26/05/2019

La souris truquée (Broad & Wade, 1987)

Beaucoup de scientifiques admettent que la science n’est autre qu’un système organisé de croyances. C’est paradoxal quand on sait que la science cherche au contraire à se substituer à la croyance pour établir des faits vérifiables. Sont qualifiés de faits les théories permettant d’expliquer (ou de prévoir) des observations. En matière de théorie scientifique, plusieurs garde-fous permettent de brider l’imagination des chercheurs, et notamment : 1. le contrôle des pairs dans l’attribution des subventions de recherche, 2. le contrôle des pairs avant toute publication (système de referee), et 3. le caractère reproductible des allégations.

Les esprits chagrin remarqueront que ce triple système de contrôle est susceptible de bien des déviances : 1. quand les sujets de recherche sont imposés, la recherche est tout simplement bridée ; si les sujets de recherche sont déterminés par des contingences financières et court-termistes, avec prolifération d’indicateurs et impératifs de « production », nul doute que la qualité de la recherche s’en ressent, avec un cadre pousse-au-crime (maquillage voire invention des résultats attendus) des plus tentants. On imagine les dangers induits par ce genre de déviances (médecine, génétique, pédagogie…), et ce n’est pas tout car 2. le contrôle des pairs à la publication peut être parasité par des conflits d’intérêt de toutes sortes (hyper-concurrence, jalousie, malveillance pure et simple, ou pire, immobilisme face aux idées nouvelles, voire arguments erronés, mais de bonne foi). Enfin, 3. le reproductibilité des expériences scientifiques est gage de leur sérieux ; mais souvent les expérimentations effectuées sont extrêmement techniques, longues et coûteuses, et l’on voit mal des chercheurs, qui ne lisent qu’un pourcentage infinitésimal de la littérature scientifique de leur domaine (tant elle est devenue gargantuesque), tenter de reproduire l’expérience du petit collègue, tout occupés qu’ils sont à leur propre recherche. Ce n’est pas un reproche. Reproduire une expérience n’a que peu d’intérêt (économique, scientifique), sauf dans les cas d’importance cruciale ou si l’on soupçonne une irrégularité. Mais cela n’est vrai qu’à la condition que la production scientifique soit très sérieuse dans son ensemble, et que donc, l’expérience décrite soit vraisemblablement exacte. Ainsi, la pratique consiste moins à reproduire l’expérience qu’à s’assurer de l’autorité dont elle est issue.

C’est ici que l’on touche au fond du problème.

Si l’on extrapole la devise de ce blog (Πάντα δὲ δοκιμάζετε, τὸ καλὸν κατέχετε) à tous les domaines, on se trouve bien tôt dans le plus grand embarras. Il n’est pas possible de « tout examiner » avec discernement, la science est trop vaste, et trop complexe ! Il faut alors accepter de s’en remettre à des spécialistes. Mais comme tout un chacun, ces spécialistes sont faillibles. Alors que faire ? Asséner une opinion, que rien ne fonde ; tenter de percer les arcanes d’un sujet, mieux que d’autres ; hausser les épaules et sombrer dans le cynisme ou l’indifférence ? A vrai dire, les options sont limitées. Je m’intéresse ici, une nouvelle fois (après un compte-rendu du savoureux ouvrage de Harpoutian, qu’on peut critiquer çà et là, mais qui rend compte d’un phénomène bien réel) à la fraude scientifique (et à « l’essoufflement » de la recherche) parce qu’elle est symptomatique de deux vices bien humains, qu’on pourrait résumer en deux mots : μαμωνᾶς (l’argent) et κενοδοξιά (la vaine gloire). Bien comprendre les mécanismes de la fraude permet, je pense, d’aiguiser son esprit critique, ce qui est une nécessité vitale dans notre siècle.

La fraude, nous en sommes convaincus, offre une autre voie pour comprendre la science. La médecine, après tout, a déduit énormément de connaissances utiles sur le fonctionnement normal du corps humain à partir de sa pathologie. En étudiant la science à travers ses aspects pathologiques plutôt qu’en recourant à quelconque critère établi d’avance, il est plus facile d’en percevoir le fonctionnement tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être.

Broad & Wade, La souris truquée, Seuil 1987, p.8

Vital ? Que ce soit les médicaments que nous ingurgitons, les aliments que nous mettons dans notre assiette, le secteur où nous habitons, le prédicateur que nous écoutons, il y a dans les gestes du quotidien une multitude de choix ou de non-choix qui ne sont pas si anodins. Certains sont pris délibérément, d’autres par nécessité. En arrière-plan, même si cela est de moins en moins vrai, une petite voix nous dit : les autorités doivent faire le nécessaire… En matière de santé publique, les autorités sanitaires doivent faire le nécessaire : vivre à côté d’un incinérateur, d’un site pétro-chimique ou d’enfouissement, d’un quai maritime bien fréquenté, ingurgiter tel médicament, tel aliment autorisé, ne doit donc pas être si grave…

Vous l’aurez compris : l’autorité est le fond du problème. Cette autorité est-elle fondée par le diplôme, le rang social, les mérites, la contrainte ? Pour examiner l’innocuité d’une autorité, surtout si elle prétend se fonder sur le rationnel, rien ne vaut d’exercer sa rationalité. Je propose donc, dans ce billet, et peut-être quelques autres, de faire un compte-rendu de divers ouvrages consacrés à la fraude scientifique, déviance particulièrement utile pour exercer à distinguer, parmi toutes les formes d’autorité, ce qui est rationnel, et ce qui ne l’est pas.

Il faut assurément commencer les investigations par l’ouvrage Betrayers of the Truth, « traduit » en français par La souris truquée – Enquête sur la fraude scientifique. Cet ouvrage des journalistes W. Broad et N. Wade donne la couleur dès le départ : il s’agit de démasquer les trahisons à la « vérité » dans la chapelle de la science. Certes un peu ancien (1982, traduit en 1987), cet ouvrage est utile tant pour l’égrènement des cas effarants que pour ses précieuses réflexions sur la structure de la science.

En préface, les auteurs partent d’un constat simple : dans les sociétés occidentales, la science est considérée « comme l’arbitre ultime de la vérité » (p.7). Cependant le doute s’immisce quand surgissent de grands scandales dans lesquels des données ont manifestement été truquées. Affaire d’un individu isolé à l' »esprit dérangé », ou symptôme d’un mal plus profond ? La science n’a-t-elle pas une défense immunitaire ad hoc pour les déviants, à savoir son système d’auto-contrôle si prisé et si promu, qui chacun le sait, est très efficace (diplôme/subventions/referee) ? Les deux auteurs font état d’une certaine déconvenue, qui les mènent à douter de l' »idéologie classique ».

