27/05/2020

Bearing YHWH’s Name at Sinai (Joy Imes, 2018)

   Bearing YHWH’s Name at Sinai – A Reexamination of the Name Command of the Decalogue (Bulletin for Biblical Research Supplement 19, Eisenbrauns, 2018) de Carmen Joy Imes, est le fruit d’une thèse de doctorat soutenue au Wheaton College en 2016, sous la direction de Daniel I. Block et Sandra L. Richter.

Encore une monographie sur le nom divin ?

Il est vrai que le Nom suscite de nombreuses études, toutes plus passionnantes les unes que les autres. Citons parmi les plus récentes : Gertoux 2002, McDonough 2011, Shaw 2014, Willkinson 2015, Surls 2017, Furuli 2018, Evans 2019 (voir ici la thèse de 2006). Il en est quelques-unes dont je n’ai pas encore pris connaissance (oui, les prix sont souvent dissuasifs et tancent les ardeurs) : Lepesqueux 2019 et Ben-Sasson 2019. Sans compter les travaux déjà parus sous forme de thèse, mais non encore publiés dans leur forme définitive, au premier rang desquels la magistrale étude de Meyers 2017 (la plus intéressante de toutes à mon avis), et qui paraîtra en septembre prochain. Comme on le constate, les études de abondent – et il s’agit là d’une goutte dans un immense océan – ce qui montre bien à quel point le sujet d’étude est important et passionnant.

The Name Command (NC) is usually interpreted as a prohibition against speaking Yhwh’s name in a particular context: false oaths, wrongful pronunciation, irreverent worship, magical practices, cursing, false teaching, and the like. However, the NC lacks the contextual specification needed to support the command as speech related. Taking seriously the narrative context at Sinai and the closest lexical parallels, a different picture emerges—one animated by concrete rituals and their associated metaphorical concepts. The unique phrase ns’ shm is one of several expressions arising from the conceptual metaphor, election as branding, that finds analogies in high-priest regalia as well as in various ways of claiming ownership in the Ancient Near East, such as inscribed monuments, the use of seals, and the branding of slaves. The NC presupposes that Yhwh has claimed Israel by placing Yhwh’s own name on her. In this light, the first two commands of the Decalogue reinforce the two sides of the covenant declaration: “I will be your God; you will be my people.” The first expresses the demand for exclusive worship and the second calls for proper representation. As a consequence, the NC invites a richer exploration of what it means to be a people in covenant with Yhwh—a people bearing his name among the nations. It also points to what is at stake when Israel carries that name “in vain.” The image of bearing Yhwh’s name offers a rich source for theological and ethical reflection that cannot be conveyed nonmetaphorically without distortion or loss of meaning.

L’étude de Joy Imes s’inscrit dans se cadre, et s’intéresse de près – de très près – au commandement du décalogue contenu en Exo 20.7 (cf. Deu 5.11) : לֹא תִשָּׂא אֶת שֵׁם יְהוָה אֱלֹהֶיךָ לַשָּׁוְא. On traduit généralement ce commandement (appelé NC par l’auteur pour Name Command) par : tu ne prendras pas le nom de Jéhovah ton Dieu en vain. Mais sait-on bien ce que signifie l’expression תשא שם ? C’est principalement à cette question que la copieuse étude de Joy Imes tente d’apporter une réponse, qui bouscule quelque peu la traduction conventionnelle de ce passage.

Les deux premiers chapitres abordent la question de la méthode, de l’objectif, et dressent un historique des interprétations. D’emblée Joy Imes fait remarquer que l’expression est plutôt rare et n’exprime pas forcément l’idée d’une énonciation du Nom (comme dans un serment). Ainsi l’expression נשא שם se retrouve dans un passage où il est question pour le grand-prêtre de porter le nom des 12 tributs d’Israël – c’est-à-dire de représenter la nation entière – et de bénir ce peuple destiné à devenir une « royaume de prêtres » (Exo 19.6) parce qu’il est béni et qu’il porte le nom divin en lui (Num 6.23-27).

Car il y a bien des manières de comprendre l’expression תשא שם : la première est de considérer que l’expression est elliptique : « élever le nom… » + expression sous-entendue.

Si on considère que l’expression est elliptique (il faut, pour la comprendre, sous-entendre quelques mots), divers sens émergent (cf. p.10) : élever le nom (sur la main) = jurer, élever le nom (sur les lèvres) = prononcer ou en appeler à. Avec לשוא, cela donne donc : 1. jurer faussement, 2. énoncer le nom divin futilement (de manière futile ou non nécessaire, que ce soit pour un vœu, un serment, ou de manière irrévérencieuse), 3. énoncer le nom divin avec malveillance (pour une malédiction, de la magie), 4. en appeler au nom pour de la futilité (i.e. l’idolâtrie), 5. en appeler au nom divin futilement (hors-propos ou avec hypocrisie).

