Le verset d’Isaïe 63.9 est plus difficile à comprendre et à interpréter qu’il n’y paraît de premier abord. Comparons quelques versions courantes, à partir du v.8 :
8 Il avait dit : « Ils sont certes mon peuple, / des fils qui ne tromperont pas ». / Et il fut pour eux un sauveur / dans toutes leurs angoisses. /9 Ce n’est pas un messager ni un ange, / C’est lui-même qui les sauva ; / dans son amour et dans sa compassion, / c’est lui qui les racheta. / Il les porta tous les jours du passé. – Pléiade
8 Il avait dit : Vraiment ils sont mon peuple, / ce sont des fils qui ne mentent pas ! / Et il a été pour eux un sauveur. / 9 Dans toutes leurs détresses – qui étaient pour lui une détresse – / le messager qui est devant lui et les a sauvés ; / dans son amour et sa magnanimité, / il a lui-même assuré leur rédemption, / il les a soutenus et portés, / tous les jours d’autrefois. – Nouvelle Bible Segond
8 Car il a dit : Certes, c’est mon peuple, / des enfants qui ne vont pas me tromper ; / et il fut pour eux un sauveur. / 9 Dans toutes leurs angoisses, / ce n’est pas un messager ou un ange, / c’est sa face qui les a sauvés. / Dans son amour et sa pitié, c’est lui qui les a rachetés, / il s’est chargé d’eux et les a portés / tous les jours du passé – Bible de Jérusalem
8 il dit : ils sont vraiment mon peuple / des fils ne peuvent trahir – / et pour eux il fut un sauveur / 9 dans toutes leurs détresses / plus de détresse, un messager / sa face les a libérés / dans son amour et sa tendresse / il les a rachetés / soulevés / portés tous les jours d’autrefois – Bible Bayard
Tantôt c’est Dieu lui-même qui sauve (Pléiade, Bible de Jérusalem), tantôt c’est un ange (Nouvelle Bible Segond), tantôt encore c’est ambigu (Bible Bayard).
Voici le texte de la BHS :
וַיֹּאמֶר אַךְ־עַמִּי הֵמָּה בָּנִים לֹא יְשַׁקֵּרוּ וַיְהִי לָהֶם לְמֹושִׁיעַ׃
בְּכָל־צָרָתָם [כ= לֹא] [ק= לֹו] צָר וּמַלְאַךְ פָּנָיו הֹושִׁיעָם בְּאַהֲבָתֹו וּבְחֶמְלָתֹו הוּא גְאָלָם וַיְנַטְּלֵם וַיְנַשְּׂאֵם כָּל־יְמֵי עֹולָם׃
La partie qui nous intéresse particulièrement, et si l’on met de côté les accents massorétiques, est la suivante : לא צר ומלאך פניו.
Il y a plusieurs manières d’aborder cette proposition (cf. HOTTP 4 : 158-159), car deux mots font difficulté : לא (les Massorètes proposent de le lire plutôt לו), et צר qu’on peut vocaliser de deux manières : צָר (tsar, affliction, angoisse) ou (tsir, messager, ambassadeur).
1. Lecture selon ce qui est écrit (כ, ketib) : לא צָר ומלאך פניו : il ne s’affligeait pas, et l’ange de sa face…
2. Lecture selon ce qu’il faut lire (ק, qere) : לו צָר ומלאך פניו : pour lui, c’était une affliction, et l’ange de sa face…
3. Lecture selon ce qui est écrit (כ, ketib) : לא צִר ומלאך פניו : ce n’était pas un messager ni l’ange de sa face… ou : ce n’était ni un messager, ni un ange, [mais] sa Face…
La première possibilité peut étonner : Dieu qui était leur sauveur (v.8) ne s’inquiétait-il pas de la situation de son peuple ? Tout le contexte faisant allusion à la sortie d’Égypte (cf. 63.11), on pense naturellement à la sympathie divine telle qu’exprimée par exemple en Exode 2.23-25, 3.7-9. C’est pourtant la leçon retenue par la Vulgate : non est tribulatus et angelus faciei eius salvavit eos.
La deuxième possibilité vient d’un postulat des Massorètes (cf. Pléiade, p.220 n9) : comme ils comprenaient צר en le vocalisant צָר, la négation לא posait forcément un problème puisqu’elle conduisait à un étonnant il ne s’affligeait pas… Ils ont donc proposé d’inverser le sens, en remplaçant un aleph par un wav (לו). Quelques manuscrits attestent cette lecture.