La science ne devrait alors pas être considérée comme la gardienne de la rationalité devant la société, mais simplement comme une forme majeure de son expression culturelle. (p.9)

C’est en somme la conclusion à laquelle l’enquête mène, et qui constitue une charge assez rude.

  1. Un idéal défiguré

On pourrait croire que la communauté scientifique est particulièrement prédisposée à détecter en son sein la déviance, tant le doute, le contrôle, la rigueur méthodologique, sont érigés en principes salutaires. Cependant ces principes fondent un dogme, et une fois établi, ce dogme se fossilise et est peu enclin à se remettre en question. Dans ce premier chapitre, Broad et Wade montrent à quel point l’idée même que la fraude puisse exister a longtemps été marginalisée. Trop rare, et confrontée à un mécanisme de contrôle trop efficace, la fraude ne pouvait être qu’un « faux problème » (p.11). Un cas précis est rappelé, où l’on voit un représentant de la communauté scientifique, agacé et passablement agressif, assurer au Congrès américain que le sujet est rare, très exagéré, et de suggérer que de s’en inquiéter serait même déplacé. Circulez. En filigrane, les auditions de la commission du Congrès seraient… « présomptueuses » (cf. p.12). Mais le Congrès a compris qu’un peu de levain ferait fermenter toute la masse… S’il s’avérait que la fraude soit réelle, c’est la crédibilité même de tout un système qui pourrait être mise à mal. Une illustration notoire ne tarde pas à confirmer les craintes : le scientifique John Long (chercheur en médecine à Harvard) admet avoir purement et simplement inventé les résultats de l’une de ses expériences (cf. p.13 et p.261).

En moins d’une heure, la sous-commission sombra des hauteurs olympiennes du faux problème dans les abîmes du parjure potentiel (cf. p.13).

D’autres cas de fraudes graves sont révélés, au « cœur même de l’establishment biomédical américain : la Harvard Medical School » : un jeune chercheur, J. R. Darsee, reconnaît avoir truqué une expérience ; deux autres expériences seront jugées très suspectes (cf. p.14 sq et p.259). Son mentor et chef Eugene Braunwald (un cardiologue réputé) n’a rien vu, et a cosigné bon nombre d’articles avec le faussaire. Cette pratique de la cosignature est une déviance (admise) telle qu’elle mérite un traitement à part entière, sur laquelle je reviendrai. En tout état de cause, les collègues de Darsee, surpris de voir ce chercheur produire un nombre fulgurant de publications en si peu de temps (une centaine d’articles en deux ans), le surveillent et découvrent la supercherie. Sidérés par cette pratique qui n’est pas sensée exister, les responsables démettent le faussaire de ses fonctions à Harvard, mais l’autorisent à poursuivre ses recherches en laboratoire. L’affaire est dissimulée, et l’on ne prend même pas la peine d’informer les scientifiques susceptibles de s’appuyer sur ses travaux (p.14-15)… Mais quelques mois plus tard, bis repetita. Les résultats de Darsee posent à nouveau problème. En l’occurrence, l’intéressé menait plusieurs projets en parallèle dans le secteur de la santé, dont l’un à plus de 700 000 dollars (cf. p.15), et une expérience paraissait « avoir été manipulée ». C’était loin d’être anodin. Après environ deux ans, l’institution réagit et 82 articles sont rétractés (non documenté dans l’ouvrage de Broad et Wade paru peu avant le dénouement, cf.
https://en.wikipedia.org/wiki/John_Darsee). Le mentor est réprimandé pour avoir créé un contexte délétère de « production » sans supervision réelle.

Ce cas permet aux auteurs des réflexions d’ensemble que nous avons évoquées. Comment expliquer l’inertie (relative) des institutions en pareils cas ? Comment comprendre le dogmatisme de certains scientifiques, qui « éprouvent une telle confiance qu’ils choisissent parfois de s’y rallier en dépit des évidences contraires les plus fortes » ? (tel Philip Handler devant le Congrès américain, cf.p.16). Pour le comprendre les journalistes avancent trois points qui caractérisent l’idéologie scientifique contemporaine (p.18) : 1. La structure cognitive de la science (l’accumulation de faits identiques permet d’élaborer des théories capables d’en rendre compte régulièrement), 2. La vérifiabilité des énoncés scientifiques (le système de referee permet de juger d’un travail au regard particulièrement de sa nouveauté, de sa rigueur méthodologique, et de l’honnêteté de sa bibliographie; gare donc aux oublis !), 3. Le contrôle des pairs (l’attribution du financement exerce un contrôle irrépressible).

Comme on s’en doute, cette « idéologie » ne « représente qu’imparfaitement les mécanismes de la science » (ibid). En effet on se concentre sur le processus en oubliant le facteur humain, non moins essentiel : ambitions, passions, égarements, moments de grâce, concurrence féroce, caractérisent bel et bien la recherche moderne. Et de cela, motus.

Quand ils endossent leurs blouses blanches à l’entrée de leurs laboratoires, ils ne se défont pas pour autant des passions, des ambitions et des défauts qui habitent les hommes engagés dans d’autres professions. La science moderne est une carrière, dont les étapes sont constituées par les articles publiés dans la littérature scientifique. Pour réussir, un chercheur doit publier le maximum d’articles, obtenir des subventions gouvernementales, développer un laboratoire (…). Non seulement la science contemporaine est soumise à des pressions de type carriériste, mais qui plus est, le système récompense aussi bien l’apparence du succès qu’une réalisation originale. Les universités peuvent attribuer des postes au seul vu de la quantité d’articles publiés par un chercheur, indépendamment de leur qualité. Un directeur de laboratoire, pour lequel travaillent des jeunes scientifiques talentueux, se verra récompensé pour leurs travaux comme s’ils étaient les siens propres. Sans être très répandus, ces détournements de paternité sont suffisamment fréquents pour favoriser une indéniable forme de cynisme. » (p.19)

Depuis 1982 (date de la parution anglaise) de Betrayers of Truth, la situation a évolué positivement dans certains cas, et s’est aggravée dans d’autres : une longue liste de publications peut désormais susciter la méfiance auprès de certains décideurs ; mais la vaine quête de gloire est plus que jamais d’actualité, tout comme les abus de paternité ; pire, la recherche scientifique est devenue une industrie de production de savoir, comme n’importe quelle autre industrie (sur ce point et ses implications, je reviendrai à l’occasion d’un compte-rendu de l’ouvrage de Laurent Ségelat, La science à bout de souffle).

