ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν.
depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des cieux est soumis à la violence et les violents le saisissent par la force.
Matthieu 11.12 est un verset délicat à interpréter. Les commentateurs ont généralement compris le verset de deux manières différentes : 1) de vigoureux efforts sont nécessaires pour « saisir » le Royaume, ou 2) le Royaume est violenté par ses adversaires.
1. Considérations linguistiques
Les trois termes qui posent problème sont βιάζεται, βιασταὶ, ἁρπάζουσιν.
βιάζεται : c’est l’indicatif présent passif (ou moyen déponent ?), 3e personne du singulier, du verbe βιάζομαι (transitif ou intransitif ?). En grec classique, il signifie
user de violence,
soumettre par la force,
violenter (Bailly : 358), et au passif :
souffrir une violence,
être violenté,
être durement accablé,
être contraint (
M.L. : 307,
LSJ : 314,
EDNT 1:216-217,
DELG 1:174-175 s.v. βία,
TDNT 1:609-614).
MM : 109-110 pensent que l’usage des papyri n’éclaire pas beaucoup le sens de ce verbe (bien que leurs exemples appuient l’idée de violence), mais une étude plus récente et plus minutieuse des témoignages manuscrits d’époque à peu près contemporaine (spécialement 54-60 AD) confirme le sens incontournable de
violence, particulièrement dans des contextes où il est question de s’emparer de quelque chose qu’on ne possède pas (
NDIEC 6:98, voir aussi l’excellente analyse de
Spicq : 294-299, tant pour Matthieu 11.12 que Luc 16.16). Les auteurs de l’analyse soulignent à juste titre le caractère « paratactique » (qui saute aux yeux d’ailleurs) de Matthieu 11.12 : βιάζομαι est explicité et développé par βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν. Les deux emplois de βιάζομαι dans le NT (Matthieu 11.12, Luc 16.16) n’éclairent pas le sens d’une façon assurée, car ils figurent dans des contextes différents (quoique le contexte plus clair de Luc 16.16 soit invoqué pour appuyer l’interprétation 1, ce ne sont pas des « parallèles réels », cf.
Spicq : 294). Les 16 instances dans la Septante concernent surtout
la force, la contrainte, la violence.
On trouve deux instances intéressantes dans le corpus des Pères apostoliques (Épître à Diognète, c. 140-200 AD) :
Épître à Diognète 7.4 : ὡς πείθων οὐ βιαζόμενος βία γὰρ οὐ πρόσεστι τῷ θεῷ [le Fils a été envoyé pour sauver les hommes] par la persuasion, non par la violence ; en effet il n’y a pas de violence en Dieu
Épître à Diognète 10.5 : οὐ γὰρ τὸ καταδυναστεύειν τῶν πλησίον οὐδὲ τὸ πλέον ἔχειν βούλεσθαι τῶν ἀσθενεστέρων οὐδὲ τὸ πλουτεῖν καὶ βιάζεσθαι τοὺς ὑποδεεστέρους εὐδαιμονεῖν ἐστιν οὐδὲ ἐν τούτοις δύναταί τις μιμήσασθαι θεόν, Tyranniser son prochain, vouloir l’emporter sur les plus faibles, être riche, user de violence à l’égard des inférieurs, là n’est pas le bonheur et ce n’est pas ainsi qu’on peut imiter Dieu… (Hemmer et al.)
Dans les écrits apocryphes chrétiens, on trouve également une mention intéressante dans l’
Évangile de Thomas l’Israélite 10.2 :
θορύβου δὲ γενομένου καὶ συνδρομῆς, ἔδραμε καὶ τὸ παιδίον ιησους ἐκεῖ. καὶ βιασάμενος διῆλθν τὸν ὂχλον, καὶ ἐκράτησεν τοῦ νεανίσκου τὸν πεπληγότα πόδαν… Comme il se produisait du tumulte et un rassemblement, l’enfant Jésus accourut aussi, et se faisant faire place, il traversa la foule et saisit le pied blessé du jeune homme… (Hemmer/Michel, BP/BLR : eti 10:2). Ici l’idée de force s’impose : Jésus fend la foule, se fraye un passage. En effet, le Jésus des apocryphes n’est pas toujours un modèle de douceur…
βιασταὶ: ce terme, nominatif masculin pluriel de βιαστής (cf. les termes apparentés βία, βιάζω, βίαιος, παραβιάζομαι) est paradoxalement moins controversé bien qu’il soit extrêmement rare : il désigne une
personne violente(cf.
TDNT 1:613,
LN 20.11,
BDAG : 176, Bailly : 358). Dans le NT, il ne figure qu’en Matthieu 11.12, mais on ne le rencontre pas dans la LXX, les Pères apostoliques, ni les évangiles apocryphes.