La dernière possibilité, plus naturelle puisqu’elle se conforme à ce qui est écrit sans rien postuler, est celle qui semble avoir été lue par les traducteurs de la LXX : οὐ πρέσβυς οὐδὲ ἄγγελος ἀλλʹ αὐτὸς κύριος ἔσωσεν αὐτοὺς, ce n’est ni un messager, ni un ange, mais Seigneur lui-même qui les a sauvés. Ma première réaction fut d’imputer cette leçon de la LXX à la propension bien connue des traducteurs alexandrins à atténuer les anthropomorphismes de leur texte source (et ce faisant parfois, gloser). Je le pense toujours, sans toutefois être affirmatif : il se peut bien que leur Vorlage ait été différente. On trouve la même leçon dans la Vetus Latina (éd. Sabatier) : non legatus, neque angelus ; sed ipse salvavit eos. On remarque simplement que la Vetus Latina ne traduit pas κύριος.
Cette dernière possibilité est assez séduisante, mais elle pose deux problèmes, l’un linguistique, l’autre théologique :
– le premier, c’est qu’elle rend פניו, « -de sa face » par ἀλλʹ αὐτὸς κύριος, « mais Seigneur lui-même ». C’est possible, mais c’est une amplification interprétative assez sensible… Elle ne tient pas vraiment compte de l’état construit de פָּנֶה qu’on associerait plus volontiers à וּמַלְאַךְ et oblige à traduire פניו per se, ce qui me paraît peu naturel,
– en fait, lors des théophanies, ce n’est pas Dieu qui se manifeste lui-même, mais toujours un ange – ce qui n’empêche pas Dieu de dire « c’est moi » (comparer Exode 14.19 et Exode 33.14-15 ; voir aussi Genèse 22.11-17, 24.7, 40, 48.16, Exode 23.20-21, 33.2, 34, Malachie 3.1 ; Genèse 12.1, Exode 33.14, Deutéronome 4.37). C’est ainsi qu’on peut comprendre « ange de sa face », moins comme « le messager qui est devant lui » (NBS, et similaire dans bien des versions françaises), que comme son parfait représentant, « ange de [m]a face » = « [m]a présence tutélaire » (Bible du Rabbinat), ou mieux « Mon Représentant ». En fait, un certain nombre de passages imputent à Jéhovah ce que son Ange réalise – ce qui illustre non pas une facilité de langage, mais une mentalité antique faisant d’un ambassadeur (ici, l’Ange de Jéhovah, dans lequel Jéhovah a mis son Nom, cf.Exode 23.20-21), la personne même qui l’envoyait (voyez attentivement les sujets différents et qui finissent par se confondre dans les passages suivants : Exode 3.2-6 / Actes 7.30, 38 ; Juges 13.9, 19-22 ; Genèse 18.1-5,13). Ainsi, envoyé = envoyeur.
Qui serait alors ce « Parfait Représentant » (comparer Exode 23.20-21 / Matthieu 11.10) ?
On lit à ce sujet dans la Bible Annotée :
L’ange de sa face. Allusion à Exode 33.14, où Dieu dit à Moïse (qui lui demande quel est celui qu’il enverra avec Israël) : Ma face ira. L’être ainsi désigné est celui qui apparaissait aux patriarches sous le nom d’Ange de l’Éternel. C’est l’agent suprême des interventions divines dans l’Ancien Testament, l’être dans lequel Dieu se rend visible aux créatures et qu’il caractérise en disant : Mon nom (la révélation de mon être) est en lui (Exode 23.21).
Sur ce fameux Ange de Jéhovah, voyez l’intéressant appendice annexé à Genèse 21 de cette même Bible Annotée. Voyez aussi la monographie de M. Barker, The Great Angel: A Study of Israel’s Second God (cf. p. 217), dont j’essaierai de rendre compte dès que possible. Voyez aussi Zēlîgman, The Septuagint Version of Isaiah: A Discussion of Its Problems, p.62, von Heijne, The Messenger of the Lord in Early Jewish Interpretations of Genesis, p.107, Baer, When We All Go Home: Translation and Theology in LXX Isaiah 56-66, p. 129 et Seeligmann, The Septuagint Version of Isaiah and Cognate Studies, p.63.