Luc 11.20 : par le doigt de Dieu ?

Quand on compare les synoptiques, on peut parfois se demander ce qui explique les variations. Ainsi, dans la controverse qui oppose Jésus à des adversaires niant l’origine de son pouvoir (cf. Matthieu 12.22-30 | Marc 3.22-27 | Luc 11.14-23), on lit d’un côté :

εἰ δὲ ἐν δακτύλῳ θεοῦ [ἐγὼ] ἐκβάλλω τὰ δαιμόνια ἄρα ἔφθασεν ἐφʹ ὑμᾶς ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. Mais si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous (BJ).

Luc 11.20

et de l’autre :
εἰ δὲ ἐν πνεύματι θεοῦ ἐγὼ ἐκβάλλω τὰ δαιμόνια ἄρα ἔφθασεν ἐφʹ ὑμᾶς ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous.
Matthieu 12.28
Est-ce à dire que « par le doigt de Dieu » = « par l’Esprit de Dieu » ? Peut-être. C’est par l’exemple l’avis de Cyrille d’Alexandrie (Homélie 81, cf. ACCS 3:193). Chez Marc, on ne trouve pas cette parole du Christ, mais une précision s’avère très intéressante (Marc 3.28-30) :
Ἀμὴν λέγω ὑμῖν ὅτι πάντα ἀφεθήσεται τοῖς υἱοῖς τῶν ἀνθρώπων τὰ ἁμαρτήματα καὶ αἱ βλασφημίαι ὅσα ἐὰν βλασφημήσωσιν· ὃς δʹ ἂν βλασφημήσῃ εἰς τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον οὐκ ἔχει ἄφεσιν εἰς τὸν αἰῶνα ἀλλὰ ἔνοχός ἐστιν αἰωνίου ἁμαρτήματος. ὅτι ἔλεγον πνεῦμα ἀκάθαρτον ἔχει. « En vérité, je vous le dis, tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu’ils en auront proféré ; mais quiconque aura blasphémé contre l’Esprit Saint n’aura jamais de rémission – il est coupable d’une faute éternelle. « C’est qu‘ils disaient – « Il est possédé d’un esprit impur. »
Voilà un exemple clair de blasphème contre l’esprit saint, que le connecteur ὅτι  explicite : proférer que Jésus expulse un démon par Béelzéboul – car ce faisant, on renie l’esprit de Dieu à l’oeuvre en Jésus, son onction messianique.

 