ἁρπάζουσιν : c’est l’indicatif présent actif, 3e personne du pluriel du verbe ἁρπάζω,
saisir par la force, s’emparer vivement, cf.
Fontaine 2010 : 128-137.
L’impression nette qui se dégage de l’analyse sémantique, c’est que Jésus déclare que le royaume subit une violence (βιάζομαι) par des violents (βιαστής) qui veulent le soustraire aux disciples en le saisissant violemment (ἁρπάζω).
2. Considérations contextuelles
Tel que le texte nous est parvenu en grec, on pense premièrement à l’hypothèse 2 : ce que confirme le fait que 1) Jean Baptiste dont il est question dans le contexte (11.2), a ouvert la voie, est un grand prophète, et même l’Elie annoncé, mais qu’il se trouve en prison, et finira décapité, 2) Jésus même qui prononce ces paroles aura bien des adversaires, scribes et pharisiens, en travers de son chemin, et finira crucifié.
On en trouve d’autres échos en Matthieu :
– sur les thèmes des « voleurs » : Matthieu 7.15 (cf. 10.16) : Méfiez-vous des prétendus prophètes ! Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au-dedans ce sont des loups voraces (λύκοι ἅρπαγες) ; voir aussi Jean 10.10.
– sur le thème de l’accès au Royaume : Matthieu 23.13 (cf. 24.11) : Malheur à vous, spécialistes de la loi et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez aux hommes l’accès au royaume des cieux ; vous n’y entrez pas vous-mêmes et vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient
– sur la violence faite au Royaume, cf. la parabole de Jésus en Matthieu 21.38.
A contrario, la voie d’excellence proposée par Jésus suppose de ses disciples une certaine violence, non pas contre le Royaume, mais en sa faveur :
– le passage parallèle de Luc (16.16) suppose sans aucun doute cette interprétation : Ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται μέχρι Ἰωάννου ἀπὸ τότε ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ εὐαγγελίζεται καὶ πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται. La loi et les prophètes ont subsisté jusqu’à Jean; depuis lors, la bonne nouvelle du royaume de Dieu est annoncée et chacun cherche avec force à y entrer (S21). Contrairement à Matthieu 11.12, le verset le présente pas de paradoxes lexicaux. Il n’est pas question de violents, mais de πᾶς (quiconque). Il n’est pas question d’un Royaume qui est violenté, mais εὐαγγελίζεται (annoncé). Cette réduction des paradoxes permet une interprétation assez naturelle : l’accès au Royaume suppose une démarche active, énergique. A cette époque, la communauté de Qumran s’activait d’ailleurs, en quelque sorte, en ce sens (cf. 4Q418, 4Q424, 4Q299).
– On sait que les foules souhaitaient parfois se saisir de Jésus pour le faire roi (cf. Jean 6.15 ἁρπάζειν αὐτὸν ἳνα ποιήσωσιν βασιλέα, le saisir de force pour le faire roi) que certains disciples étaient zélotes (Luc 6.15), ou que des personnages comme Theudas (Actes 5.36) ou un certain Égyptien (Actes 21.38) entendaient établir le Royaume d’Israël temporellement, avec usage de la force.
Dans l’enseignement de Jésus d’ailleurs, les parallèles à Luc 16.16 ne manquent pas. Ainsi le disciple ne doit pas hésiter à s’arracher un membre pour entrer dans le royaume (Matthieu 5.29-30), haïr ce qui l’éloigne de son but (Matthieu 6.24), même sa famille (Matthieu 10.37) et prendre sur soi sa croix (Matthieu 10.38).
Le christianisme suppose donc une certaine violence au confort mondain…
Conclusion
Assurément, Jésus invite ses disciples à entrer par la « porte étroite » du Royaume (Matthieu 7.13, Luc 13.24), à se renier eux-mêmes (Marc 8.34), à chercher à le connaître lui et son Père (Jean 17.3, 25, 8.19, 1 Jean 4.6, 5.20) et à en faire une priorité dans leur vie (Matthieu 6.33). Cela implique une réelle violence à l’inertie ambiante. Malgré ces points incontestables, je ne pense que cette idée soit présente en Matthieu 11.12 : il est plus question des adversaires de Jésus (et de Jean Baptiste) qui bloquent l’accès des brebis à l’enclos (Jean 10.16).
Une autre hypothèse (audacieuse et astucieuse) a été proposée par
Bivin et Blizzard, sur la base d’un parallèle à
Michée 2.13 en relation avec son interprétation rabbinique. Il serait fastidieux d’en résumer le propos, mais l’hypothèse vaut d’être examinée sérieusement (cf.
Kuen 2002 : 123-124).