2. Les supercheries à travers l’histoire

Dans ce chapitre, les auteurs reviennent sur quelques figures connues de la science, qui ne sont pas toutes au-dessus de tout soupçon : parmi celles-ci, Ptolémée (qui aurait plagié un astronome grec), Galilée (dont on doute qu’il ait réalisé toutes les expériences qu’il décrit), Newton (qui usa d’un facteur correctif pour faire taire ses contradicteurs), Dalton (qui publia des résultats trop élégants pour être vrais), Mendel (résultats « améliorés »), ou encore Millikan (idem), cf. p.23-24.

Ici une précision cruciale s’impose : il ne s’agit pas de ternir l’image de ces scientifiques, ni de remettre en question l’ensemble de leurs résultats. D’éminents scientifiques peuvent, à un moment de leur carrière, avoir été tenté d’améliorer, consciemment ou non, les résultats d’expériences (sans parler des aléas dans la mesure). Un résultat peut avoir été imaginé, théorisé… puis mesuré à l’aune de la théorie. C’est ce que Broad et Wade nomment l’illusion. Un scientifique peut simplement avoir vu ce qu’il voulait voir (cf.p.93 et ch. 6). Ces erreurs, non délibérées, posent cependant « à l’égard des mécanismes de contrôle interne de la science, les mêmes questions que les erreurs commises délibérément » (p.20).

Pour le cas de Galilée par exemple, il faut mettre à son compte, évidemment, la libération de l’emprise d’Aristote et la promotion de l’expérimentation. Mais a-t-il bien réalisé toutes ses expériences ? Celle de la chute des corps (mesurée par une bille de cuivre descendant le long d’une rainure creusée dans une longue planche) interroge…

(…) au cours d’ « expériences répétées près de cent fois », Galilée trouva les temps concordant avec sa loi, « sans différences appréciables ». Toutefois, selon l’historien I. Bernard Cohen, la conclusion de Galilée, « montre seulement avec quelle force il s’était forgé une opinion préalable, car les conditions grossières de son expérience ne pouvaient lui fournir une loi exacte. De fait, les écarts étaient si grands que l’un de ses contemporains, le Père Mersenne, ne put reproduire les résultats décrits par Galilée et alla jusqu’à douter qu’il eût jamais réalisé cette expérience ». Selon toute vraisemblance, Galilée s’appuyait bien moins sur son habileté d’expérimentateur que sur ses talents admirables de propagandiste. Galilée aimait effectuer des « expériences par la pensée », dont l’issue était imaginée et non point observée. Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, où Galilée décrit le mouvement d’une balle lancée du haut du mât d’un navire en mouvement, l’aristotélicien Simplicio lui demande s’il n’a jamais réalisé lui-même cette expérience. Et Galilée de répondre : « Non, je n’y ai d’ailleurs aucune nécessité, puisque sans recourir à l’expérience je puis affirmer qu’il en est ainsi, parce qu’il ne peut en être autrement ».

Le maquillage des données, conscient ou non, est bel et bien une fraude, qui peut d’ailleurs procéder d’une intuition géniale, et exacte… Ce fut donc le cas pour Galilée, Newton ou Mendel (cf. p.27-36) entre autres. Un autre type de fraude consiste en l’appropriation du travail d’un autre, ou plagiat. Ici l’appropriation des travaux de Leibniz par Newton (calcul infinitésimal), ou ceux de Blyth par Darwin (sélection naturelle), est évoquée (p.30-33). Un cas plus récent, et effrayant, concerne le physicien américain R. A. Millikan, prix Nobel 1923, et titulaire de vingt doctorats honoris causa. Ce chercheur est connu pour avoir déterminé la charge de l’électron. Mais ses mesures suscitèrent une controverse avec l’un de ses concurrents, et pour se sortir d’affaire le chercheur occulta une partie de ses résultats, moins favorables, quand son adversaire s’astreignait à rendre compte des résultats bons, mauvais, et quelconques (cf. p35-37, 255)

Broad et Wade soutiennent que ce type de supercherie est plus courante qu’on ne croit, et indiquent :

Sans doute ceux qui améliorèrent leurs données pour les rendre plus convaincante se persuadèrent-ils eux-mêmes de ne mentir qu’en vue de faire triompher la vérité. Mais presque invariablement, les véritables motivations des divers travestissements que l’on rencontre dans l’histoire de la recherche semblent relever moins d’un souci de vérité que l’ambition personnelle et de la poursuite, pour parler comme Darwin, d’une « renommée de pacotille ». (…) « Arranger un peu les données, faire apparaître des résultats un peu plus définitifs, réserver les meilleures données pour les publications : tous ces ajustements, apparemment excusables, peuvent aider à la publication d’un article, à se faire un nom, à se voir sollicité pour entrer au comité de rédaction d’une revue, à obtenir la prochaine subvention du gouvernement, ou à remporter un prix prestigieux. En somme, les pressions de type carriériste sont intenses et permanentes. Nul doute que beaucoup de scientifiques se refusent à les laisser déformer leurs travaux. Mais ceux qui acceptent en retirent les bénéfices considérables qu’apporte le succès, même frauduleusement obtenu, alors que le risque de se faire prendre reste négligeable (p.38-39)

3. L’ascension des carriéristes

Ce chapitre est une illustration effrayante des allégations de carriérisme, dans un contexte de contrôle assez lâche. Le principal protagoniste de la fraude est un diplômé de médecine et de chirurgie nommé Elias A.K. Alsabti, auquel rien ne manquait, hormis la célébrité (p.40-41). Mensonges, intrigues, et supercheries plus ou moins rocambolesques, lui permirent de fréquenter divers instituts de recherche (notamment en oncologie), à être admis dans des sociétés savantes, et à publier une soixante d’articles aux données plagiées. L’histoire devient navrante lorsqu’un des chercheurs lésés, Wheelock, demande justice : il exige d’Alsabti qu’il « publie une lettre reconnaissant l’origine de ses sources » (p.46). Mais l’intéressé ne s’exécute pas et la réaction du milieu scientifique s’avère atterrante.

Les événements des mois suivants sont révélateurs des hésitations de nombreux scientifiques à critiquer le comportement ou les motivations d’un collègue douteux. (…) Ce qui fut remarquable dans l’affaire Alsabti, c’est l’extraordinaire réticence des principaux gardiens de la science, les éditeurs de revues, à se conformer aux obligations précises auxquelles ils sont tenus. Wheelock écrivit à quatre revues prestigieuses, exposant le plagiat dont il avait été victime et prévenant les chercheurs que la même chose pouvait leur arriver. Ces lettres furent envoyées à Nature, Science, The Lancet et au Journal of the American Medical Association. Toutes ces revues envisagèrent de publier sa lettre, certaines après discussions au plus haut niveau, mais finalement presque toutes décidèrent qu’il s’agissait d’une affaire personnelle entre Wheelock et Alsabti. La seule exception fut The Lancet (…). (p.46-47).

