Que l’on pense aux frères et sœurs charnels de Jésus, ou à ceux qui aujourd’hui se qualifient de « frères du Christ » dans un sens plus ou moins symbolique, force est de constater que la parenté de Jésus est un sujet qui fait débat. Pour les catholiques, Marie étant restée vierge perpétuellement, Jésus ne saurait avoir de frères :
Marie, la mère de Jésus, est restée toujours vierge ; ceux qu’on appelle les « frères du Seigneur » ne sont pas nés de Marie. Ce point est, pour tout catholique, un dogme de foi ; c’est la conclusion à laquelle le conduit l’Ecriture, éclairée par la Tradition – SDB 4 : 984
1) La parenté du Christ
Seulement, d’après certains textes, il semble bien que Jésus avait des frères et sœurs, et l’on connaît même quelques noms (Mat 13:55, Mar 6:13 ; Mat 12:46-50, Mar 3:31-35, Luk 8:19-21 ; Joh 2:12 ; Act 1:14 ; 1Co 9:5 ; Gal 1:18-19). On apprend par Luc que Jésus est le « premier-né » de Marie (πρωτότοκον, Luk 2:7), ce qui peut suggérer qu’il y a eu d’autres naissances (position qui a connu un ardent défenseur en la personne de Helvidius au IVe s.). On sait aussi que Joseph s’abstint de relations sexuelles avec Marie jusqu’à ce (ἕως) qu’elle donne naissance à Jésus (Mat 1:24-25), ce qui, là encore, implique un changement subséquent. Mais les arguments contraires ne sont pas sans poids. Pourquoi, en effet, Jésus confie-t-il sa mère à un disciples, et non à ses frères et sœurs (Joh 19:25-26) ? Il est loisible d’expliquer diversement ce point, mais en toute sincérité les hypothèses avancées sont-elles satisfaisantes (cf. ZEB 1 : 682) ? On avance également que Jésus était appelé « fils de Marie » (Mar 6:3), ce qui s’entend mieux du fils unique d’une veuve. Le terme même « frère » (ἀδελφός, hébreu אָח) pouvait, semble-t-il, désigner des demi-frères, des cousins, des neveux, des parents, voire des compatriotes (cf. Gen 19:6, 37:15, 13:8, Lev 10:4, cf. SDB 4 : 986, ABD 1 : 782-783, 3 : 819-821 ; WiKi, EP). Il n’est d’ailleurs pas certain que πρωτότοκος implique des puînés (en ce sens, on cite souvent une inscription juive d’une femme morte en couches, par suite de l’enfantement de son πρωτοτόκου τέκνου, « fils premier-né » ; ibid.). On fait également valoir que les frères et sœurs de Jésus ne crurent pas en lui de son vivant (Joh 7:3-5 ; Act 1:14), par jalousie du succès du plus jeune d’entre eux (cf. GDB : 624). Enfin, les récits de l’enfance (Matthieu et Luc) présentent Jésus seul.
Si l’on regarde la vaste littérature apocryphe, jugée généralement d’un intérêt historique quasi nul (cf. ZEB 1: 683), la confusion augmente. Dans l’Évangile des Hébreux (c. 100 AD), une légende vraisemblablement fondée sur 1Co 15:7 fait état de Jésus ressuscité apparaissant à son frère Jacques (d’ailleurs présenté comme un apôtre présent au moment de la Cène). Dans le document le plus important de la tradition, le Protévangile de Jacques (c. 150 AD ; ex. 9.2, 17:1, 19.1-20.3), Jacques est un homme âgé qui a déjà eu des enfants : les « frères » de Jésus seraient alors issus d’une union antérieure (cf. NTAp 1 : 448). Vers la même époque, l’Évangile de Pierre (c. 150 AD) fait de Joseph le père de quatre fils et deux filles d’un précédent mariage. Ce point est repris dans l’Évangile de l’enfance selon Thomas (190 AD – aussi appelé Évangile de Thomas l’Israélite) quand on apprend incidemment que Jacques serait plus âgé que Jésus (cf. EvTh. Is. 16.1). Cette légende est appuyée également dans l’Histoire de Joseph le charpentier (c. 400 AD ; cf. 1.2, 12-15, 20), l’Évangile du Pseudo-Matthieu (c. 750-850 AD ; cf. 8.4), l’Évangile arabe de l’enfance ou encore l’Évangile de la nativité de Marie. Les Pères de l’Église ne participent pas moins à cette confusion, ainsi Jérôme (les « frères » étaient des cousins), Épiphane (les « frères » étaient issus d’un mariage précédent ; Panarion 78.8.1; 78.9.6, Ancoratus 60.1), Eusèbe de Césarée (Jésus avait des frères ; HE 3.11.1, 1.12.4-5, 2.1.2,5, 2.23.1,4,20,22, 3.7.8-9; 3.19.1-3.20.1;, 3.32.5, 4.5.1-4) exposent des vues plus ou moins incompatibles. On peut d’ailleurs souligner qu’Eusèbe parle toujours de Jacques comme du frère (adelphos) du Seigneur (HE 2.23.1 et al.) tandis qu’il qualifie son cousin Symeon d’anepsios. (cf. NIDB 3 : 294 ; voir Act 23:16, Col 4:10).
