En grec classique, τρώγω signifie manger (en parlant des animaux), brouter, ronger, et pour un humain manger (qqch de cru), croquer, avaler (cf. Magnien-Lacroix : 1902, Bailly : 1972). Ce qui est curieux, c’est que Jean n’utilise jamais le verbe ἐσθίω (manger, prendre de la nourriture) mais toujours τρώγω (il connaît néanmoins φάγω) : cf. Jean 6.54, 56, 57, 58, et ce, même quand il fait une citation directe des Écritures où figure ἐσθίω, 13.18 (Psaume 40.10).
Faut-il y voir une nuance particulière ?
Certains soulignent que le verbe, qui veut dire mâcher, croquer, est employé pour appuyer un « extrême réalisme » (Pirot-Clamer ; voir aussi R. Brown in Anchor Bible vol. 29 p.283) visant à « couper court à toute échappatoire vers le sens symbolique » (Lagrange). Ainsi, Delebecque va jusqu’à traduire ainsi Jean 6.54a : « Celui qui mâche ma chair et qui boit mon sang (…) » (Évangile de Jean, Gabalda, Paris, 1987, p.85). Il précise en note (p.163) : « mâche : τρώγειν plus fort que φαγεῖν (…). Il exprime l’acte volontaire permettant d’assimiler un objet qui devient ainsi partie intégrante du corps humain. – Le présent du participe marque plutôt l’habitude que la continuité ».
D’autres estiment que ce verbe est employé pour insister sur un « processus lent » (Pigeon, Dictionnaire du Nouveau Testament, p.341). On fait aussi remarquer que les répétitions de Jésus ont clairement une visée anti-docétique (BAGD) et que l’expression ὁ τρώγων μου τὴν σάρκα de Jean 6.54 peut être rapprochée du Psaume 40.10 (LXX) : ὁ ἐσθίων ἄρτους μου (G.R. Beasley-Murray, Word Biblical Commentary, vol. 36, p.95 ; Haenchen, A Commentary on the Gospel of John, Chapters 1–6, p.295). Dans ce cas, on peut considérer τρώγω et ἐσθίω comme des synonymes.
D’autres encore ajoutent que τρώγω est plus familier (popular substitution for ἐσθίειν, BDF §101 s.v. ἐσθίειν). A l’appui de cette assertion, qui nous paraît fondée – mais c’est de l’intuition – on pourrait citer le seul autre passage du NT où figure τρώγω : ὡς γὰρ ἦσαν ἐν ταῖς ἡμέραις [ἐκείναις] ταῖς πρὸ τοῦ κατακλυσμοῦ τρώγοντες καὶ πίνοντες γαμοῦντες καὶ γαμίζοντες ἄχρι ἧς ἡμέρας εἰσῆλθεν Νῶε εἰς τὴν κιβωτόν (Matthieu 24.38). Dans ce contexte, τρώγοντες c’est pratiquement s’empiffrer, bâfrer.
En somme, il y a sans doute du vrai dans toutes ces suppositions. Mais reprenons le verbe dans son contexte plus large, Jean 6.48-58 :
48 Ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος τῆς ζωῆς.
49 οἱ πατέρες ὑμῶν ἔφαγον ἐν τῇ ἐρήμῳ τὸ μάννα καὶ ἀπέθανον·
50 οὗτός ἐστιν ὁ ἄρτος ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβαίνων, ἳνα τις ἐξ αὐτοῦ φάγῃ καὶ μὴ ἀποθάνῃ.
51 ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος ὁ ζῶν ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβάς· ἐάν τις φάγῃ ἐκ τούτου τοῦ ἄρτου ζήσει εἰς τὸν αἰῶνα, καὶ ὁ ἄρτος δὲ ὃν ἐγὼ δώσω ἡ σάρξ μού ἐστιν ὑπὲρ τῆς τοῦ κόσμου ζωῆς.
52 Ἐμάχοντο οὖν πρὸς ἀλλήλους οἱ Ἰουδαῖοι λέγοντες· πῶς δύναται οὗτος ἡμῖν δοῦναι τὴν σάρκα [αὐτοῦ] φαγεῖν;
53 εἶπεν οὖν αὐτοῖς ὁ Ἰησοῦς· ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἐὰν μὴ φάγητε τὴν σάρκα τοῦ υἱοῦ τοῦ ἀνθρώπου καὶ πίητε αὐτοῦ τὸ αἷμα, οὐκ ἔχετε ζωὴν ἐν ἑαυτοῖς.