Ce cas illustre une inertie coupable et montre que pendant des années ce faussaire a pu prospérer, et « poursuivre son ascension vers les hautes sphères de l’establishment universitaire », sans être beaucoup inquiété. En somme, Alsabti piochait dans d’obscures revues que personne ne lisait (à titre indicatif, au moins 8000 revues différentes dans le secteur médical, dans les années 80, p.57), et en plagiait le contenu, puis le republiait dans des revues plus connues, n’hésitant pas à s’adjoindre des coauteurs imaginaires, le tout, au départ, sans avoir validé le moindre diplôme (p.51).

A titre de moralité, les auteurs évoquent la prolifération du nombre de revues, et de chercheurs, propre à notre époque, en signalant qu’en réalité, très peu de chercheurs contribuent réellement au progrès de la science ; les autres, devant l’obligation de publier ou périr (le fameux publish or perish) produisent des articles tout à fait insignifiants, ou, quand ce n’est pas le cas, scindent les résultats en plusieurs études (concept de PPQP, plus petite quantité publiable, toujours d’actualité).

Une leçon que l’on peut tirer de l’affaire Alsabti est qu’un tel océan de publications inutiles et non vérifiées encourage l’apparitions et la dissimulation de fraudes. (p.60)

4. Les limites de la reproductibilité

En préambule les auteurs rappellent ce qui ferait de la science, pour ses représentants, la plus critique des professions : le triple auto-contrôle « intrinsèque » (contrôle des pairs pour les subventions, système de referee, reproductibilité). Bien sûr cela n’a pas fonctionné dans le cas de Alsabti ; d’autres cas peuvent être cités, comme celui d’un jeune étudiant de 24 ans, M. Spector, qui avança, avec son professeur E. Racker, une théorie surprenante et potentiellement révolutionnaire sur l’origine du cancer. L’étudiant en thèse paraissait très doué avec les techniques de laboratoire, et son mentor, très éminent (cf. p.71) : il n’en fallut pas plus pour que les travaux fussent célébrés, avant même leur publication. Lorsque ces derniers furent publiés en 1981 dans la prestigieuse revue Science, l’auto-contrôle « intrinsèque » commença à dérayer : plutôt que tenter de reproduire l’expérience, des chercheurs envoyèrent leurs réactifs à Spector, pour manipulation ; on finit par se rendre compte que les expérimentations ne fonctionnaient bien qu’en sa présence, mais l’explication simple et rassurante était la suivante : l’étudiant était doué en expérimentation (p.71-72). Un spécialiste se passionna pour le sujet, fit les expériences, et constata dépité une part très aléatoire dans les résultats (parfois cela fonctionnait, d’autres fois non). Il n’alla cependant pas jusqu’à publier ses propres résultats.

Finalement la supercherie fut mise au jour, et l’on perçut (un peu tard) que Spector n’avait pas les diplômes qu’il prétendaient avoir (ni le MA, ni le BA) et qu’au moins une partie des expériences avaient été truquées.

Assez âgé, brusque, autoritaire, Racker avait été tellement impressionné par son jeune protégé qu’il était en train de s’arranger pour que Spector prenne la tête d’une partie de son laboratoire. Ce qui fut fatal dans leur relation, ce fut sans doute que Spector était psychologiquement incapable d’affronter l’autorité!. ‘Racker arrivait et demandait les données’, commenta plus tard un témoin de cette affaire. ‘Et plutôt que de dire qu’il ne les avait pas, Spector présentait tout ce qui lui semblait faire plaisir à son professeur. (p.75)

Ce n’est pas à dire que la communauté scientifique ait eu « tout faux » dans cette affaire. Quelques signaux d’alertes furent émis çà et là, timides. En fait ceux qui ne parvenaient pas à reproduire les expériences avaient eux-mêmes leurs propres doutes, et cette non-reproductibilité n’était pas, en soi, une preuve de fraude (p.77). On pouvait aussi compter sur la bonne foi de Spector, sans parler du fait qu’inconsciemment ou non, on voulait « vraiment y croire ».

Après ce cas plutôt probant, Broad et Wade en ajoutent un autre encore (F. Lipmann et M. V. Simpson, p.80-82), puis énumèrent trois raisons qui s’opposent, dans les faits, à la reproduction exacte des expériences : 1. la recette incomplète (omissions délibérées ou non, les articles publiés ne révèlent pas vraiment tous les secrets de fabrication), 2. le manque de ressources, 3. le manque de motivation. Il n’est ainsi pas vraiment réaliste de considérer le reproductibilité comme un garde-fou efficace, du moins dans un premier temps ; les travaux d’importance finissent pas passer ce cap lorsqu’ils sont réutilisés plus tard pour être améliorés, ou abandonnés. Dans l’intervalle, une « renommé de pacotille » peut avoir le temps de fleurir…

A ce stade, les deux auteurs montrent à quel point cette limite de reproductibilité révèle un dysfonctionnement plus grave qu’on ne pourrait l’imaginer à la lecture seule de quelques cas, même graves.

Lorsque, en mars 1979, Helena Wachslicht-Rodboard demanda simplement une enquête pour déterminer si deux professeurs de Yale avaient réellement effectué l’expérience qu’ils prétendaient avoir faite, elle fut dédaigneusement rabrouée pendant une année et demie. N’était une soixantaine de mots à peine, dont elle montrait qu’ils avaient été repris de l’un de ses articles par les chercheurs de Yale, elle n’aurait jamais eu de preuve pour défendre son cas. Pourtant (…), une fois l’enquête lancée, tout un château de cartes s’écroula. (p.84)

Comme on le voit, la pureté de la science et ses soi-disant mécanismes de contrôle internes, peuvent être largement parasités par de terribles vanités, de la condescendance, de l’ignorance pure et simple – et il n’est toujours ni facile, ni rapide, d’obtenir justice si l’on est lésé (dans le cas d’un plagiat), ou d’obtenir des données complémentaires, si l’on souhaite reproduire une expérience. A cet égard, une illustration atterrante est fournie par le cas d’un psychologue (L. Wolins) qui écrivit à 37 auteurs d’articles publiés pour leur demander les données originales (avant « mise en forme » et interprétation). Sur les 37, 32 répondirent, et 21 déclarèrent avoir rangé, perdu ou malencontreusement détruit les données… Au final 9 set de données purent être recueillis (2 autres ayant posé des conditions plus drastiques).