Si l’on aborde la question sous l’angle archéologique, le témoignage le plus important est bien évidemment l’ossuaire de Jacques, qui porte la mention araméenne Ya‘aqob bar Yoseph akhouy diYeshou‘a, « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus » (voir André Lemaire, L’ossuaire de Jacques, frère de Jésus ; Shanks et Ben Witherington III, Le frère de Jésus, BAS, 2003), et qui n’est pas sans rappeler la mention par Flavius Josèphe de ce même Jacques (cf. AJ 20.200 : καὶ παραγαγὼν εἰς αὐτὸ τὸν ἀδελφὸν Ἰησοῦ τοῦ λεγομένου Χριστοῦ Ἰάκωβος ὂνομα αὐτῷ).
2) Une autre parenté ?
L’expression « frères du Christ » peut s’entendre différemment. On sait que les disciples du Christ, les chrétiens, sont appelés ses esclaves. Ainsi, Jacques, Jude, Paul, Timothée, ou encore Pierre se qualifient explicitement d’esclaves du Christ, δοῦλοι Χριστοῦ (Jam 1:1, 2Pe 1:1, Jud 1:1, Php 1:1). Et l’on peut en trouver d’autres encore : Tychique, Épaphras (Col 4:7, 12), tout homme libre venu à Christ (1Co 7:22)…
Jésus est donc pour son disciple un maître et un Seigneur (Php 2:9-11). Se pourrait-il que des humains puissent l’appeler « frère » ?
Pas à proprement parler.
Car s’il est un titre qui caractérise le Fils, c’est bien sa qualité de monogène (μονογενής, cf. Joh 1:14, 18, 3:16, 18, 1Jo 4:9). Jésus est Fils unique (unique-engendré ou unique en son genre). Il est seul à avoir été engendré de Dieu (ὁ γεννηθεὶς ἐκ τοῦ θεοῦ, 1Jo 5:18 ; τὸν γεγεννημένον ἐξ αὐτοῦ, 1Jo 5:1). Il est bien évident qu’aucun humain, même engendré de l’esprit, ne peut prétendre à une telle filiation (cf. Jn 1:1, 18, 20:28). En effet, après être « né de Dieu » (1Jo 5:1), un chrétien n’est fils de Dieu et cohéritier du Christ (Rom 8:17) que par adoption (Rom 8:15, 23, Gal 4:5, Eph 1:5). Cette filiation adoptive – notion sublime, mais étonnante quand on y réfléchit – trouve ses prémices dans l’Ancien Testament (ex. Hos 11:1), et se développe dans la littérature intertestamentaire (Jubilés 1.25, Testament de Juda 24.3-4). Cette filiation appelée de leurs vœux par les Anciens devint donc réalité grâce au Christ.
Cependant il n’est pas anodin que par une modestie avisée, les propres frères du Christ ne se soient pas qualifiés « frères », mais plutôt « esclaves. » C’est un exemple qui devrait faire réfléchir.
Qui sont donc les frères du Christ ? Jésus l’a dit lui-même. Et l’on retiendra tout particulièrement qu’il ne s’est pas cantonné à la notion de « frère ». Il aussi parlé de « mère » et de « sœur ». Il pensait donc à une famille élargie, spirituelle, et adoptive nonobstant les divisions charnelles et claniques :
Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? Et étendant sa main vers ses disciples, il dit: Voici ma mère et mes frères ; car quiconque fera la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. (Matthieu 12.48-50)