Bien sûr, l’expression « doigt de Dieu » fait penser à Exode 8.15, 31.18 ou Deutéronome 9.10, mais notons qu’on ne la retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. Lagrange pense qu’elle est moins appropriée au contexte que celle de Matthieu (Évangile selon saint Matthieu, J. Gabalda, 1923, p. 243) :
(…) δακτύλῳ Θεοῦ, expression scripturaire, qui n’est pas pour cela primitive, si l’on tient compte du goût de Lc. pour le style des Septante. Mt a πνεύματι qui prépare bien le v.31 s. et qui doit donc appartenir à la contexture primitive.
Mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Ainsi, A. Lemonnyer (Supplément au Dictionnaire de la Bible, 1928, tome 1, p.987) :
L’esprit de Dieu, le doigt de Dieu, ce ne sont pas là formules équivalentes. L’Esprit de Dieu est suspect d’avoir été choisi justement pour amener la sentence sur le blasphème, qui suit dans Matt. Luc n’avait pas cette préoccupation et sa formule, plus rare, par le doigt de Dieu mérite d’être préférée.
Elle ne doit cependant pas être primitive. Nous attendions par le Nom de Dieu ou par le Saint Nom. C’est la seule formule qui réponde à la doctrine et à la pratique juives en matière d’exorcismes. C’est par le Nom de Dieu que ces exorcistes juives, auxquels Jésus lui-même s’assimile, chassait les démons. Tout devient clair si nous substituons dans Marc le Nom de Dieu à l’Esprit de Dieu, le Saint Nom au Saint-Esprit. Le blasphème contre le Saint-Esprit qui ne sera pas remis, c’est le blasphème juif contre le Nom de Dieu, que la Loi punissait de mort.
Voilà qui est extrêmement intéressant, et cohérent.
À l’appui de cette allégation, je soulignerai les points suivants :
1) Les adversaires de Jésus l’accusent précisément d’expulser les démons par Béelzéboub, autre nom de Satan (Matthieu 12.24, 27, Marc 3.22, Luc 11.15, 18, 19).
2) Les premiers chrétiens firent un large usage du nom de Jésus pour expulser les démons (cet usage implique l’énonciation du nom, Actes 19.13 ; cf. Marc 9.38, 16.17, Luc 9.49, 10.17). Pour le IIe s., la littérature talmudique en fournit des exemples précis (Tosefta, Hulin II, 22-23 ; Talmud de Jérusalem, Sabbath XIV, 4, 14b ; cf. Jaffé 2008 : 73, 77 ; cf. 61-81).
3) Tant dans le monde païen que dans le monde juif, l’usage apotropaïque du nom des divinités était très répandu (cf. Bohak 2008 : 117Burnet 2003:181-200BetzPreisendanz I&II, cf. PGM I.27-29, 212, 220-21, 265, II. 285-287 ; cf. IDB 2 : 199DJG : 163-172, DPL : 209-211, DNTB : 269-273), le nom d’un dieu pouvait aussi être l’objet de blasphème, comme je l’ai signalé chez Caligula. Les formules magiques incantatoires (voces magicae) requéraient évidemment l’énonciation du nom (ex. PGM IV.3019-3020 = Betz, p.96), et ont eu cours durant longtemps encore après l’avènement du christianisme (ex. P. Mich. 155, IIe s. ap. J.-C. « Grand dans les cieux, toi qui fais tourner le monde, vrai Dieu, Iaô, Seigneur, (…) accorde-moi le pouvoir, la victoire » ; P. Mich. 757, IIIe-IVe s. ap. J.-C.  « par le nom d’Adonaï (…), par le nom de Iaô Sabaôth », Burnet 2003 :  183, 191 ; voir aussi Trachtenberg 2012 : 91, Bohak 2008 : 299306Barker 1992 : 108, Bickerman 1988 : 266Yamauchi 1983). Hors contexte magique, et dans le judaïsme par exemple, le Nom était  connu, ce dont Hananiah ben Teradion (c. 135 AD) fournit un triste exemple ( il prononça le Nom « selon ses lettres », cf. ‘Ab. Zarah 17b ; cf. Mishna, Sanhédrin 10.1 ; cf. Bonsirven 1995 : 514 §1900).
4) La légende retiendra précisément que Jésus employait le Nom, puisque les Juifs l’accusèrent de tirer son pouvoir des lettres du Nom, que Jésus prononçait explicitement (cf. Fontaine 2007 : 305-306, Osier 1999 : 38-39, 43-44, 52).
5) Le fait que Mt et Lc ne concordent pas, et que Mt (dont on connaît le substrat sémitique) préfère une métonymie, peut être l’indice d’un « euphémisme » pour le Nom de Dieu. Par exemple, on trouve souvent des divergences entre les synoptiques sur « le royaume de Dieu » (Marc 1.15) qui est plus volontiers « royaume des Cieux » (Matthieu 3.2) chez Matthieu (cf. Matthieu 3.2, 4.17, 5.3, 10, 19, 20, 7.21, 8.11, 10.7, 11.11, 12, 13.11, 24, 31, 33, 44, 45, 47, 52, 16.19, 18.1, 3, 4, 23, 19.12, 14, 23, 20.1, 22.2, 23.13, 25.1).
6) Or Matthieu 12.28 est précisément un contre-exemple ! Au lieu de sa coutumière βασιλεία τῶν οὐρανῶν, Matthieu emploie ici βασιλεία τοῦ θεοῦ. La redondance avec πνεύματι θεοῦ ne va pas sans étonner. Rien bien sûr ne l’interdit, mais gageons que l’expression est inhabituelle, et s’expliquerait parfaitement si le Nom avait été prononcé par Jésus.
7) Sur ce point, la version de Shem Tob n’apporte pas grand-chose (ברוח אלקים) mais celle de du Tillet (cf. p.20, 57 n126) intrigue. On y lit :
וכי אני ברוח ה
האלהים מוציא את השדים אם כן באה אליכם
מלכות האלהים
Et si, moi, c’est par l’esprit de…
de Dieu que j’expulse les démons, c’est qu’il est parvenu jusqu’à vous
le Royaume de Dieu
Dans le segment וכי אני ברוח ה, le ה se tient seul en fin de ligne. Ce qui fait furieusement penser au… השםHaShem, le Nom !

5 réactions sur “ Luc 11.20 : par le doigt de Dieu ? ”

  1. Disciple Réponse

    Peut-être que l’épisode s’est reproduit, et que Jésus a utilisé une variante de sa formule première. Ou bien il a utilisé les deux formules l’une après l’autre, et que chaque apôtre/école apostolique a retenu celle qui lui parlait le plus sur le moment ou lors de la rédaction. Ou encore, peut-être que Jésus a utilisée l’une ou l’autre des formules, ou une autre formule lors du débat, puis ensuite a expliqué le sens de cette formule en privé à ses apôtres, qui ont intégré le terme au récit du débat directement.

    Une analyse de style serait intéressante :
    – « esprit de Dieu » est une désignation métaphysique, théologique
    – « doigt de Dieu » est une désignation allégorique, métaphorique.