Parmi les sept qui arrivèrent à temps pour être analysés, trois contenaient de « grossières erreurs » de statistique. Les conclusions de l’étude Wolins sont à peine croyables. Moins d’un chercheur sur quatre accepta sur demande de fournir ses données sans poser de conditions, et près de la moitié des études analysées contenaient de grossières erreurs au seul niveau statistique. Ce n’est pas là le comportement d’une communauté de savants rationnelle, qui exerce ses propres contrôles et sa propre police. (p.85)

Oui, c’est le moins qu’on puisse dire : ce n’est pas là un comportement digne d’une communauté rationnelle.

5. Le pouvoir de l’élite

Théoriquement, la science moderne est tenue par une « déontologie universaliste ». Il faut entendre par-là que les mérites personnels ne devraient pas être fonction d’attributs tels que la nationalité, le sexe, la classe sociale ou la religion. Cette universalisme est une condition sina qua non de l’exercice crédible de la science. Pour ce qui concerne la triple police interne de la science, hormis la reproductibilité, les deux mécanismes de contrôle des pairs et de referee sont donc impactés, et impliquent absence continue de préjugés et honnêteté sans faille.

Dans les faits bien entendu, les choses peuvent dérayer assez facilement.

Le cas de John Long illustre à quel point le prestige et la position d’un chercheur peuvent revêtir un travail scientifique d’un éclat tel qu’il aveugle les pairs et les referees sur son contenu. (p.99)

Pour le détail de cette supercherie édifiante, cf. p.99-103. Elle montre une variante par rapporte au cas Alsabti : quand ce dernier avait réussi, pendant un temps, à berner son monde avec des articles volés, Long de son côté avait tenu une dizaine d’années sur la seule base de l’élitisme. Ce n’est qu’un défaut d’orgueil, ou en tout cas « un mauvais calcul », qui le mena à baisser la garde, et à être démasqué (p.103-104). Après que l’affaire eut été dévoilée, l’administration dont dépendant Long « fut incapable d’admettre que les mécanismes [de contrôle interne] n’avaient pas fonctionné comme il l’auraient dû. » (p.104)

Un autre cas est cité, celui de Hideyo Noguchi (p.106-107), dont les travaux firent « une superstar du monde scientifique ». On s’aperçut néanmoins après sa mort de nombreux dysfonctionnements :

« Peut-être la principale leçon à tirer d’un examen de la carrière de de Noguchi, (…), est que la position éminente d’un chercheur ne doit pas exclure un examen minutieux de ses articles scientifiques. » (p.107)

Et les auteurs de commenter :

L’élitisme en science possède un fondement légitime, mais ses abus permanents sont une insulte au principe de l’universalisme. On accepte de mauvaises idées parce que leurs auteurs appartiennent à l’élite. Plus grave, de bonnes idées peuvent rester ignorées parce que leurs défenseurs occupent une position peu élevée dans la hiérarchie scientifique. (p.107-108)

Pour mesurer la valeur d’un article en fonction de sa valeur propre, et non celle présumée de son auteur, Broad et Wade suggèrent alors de « compter le nombre de fois qu’il est cité en référence dans d’autres articles de la littérature scientifique » (p.108). Cette suggestion visionnaire prendra forme en 2005 sous le nom d’indice h (indice bien imparfait à l’origine d’autres dérives encore ; pour une critique passionnante et cinglante, cf. Even 2010 : 466-491). Bien sûr les deux auteurs envisagent les déviances possibles, à commencer par le phénomène de cosignature que le sociologue Robert Merton a nommé « l’effet Matthieu », d’après lequel « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » (p.110) : en effet « si un article porte la signature d’un scientifique inconnu et de son professeur lauréat du prix Nobel, tout le monde sera enclin à attribuer la paternité de la découverte au prix Nobel, quelle que soit sa véritable contribution. » (ibid).

Beaucoup plus subtile et déconcertante que l’évaluation d’un article, l’efficacité du contrôle des pairs dans le cas d’attribution d’une subvention a été étudiée notamment par J. et S. Cole. Le résultat conclut à l’honnêteté des scientifiques siégeant un commission… mais aussi à « une part importante de hasard » (p.111).

Jonathan et Stephen Cole calculèrent que le sort d’une demande de suvention particulière dépendait pour moitié de sa valeur, et pour l’autre moitié « apparemment d’une part de hasard que l’on pourrait appeler la ‘chance de tomber sur un bon examinateur’ « . Et plus loin : « Contrairement à une croyance largement répandue, selon laquelle la science se caractérise par une large unanimité sur ce qu’est un bon travail, sur les chercheurs qui font ce bon travial, et sur ce que sont les voies de recherche prometteuses, notre enquête […] montre qu’il existe un désaccord important dans tous les domaines scientifiques à propos de tout ce qui se fait actuellement. » (p.112)

Avec une méthode comparable, le système de referee montre lui aussi à quel point l’acceptation d’un article dépend de sa paternité, différents tests (parfois assez hallucinants) ayant démontré sa validation en cas d’auteur connu, et son rejet en cas d’auteur inconnu (cf. p.113-116)…

Le contrôle des pairs et le système des referees ne sont au mieux que des garde-fous grossiers, et non des systèmes subtils et infaillibles que les scientifiques voient souvent en eux. S’ils séparent le bon grain de l’ivraie mieux que d’une manière aléatoire, ils laissent passer cependant quantité d’ivraie avec le grain. Il est tout à fait improbable qu’un système qui éprouve de sérieuses difficultés à reconnaître immanquablement la qualité d’un travail scientifique puisse réussir à détecter une fraude à coup sûr, et en pratique, les fraudes ne sont presque jamais détectées de cette façon (p.117)

On pourrait aller plus loin, et rappeler ce constat un tantinet cynique d’Alain Fuchs, Président du CNRS :

L’évaluation par les pairs reste comme la démocratie le pire système à l’exclusion de tous les autres. – cité dans Harpoutian 2016 :12

6. Illusion et crédulité

Dans ce chapitre (p.119-139), Broad et Wade examinent les ressorts psychologiques qui interfèrent parfois avec l’observation scientifique : le désir d’obtenir un résultat particulier peut mener à l’illusion. Les auteurs citent quelques cas (Beringer, homme de Piltdown, les fameux rayons N de Blondlot et quelques autres) qui non seulement corroborent l’existence d’illusions en science, mais aussi celle de l’illusion collective : corporatisme, élitisme, compagnonnage (pour ne pas dire copinage congénital), voire fierté nationale, peuvent en quelque sorte balayer tout esprit critique de manière contagieuse.