54 ὁ τρώγων μου τὴν σάρκα καὶ πίνων μου τὸ αἷμα ἔχει ζωὴν αἰώνιον, κἀγὼ ἀναστήσω αὐτὸν τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ.
55 ἡ γὰρ σάρξ μου ἀληθής ἐστιν βρῶσις, καὶ τὸ αἷμά μου ἀληθής ἐστιν πόσις.
56 ὁ τρώγων μου τὴν σάρκα καὶ πίνων μου τὸ αἷμα ἐν ἐμοὶ μένει κἀγὼ ἐν αὐτῷ.
57 καθὼς ἀπέστειλέν με ὁ ζῶν πατὴρ κἀγὼ ζῶ διὰ τὸν πατέρα, καὶ ὁ τρώγων με κἀκεῖνος ζήσει διʹ ἐμέ.
58 οὗτός ἐστιν ὁ ἄρτος ὁ ἐξ οὐρανοῦ καταβάς, οὐ καθὼς ἔφαγον οἱ πατέρες καὶ ἀπέθανον· ὁ τρώγων τοῦτον τὸν ἄρτον ζήσει εἰς τὸν αἰῶνα.
On remarque que Jésus emploie aussi bien φάγω que τρώγω. Mais tandis qu’il évoque les ancêtres qui ont mangé (φάγω), pour s’alimenter de mets ordinaires, il emploie τρώγω uniquement pour signifier la prise de l’aliment par excellence, le pain de vie, qui le thème central de son discours. Cet emploi est fait à chaque fois avec l’article + le participe présent : pour moi, cela est signe d’une implication, d’une activité raisonnée qui n’est plus celle de l’alimentation, et qui rappelle les πᾶς ὁ πιστεύων, πᾶς ὁ ποιῶν, πᾶς ὁ θεωρῶν si caractéristiques de Jean. Ce n’est pas que ὁ φαγὼν serait impossible, mais il n’y aurait alors plus le contraste avec les ancêtres qui ont mangé (φάγω/ἐσθίω) de la manne et qui sont morts. Et puis cela ressemblerait sans doute plus à de l’alimentation. On trouve cette même idée d’implication personnelle, voire de parcimonie, dans le Pasteur d’Hermas (Similitude V 7.3). Mais cette analyse ne tient guère avec le passage de Jean 13.18, où manger le pain (dans le contexte de la citation) renvoie à l’idiotisme hébreu pour être un familier.
Il faut donc creuser plus avant, et dans cette perspective on trouve chez Origène (Commentarium in evangelium Matthaei, XI, 14, 114) des remarques assez révélatrices :
Πολλὰ δ’ ἂν καὶ περὶ αὐτοῦ λέγοιτο
τοῦ λόγου, ὃς γέγονε «σὰρξ» καὶ «ἀληθινὴ βρῶσις»,
ἥντινα ὁ φαγὼν πάντως «ζήσεται εἰς τὸν αἰῶνα»,
οὐδενὸς δυναμένου φαύλου ἐσθίειν αὐτήν· εἰ γὰρ οἷόν τε ἦν
ἔτι φαῦλον μένοντα ἐσθίειν τὸν γενόμενον σάρκα λόγον,
ὄντα καὶ ἄρτον ζῶντα, οὐκ ἂν ἐγέγραπτο ὅτι «πᾶς ὁ
φαγὼν τὸν ἄρτον τοῦτον ζήσεται εἰς τὸν αἰῶνα».
Citant sans doute de mémoire, et déformant aussi quelque peu le passage (il ajoute πᾶς), Origène montre que pour lui τρώγω = ἐσθίω = φάγω puisqu’il substitue τρώγω par ἐσθίω ou φάγω. Idem dans ses Selecta in Psalmos, XII, 1628, 7.
On ne peut donc exclure que τρώγω ait le sens affaibli de ἐσθίω ou φάγω, comme le suggèrent de nombreux lexiques (LSJ : 1832, MM : 644, TDNT VIII : 236, etc.).
Pour aller plus loin : C. Spicq, “ΤΡΩΓΕΙΝ: Est-il synonyme de ΦΑΓΕΙΝ et d’ΕΣΘΙΕΙΝ dans le NT ?” NTS 26 (1979 / 80) 414–19