    L’écart n’a rien de perturbant du point de vue herméneutique : il s’agit dans les deux cas du moyen d’action de Dieu, métaphorisé dans le deuxième par le doigt, partie active de la main. Il s’agit aussi de montrer que l’expulsion de démon (plus ou moins associé aux guérisons de maladies) a un caractère physique voire physiologique, chir-urgical…

    • areopage Auteur ArticleRéponse

      J’admets que j’avance une hypothèse qu’il est difficile de prouver. Mais, vouloir concilier les textes comme tu y invites me paraît exiger trop de pirouettes, trop de peut-être. Et puis, tes suggestions tournent court : un épisode qui s’est reproduit ? les deux formules citées l’une après l’autre ? un récit à analyser du point de vue littéraire ? Oui, pourquoi pas.
      Mais une telle démarche suscite bien des problèmes méthodologiques d’une part, et requiert au moins quelques indices pour l’étayer, d’autre part.
      Cependant, à la question « Qu’a dit Jésus en cette circonstance ? », que réponds-tu et pourquoi ?
      Tu remarqueras que lorsque les évangiles rapportent exactement les propos de Jésus, elles emploient l’araméen. Voilà au moins un fait tangible (ex. Marc 5.22, 41, 7.34, 14.36, 15.34).
      Qu’en est-il alors des autres discours de Jésus ? Faut-il tenter l’analyse théologico-littéraire, pour réduire ou tenter d’expliquer les écarts ? Mais à quel prix ?
      L’emploi du terme « perturbant » est symptomatique. Que l’action de « l’Esprit de Dieu » puisse être métaphorisé, ou « métonymisé » en « le doigt de Dieu », ce n’est pas irrecevable en soi. Mais quand on connaît la précision (historique et terminologique) des récits lucaniens, cela étonne. On s’attend plus à l’exactitude clinique qu’au procédé rhétorique. Mais pourquoi pas. Il faudrait étayer cela.
      De l’autre côté, l’euphémisme pour le Nom est facile à expliquer : Luc s’adressait à un public gentil, qu’un vocable ethnique aurait pu rebuter. L’emploi métonymique illustre précisément un effort et une sophistication que la volonté d’occulter le Nom explique parfaitement bien. Or, et cela aussi est un point crucial, l’emploi du Nom est indissociable des exorcismes juifs de l’époque du Second Temple.
      Ce qui est surtout intéressant, au fond, c’est la manière dont on aborde le texte :
      – oui, Jésus a dit « le doigt de Dieu ». Et aussi « l’esprit de Dieu » ;
      – non, il n’a employé qu’une seule des expressions ;
      – non, non, il parlait araméen (ou hébreu), et n’a rien dit de tel, mais quelque chose d’autre encore ;
      – non, non, non, l’événement n’a jamais eu lieu et les divergences prouvent l’absence d’historicité ;
      – non, non, non, non, il faut aborder les évangiles dans leur « projet théologique » et tenter de capter l’esprit du message, plutôt que la lettre (ex. Jésus et son archétype, Moïse) ;
      – etc. On peut continuer longtemps !
      Ta réaction m’a fait penser à un article d’Hernandez paru récemment : Faith, Fundamentalism, and the Guild: The Challenge of Our Discrepant Gospels. On n’a pas fini de parler de méthode.

  2. Disciple Réponse

    … Et pour le rapport avec le blasphème/péché contre l’esprit, c’est toujours l’idée qu’il consiste à s’opposer à/empêcher l’action de Dieu.

  3. Disciple Réponse

    Il y a une différence hiérarchique entre la preuve critique et la preuve herméneutique. C’est que le sens est supérieur à la preuve matérielle. En effet, le sens sera de toute éternité nécessaire au texte. En revanche, la preuve (comme dans une enquête de police ou une recherche scientifique) est toujours sujette à caution, à remise en cause par une autre preuve. On peut toujours (potentiellement) brandir un ostracon pour réfuter la validité d’un premier ostracon… on n’en fini plus. La preuve herméneutique, elle, (je ne dis pas qu’elle n’a pas besoin du tout de preuve matérielle, car la question n’est pas là), est durable et ne peut être détruite, réduite à néant par un autre preuve. Le mot est le mot : il contient sa propre signification dès le départ. Tant que l’herméneute reste dans le cadre du mot, de la formule textuelle attestée, il est nécessairement dans le vrai (puisque le texte contient nécessairement le vrai en lui-même, par le véhicule du sens). Le critique textuel, lui, avance des preuves qui peuvent être détruites à tout moment par un critique qui arrive après lui avec d’autres preuves matérielles/archéologiques.

    Conclusion : il est naturel que les thèses (au sens large) des critiques textuels soient peu convaincantes d’un point de vue théologique ou d’un point de vue « grand public », ce dernier reniflant bien le caractère précaire de toute théorie critique. Bref, Kierkegaard dit plein de trucs très intéressants sur le sujet. Il faudrait que je reprenne ma lecture d’ailleurs…

    • areopage Auteur ArticleRéponse

      Tu me fais penser à un ami en recherche de vérité absolue. Il est monté dans le train comme toi. Sauf que lui est aux machines en train de mettre du charbon, et toi, tu es à l’autre bout, tout au fond, dans la classe « Business Premium + ». On ne saurait dénigrer ni l’une, ni l’autre, des positions. Elles ont leur place dans le train. 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.