7. Le mythe de la logique

Les auteurs proposent ensuite une réflexion sur la standardisation extrême de la production scientifique : style, méthode et philosophie en sont édictés avec rigueur. Il n’est pas question dans un article scientifique de déceler ni ton personnel, ni passion, ni impasse – en bref il s’agit de donner l’impression d’objectivité totale (tant dans la manière par laquelle les résultats sont décrits, bien sûr, mais aussi par laquelle ils ont été trouvés), ce qui, pour Broad et Wade, est constitutif d’un mythe.

Si l’on interrogeait la plupart des scientifiques, ils répondraient certainement qu’il n’y a, en science, aucune idéologie, que la science est elle-même le contraire d’une idéologie. Mais en fait, les scientifiques ont des points de vue fermes et définitifs sur leur profession, sur la manière dont elle devrait fonctionner, sur ce qu’est une procédure propre ou impropre en regard de la méthodologie scientifique, points de vue qui équivalent à une idéologie, car ils ne s’appuient pas uniquement sur des faits, mais sont forgés à partir d’idéaux a priori. (p.144)

Cette idéologie est particulièrement attachée à l’exercice de la seule logique :

Le mythe selon lequel la science serait un processus purement logique, constamment souligné dans les livres, les articles, les conférences, exerce une influence tyrannique sur la manière dont les scientifiques appréhendent leur activité. (p.141)

Mais en science il ne semble pas en aller ainsi, ainsi que les historiens des sciences, les logiciens et autres observateurs tendent à le montrer. S’il en était ainsi, la « conception logico-empirique » permettrait à la science de « progress[er] inéluctablement vers la vérité ». (p.146)

Selon Kuhn [La structure des révolutions scientifiques], la science n’est pas cette acquisition continue, cumulative, décrite dans les livres. Elle est plutôt une succession d’intermèdes paisibles ponctués par de violentes révolutions intellectuelles. Durant ces intermèdes, les scientifiques sont guidés par un ensemble de théories, de critères, et de méthodes que Kuhn désigne sous le nom de « paradigmes ». (p.147)

Selon cette théorie, les grandes révolutions scientifiques ne viendraient pas tant compléter ou améliorer les paradigmes courants que les remplacer – ce qui expliquerait sans doute la réticence épidermique aux idées radicalement nouvelles, maintes fois constatée dans bien des domaines (sans compter qu’un scientifique ayant fondé carrière et prestige sur un paradigme désavoué sera bien en peine pour se maintenir aux sommets olympiens de la hiérarchie sociale).

Si la science est un processus rationnel, avec la logique pour seule inspiratrice et la preuve factuelle pour seul guide, les scientifiques devraient alors immédiatement adopter les idées nouvelles et abandonner les anciennes dès que les signes de la supériorité d’une idée deviennent raisonnablement convaincants. En réalité, les scientifiques se cramponnent aux idées anciennes longtemps après qu’elles sont tombées en disgrâce. (…) [Et] l’histoire regorge d’exemple où l’ouverture d’esprit et l’objectivité ont failli à leur mission [ex. cités : Brahé, Copernic, Young, Pasteur, Mendel ; Ohm, Pasteur, Lister, Semmelweis) (p.150 ; 151-154)

On pourrait aisément allonger la liste. Pour d’autres cas de cette espèce, voir par exemple Lemire, Ces savants qui ont eu raison trop tôt (Tallendier, 2015) ou plus copieux Lance, Savants maudits, chercheurs exclus (Trédaniel, 2003 – 2010) : tome I, II, III, IV. Il n’y a d’ailleurs pas que la frilosité à la nouveauté qui pose problème : en dépit de la logique (et en contradiction avec le système de referee bien entendu), le débat est parfois purement et simplement occulté, avec recours le cas échéant à l’intimidation, voire à la coercition – cf. Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France: L’intimidation contre le débat (L’artilleur, 2016).

8. Maîtres et apprentis

Comme on peut s’en douter, la relation maître – apprenti, période nécessaire et enrichissante, pâtit parfois de déshumanisation, engluée dans la course aux résultats et aux mérites.

Il n’est pas rare de voir le nom d’un éminent chercheur en biomédecine apparaître jusque dans cinq cents à six cents articles produits par ses subordonnés. (p.162)

Les auteurs rappellent le cas de Bell, jeune diplômée qui fit la découverte des pulsars. Sa découverte fut accaparée par son mentor Hewish : en effet lorsque le travail fut publié dans Nature, son nom fut mentionné en seconde position, après celui du maître qui avait peu voire pas contribué. Personne ne cilla. Mais lorsque Hewish reçut seul le prix Nobel, les langues finirent par se délier…

Ce qui peut sans doute expliquer ce type de déviance à surtout trait à la professionnalisation du milieu : il n’est plus suffisant, du moins dans les grandes largeurs, d’être un amateur à l’esprit vif. Les techniques sont devenus complexes, et les matériels extrêmement coûteux : il faut donc intégrer des structures existantes, des projets bien précis, et accepter d’être dirigé… voire parasité.

D’un côté il n’est pas exclu qu’un maître puisse être en panne d’inspiration, et soudain soumis à de très fortes pressions de résultats (surtout s’il est directeur de laboratoire), le poussant à s’accaparer les mérites de ses subalternes. Effet pervers induit, de l’autre côté les jeunes chercheurs lésés peuvent être tentés, devant le peu de reconnaissance, de « prendre des raccourcis » avec la méthode ou les données obtenues (cf. p.169-176). Pire, au cas où la fraude est connue, le « mentor » sera aussi prompt à s’absoudre (ou être absout par d’autres pairs) des fautes qu’il a été prompt à s’accaparer les mérites (p.177).

9. A l’abri de la censure

Ici prend place la mésaventure d’une chercheuse plagiée déjà évoquée, Helena Wachslicht-Rodbard. Elle soupçonnait de surcroît que ses deux plagieurs, Soman et Felig, n’aient pas réalisé leurs expériences, ou trafiqué les données. A force de ténacité, elle finit par obtenir la promesse d’une enquête. Mais les choses traînaient et elle comprit à la longue que sa demande, et au fond, la probité des résultats scientifiques des deux chercheurs incriminés, était le cadet des soucis de leur université hôte.

Plus grave, cette chercheuse proposa son travail pour publication dans une revue de médecine prestigieuse. Deux referees furent interrogés : l’un recommanda la publication, l’autre refusa (encore un hasard du « bon examinateur » ?). Un troisième referee fut donc sollicité.

