve dans R.A. Kraft, « The ‘Textual Mechanics’ of Early Jewish LXX/OG papyri and fragments », in McKendrick et O’Sullivan éd., The Bible As Book – The Transmission of the Greek Text (Oak Knoll Press, 2003), pp.51-72. Voir en ligne la page de Robert Kraft, Files and Information on Early Jewish and Early Christian Copies of Greek Jewish Scriptures. Voir aussi Paap, Nomina Sacra in the Greek Papyri of the first five centuries (Brill, 1959) : 6-7.