Ce que Rodbard ne savait pas, c’est que la décision négative qui avait entraîné le retard [deux mois et demi] était le fait de ses deux rivaux intimes et discrets de Yale, Soman et Felig. (p.183)

Felig sollicité pour le referee était le superviseur des travaux de Soman. En dépit des règles de la revue, il transmit le travail de Rodbard à son disciple, ce qui fit faire à ce dernier « un progrès considérable ». (p.184) Puis il recommanda de refuser à la publication l’article de la rivale de son disciple !

On a peine à croire, dans ce récit, et en dépit des explications ultérieures fournies par les deux protagonistes, à une objectivité scientifique digne de ce nom. Par un hasard heureux, Rodbard finit par se rendre compte de ce qui se tramait (ce milieu étant finalement bien petit et bien cloisonné), et obtint son enquête, puis justice, non sans peines et péripéties.

Comme dans toute autre profession, la science est fortement imprégnée d’un esprit de clan et de petite chapelle. Cela n’aurait rien de surprenant, n’était le refus des scientifiques à l’admettre. (p.201)

10. Repli forcé

Parfois le danger vient de l’extérieur : des politiques peuvent tenter de fonder une idéologie sur le fait scientifique, quitte à le bousculer un peu. Des cas célèbres comme le lyssenkisme (cf. Harpoutian 2016 : 126-133), le débat Darwin vs Lamarck (cf. par ex. ici), peuvent être cités.

En ce qui concerne les scientifiques soviétiques, aux prises avec le problème du lyssenkisme, cette affaire montra qu’il existe des limites évidentes à la capacité de la méthode scientifique à s’opposer à l’emprise des idéologies non scientifiques. (p.214)

11. L’échec de l’objectivité

Valeur cardinale de la méthode scientifique, l’objectivité n’est pas toujours de mise en sciences, tant de manière individuelle que collective.

Si un scientifique devient la proie d’une doctrine et tente de propage des idées doctrinaires au nom de la science, ses collègues ne se rendront-ils pas immédiatement compte de son erreur et ne prendront-ils pas des mesires pour la corriger ? L’histoire montre qu’au contraire une communauté scientifique est souvent prête à avaler toute idéologie qu’on lui sert sur un plateau, pour autant qu’elle flatte son palais et qu’elle soit assaisonnée à sa juste mesure scientifique. (p.217)

Que l’objectivité soit ternie par de l’illusion ou une fraude délibérée importe peu au fond : elle interroge, là-encore, sur le contrôle interne et le facteur humain.

Mention est faite d’un médecin éminent, Samuel G. Morton, dont les travaux (entre 1830 et 1851) sur le volume des boîtes crâniennes répondaient à une idéologie raciale. « Il jongla avec les nombres pour obtenir les résultats qu’il recherchait » (p.218). Personne ne cilla. Ce n’est que bien plus tard, en 1978, qu’on se rendit compte que ses données étaient en fait totalement fausses, et qu’il n’avait pas tenu compte d’importants facteurs, comme, évidemment, la taille du corps. Morton n’était pourtant pas un excentrique : il avait simplement, consciemment ou non, abordé ses travaux sous des angles restrictifs (certaines populations étaient exclues), ou biaisés (aucune prise en compte du sexe).

Sur cette thématique, on peut consulter avec profit l’ouvrage de S. J. Gould, La mal-mesure de l’homme, où les affaires se répondent sur un point commun : « parer le préjugé des atours de la science » (p.221).

Fait-on mieux aujourd’hui ? Certes, la mesure du volume de la boîte crânienne est tombée en disgrâce, mais ce besoin de mesurer « scientifiquement » l’intelligence est toujours de mise : de nos jours, on parle de mesure du « quotient intellectuel ». Inventés par le français Alfred Binet, les tests d’intelligence ont été systématiquement dévoyés de leur méthode et intention premières. D’abord en affirmant la permanence des caractères mesurés, puis, conséquence logique, en s’en servant pour légitimer la hiérarchisation des classes sociales. Aussi un directeur de recherche, H. H. Goddard, pouvait s’exprimer ainsi :

Nous devons savoir qu’il existe énormément de gens, les ouvriers, qui sont à peine plus que des enfants, auxquels il faut dire ce qu’ils doivent faire, et leur montrer comment le faire. […] Il n’existe que peu de dirigeants ; la masse doit suivre. (p.223)

Propos inouïs non dénués de conséquences terribles, puisque le même recommandait alors l’interdiction de la procréation aux personnes jugées handicapées mentales…

D’autres scientifiques ont suivi, qui ont adapté les tests de diverses manières, et les ont appliqué sur toutes sortes de populations (soldats, immigrés…) avec très souvent un angle d’approche bien dénué d’objectivité, entraînant parfois toute leur nation, voire d’autres, dans des pratiques aberrantes comme celle initiée par le psychologue C. Burt, avec un examen (le 11+) décidant, de manière vexatoire au possible, de la scolarité de jeunes élèves sur la base de travaux truqués (cf. p.230-231). Ce qui est extraordinaire, c’est que même une fois démasquée, la supercherie suscita des « bouffées d’indignation » (p.234), et fut défendue par un très grand expert, qui s’offusqua de la sorte : « Je considère que c’est un crime que de jeter un doute pareil sur la carrière d’un homme. » (ibid.) A la fin, la supercherie fut quand même prouvée – par celui-là même, triste ironie de l’histoire, qui avait prononcé l’éloge funèbre du faussaire, et avait été chargé d’écrire sa biographie.

12. La fraude et la structure de la science

D’un point de vue strictement théorique, l’idéologie scientifique ne peut évidemment pas admettre, ou expliquer, le phénomène de la fraude. La tension entre la recherche sincère de comprendre le monde, et le désir naturel d’être reconnu, est un premier élément important. Les deux peuvent faire bon ménage, jusqu’à un certain point. La fraude est alors un empressement coupable à maquiller ou arranger ce qu’on pense vrai, et occulter ce qu’on pense faux…

Affaire d’un individu isolé, ou d' »usines à recherche » (p.241), la fraude n’est en rien tolérée par la plupart des scientifiques ; pour autant, la tentation existe, et « les mécanismes sociaux de la science sont conçus pour promouvoir le carriérisme » (p.241).

Les usines à recherche hiérarchiquement structurées, dans lesquelles le chef de labo s’approprie automatiquement les mérites des travaux effectués par ses jeunes collègues, sans se soucier de l’importance de sa propre contribution, permettent à un scientifique d’amasser de la gloire aux dépens d’autres chercheurs; Et ceux dont les efforts sont exploités s’accommodent de cette pratique, parce qu’ils la considèrent comme inhérente au système, et qu’ils espèrent en profiter à leur tour. (p.241)

Ce chapitre résume en somme toutes les déviances énumérées : carriérisme, subjectivité, idéologie interne ou externe, tentations institutionnelles, facteurs psychologiques. Les tâches ingrates sont légion, mais les moments de grâce, rares.

La science est pragmatique, mais les scientifiques sont également sensibles, comme tout le monde, à l’art de la persuasion, y compris la flatterie, la rhétorique et la propagande. (p.243)

Les auteurs formulent d’autres pistes d’amélioration (dont certaines sont désormais acquises ; cf. p.249-250). Celle visant à réduire la prolifération des articles scientifiques (et surtout les dérives afférentes) n’est par contre pas d’actualité… pour des raisons évidentes qu’ils donnent eux-mêmes.

Le problème de la publication scientifique trouve son origine dans un système soigneusement protégé des contraintes du marché. Les revues scientifiques qui publient des articles que personne n’a besoin de lire sont doublement subventionnées, et à chaque fois par le contribuable. Leurs éditeurs imposent aux auteurs des taxes à la page pour couvrir les frais d’édition. Les bibliothèques scientifiques qui achètent ces revues sont également subventionnées. (…) Ce mode de financement est à l’origine de la facilité avec laquelle pratiquement tout article scientifique, quelle que soit sa valeur, arrive à être publié. (p.250)

Autre mesure cosmétique un tantinet radicale proposée par les deux journalistes : la réduction du nombre des scientifiques (p.251), et une remise en perspective de la discipline.

Une meilleure compréhension de la nature de la science conduirait le public à considérer la communauté scientifique avec moins de vénération et un zeste de scepticisme en plus. (p.251, je souligne)

En un temps d’opinions épidermiques infondées et de théories du complot tous azimuts, de telles paroles sont difficiles à entendre. Certes. Mais le terreau de ces fléaux est précisément le soupçon consécutif aux déceptions, aux trahisons, aux fraudes. La science doit donc être à l’avant-garde, et contribuer, avec acharnement, à prévenir l’obscurantisme par sa probité et par sa fiabilité – en commençant déjà par admettre qu’elle n’est pas toute-puissante, ni infaillible. Cet « acharnement » ne doit pour autant pas priver l’espace public du débat, comme c’est trop souvent le cas, car toute pensée unique ne fait que durcir les positions, et claniser les idéologies.

Appendice. Fraudes scientifiques reconnues ou suspectées.

Dans cet appendice synthétique (p.253-260), Broad et Wade listent un peu plus d’une trentaine de cas de fraudes reconnues ou suspectées de la Grèce antique à l’époque moderne, en indiquant chaque fois : cas (nom du fraudeur), date (et résumé de l’affaire), et référence (littérature scientifique sur le sujet, le cas échéant). Notes (p.261-272), Bibliographie (p.273-274), et Index (p.275-282), Table des Matières (p.283) viennent compléter l’ouvrage.

Impressions

Vous l’aurez compris à la lecture de ce compte-rendu (sauf si je vous ai perdu(e) en cours de route !), cet ouvrage est particulièrement intéressant, et propice à des réflexions plus générales sur les mécanismes du savoir, du pouvoir, et de l’autorité. Il ne s’agit en aucun cas de jeter la pierre à une discipline incontournable, et aux hommes qui l’animent. Qui serais-je pour le faire, et qui n’a jamais erré ?

Ce que révèle cet ouvrage, c’est plutôt le danger d’une idéologie qui s’estime ultime arbitre de la vérité, mais qui n’est au fond qu’une forme particulièrement élaborée d' »expression culturelle ». Certains de nos paradigmes scientifiques actuels sont susceptibles, comme bon nombre d’anciens, d’être non pas améliorés mais totalement remplacés.

Ce qui est valable en sciences « dures » est évidemment valable en sciences « molles » (pour ne pas déterrer d’anciennes querelles…), ou, bien sûr, dans les « sciences » théologiques. Le doute systématique ne construit rien, et la complexité du monde est telle qu’on ne peut savoir juger de tout à-propos. Il faut donc avoir un rapport à l’autorité, et à l’expertise, qui soit à la fois informé et nuancé.

Ni exécration, ni vénération, ne sont tenables. L’autorité se respecte, mais elle se mérite.

Pour aller plus loin

Je suggère ici quelques pistes de lecture visant à illustrer l’importance de la probité scientifique et les difficultés internes ou externes auxquelles fait face la recherche. Dans les cas où des thématiques précises sont abordées (néo-darwinisme vs créationisme, climato-scepticisme, OGN, pharmacologie, impostures diverses et variées), je m’intéresse moins au fin mot des sujets (comment en juger sans être expert ?), mais plutôt aux méthodes utilisées, aux débats suscités (ou non), et aux implications dans le quotidien :

Chevassus-au-Louis, Malscience – De la fraude dans les labos [ouvrage qui est un peu le tome II de La souris truquée, et qui mérite largement son propre compte-rendu, peut-être un peu plus succinct…] | Ségalat, La science a bout de souffle ? [pamphlet concis mais limpide et droit au but !] | Kuhn, La structure des révolutions scientifiques [un classique sur les bouleversements dans la pensée scientifique, qui écorne ce qu’on pense savoir de la linéarité du progrès, et sa nature] | Staune, La science en otage [ou comment tout le monde, matérialistes comme fondamentalistes, manipule tout le monde !] | Thomas, Le mystère de l’homme de Piltdown [cas d’espèce permettant de comprendre pratiques et mentalités] | Even et Debré, Guide des 4000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux [ou comment l’industrie pharmaceutique dévoie très gravement la recherche scientifique et empoisonne les populations] | Moatti, Alterscience – Postures, dogmes, idéologies [monographie s’intéressant à l’instrumentalisation de la science par des idéologues de tous bords] | Salomon, Les Scientifiques – entre pouvoir et savoir [beau volume traitant du pouvoir parfois démesuré des scientifiques, et des attraits du… « côté obscur »] | Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles [ou la critique acerbe et drolatique des dérives en sciences « molles »]… ainsi que la réponse de la partie adverse : Jurdant, Impostures scientifiques | Even, La Recherche biomédicale en danger [gros volume dense et vif consacré à l’inefficacité de la recherche biomédicale, et à ses dérives internes ou bureaucratiques | Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France : L’intimidation contre le débat [terrible panorama de la pensée unique en France, qui écorne sérieusement les intellectuels ne sachant pas défendre leurs opinions autrement que par des pétitions ou des intrigues] | Simon, La nouvelle dictature médico-scientifique [ou de l’emprise des lobbies et de l’instrumentalisation de la science en matière de santé]