Chacun des sens se recommandent, sans nécessairement s’exclure les uns les autres. En particulier l’idée de serment trompeur a largement été plébiscitée depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, car elle n’est pas sans parallèles bibliques (Lev 19.12, Exo 23.1, Psa 16.4, Psa 24.4, Hos 4.2, Zac 5.4, Jer 9.7-10 etc). Mais considérer que l’expression נשא שם signifierait « jurer par le nom » pose en fait des problèmes rédhibitoires : 1. il ne s’agit pas d’une expression consacrée figurant dans les contextes de vœux ou serments dans la Bible hébraïque, 2. on ne la rencontre pas non plus dans la littérature du Proche-Orient Ancien dans ce contexte-là, 3. le commandement du décalogue exclut explicitement tout acquittement en cas de transgression ; or Lev 6.1-7 fournit le cadre d’un acquittement pour les parjures [ici précisons quand même que le texte ne dit rien de l’emploi ou non du nom divin]. D’autres problèmes lexicaux ou exégétiques empêchent de retenir ce sens (cf. pp.22-23). Il en va de même pour le sens de prononcer/énoncer le nom divin. Bien que la révérence pour le Nom semble remonter haut dans l’histoire d’Israël (cf. p.25 et note 86), la Bible atteste sans ambiguïté que l’usage du Nom n’était pas interdit :  il était courant dans les bénédictions (Num 6.24-27), et même nécessaire dans les serments (Deu 6.13) ! En fait il convenait d’en faire « mention » (Exo 20.24) ; a contrario il fallait proscrire la mention (= la prononciation) du nom des idoles (Exo 23.13). Sur les sens d’idolâtrie ou de magie, cf. pp.31-34.

Au vrai l’expression נשא שם pourrait désigner… l’ensemble. Puisqu’un nom n’est pas nécessairement quelque chose qui est prononcé – le « nom » désigne aussi une personne et sa réputation – « élever/porter un nom » signifie alors « porter une réputation« , et dans ce cas « dire le nom » ou « jurer par le nom » sont des hyponymes d’une sens plus large : « élever/porter le nom (sur/dans sa propre personne) » = porter la réputation, représenter la personne désignée par le nom (cf. schéma p.38). Dans ce cas la tournure n’est pas elliptique, et il faut lui reconnaître un sens plein, et particulier (cf. p.39).

Cette interprétation non elliptique se trouve dans certains écrits rabbiniques (ex. b. Sabb 33a, b. Ber 6a, b. Pesah 53b ; cf. pp.38-40), mais aussi chez les premiers chrétiens  (ex. Herm. Sim. 9.19.2; 9.13.2 ; 9.28.2 ; 90.2 ; 96.2 ; 105.2 ; cf. p.41).

A partir du chapitre 3, Joy Imes entre plus avant dans la démonstration de sa thèse. En examinant à la loupe des passages comme Exo 20.7 // Deu 5.11, 2Sa 12.28, 2Sa 6.2, 1Ch 13.6, 1Ki 8.43 // 2Ch 6.33, Jer 7.9-12 (cf. Jer 7.14, Jer 7.30), Jer 32.34, Jer 25.29, Deu 28.9-10, Isa 63.19, Jer 14.7, Jer 14.9, 2Ch 7.14, Amo 9.12, Gen 48.5-6, Gen 48.16, Ezr 2.61 // Neh 7.63, Isa 43.7, Deu 7.24, Deu 26.1-2, Deu 12.5, 1Ki 23.27 et quelques autres, elle montre l’importance de bien saisir le sens d’expressions comme שם יהוה נקרא על ou לשכן שמו שם, le nom de Jéhovah est « invoqué » sur / faire résider son nom dans un lieu. Elle en conclut qu’il s’agit d’une revendication de propriété. Le peuple qui est bénéficiaire représente alors Dieu, et toute transgression rejaillit sur le nom divin, et peut le profaner (חלל את-שם ; cf. Lev 20.2-3).

C’est d’ailleurs en analysant minutieusement comment le peuple d’Israël est susceptible de profaner le nom (pp.77-85, cf. Lev 21.1, Lev 21.5-6, Lev 22.32, Amo 2.6-8, Eze 36.20, Mal 1.6-7, Lev 24.14, Lev 24.15-16, Pro 30.8-9, Psa 74.10, Isa 52.5) que Joy Imes illustre ce que signifie réellement le vocable « nom » (שם) (p.85) :

This exploration of the mistreatment of YHWH’s name sheds light on the current study. YHWH’s name (sometimes metonymic for YHWH himself or his reputation) was disparaged both inside and outside the cultic apparatus, through violations involving a range of both words and actions. Especially significant is the association between Israel’s behavior, Israel’s fate, and YHWH’s reputation. When Israel acted badly, YHWH was mocked. Perhaps the expression נשא שם לשוא participates in this field of discourse wherein the close association between YHWH and Israel put YHWH’s « name » at risk because of Israel’s covenant unfaithfulness.

A contrario, la sanctification du Nom peut résulter du bon comportement du peuple de l’alliance (cf. Eze 36.22-23 ; p.86).

Après avoir mis en lumière toutes les nuances induites par le terme שם, Joy Imes s’intéresse à la partie la plus délicate, mais aussi la plus intéressante, à savoir le sens de נשא : ou plutôt ses sens, car les emplois, idiomatiques ou non, sont assez variés : 1. élever/porter (Exo 25.14, Deu 14.24); 2. prendre (Num 16.15), 3. porter (un habit) (1Sa 2.28, 1Sa 14.3, 1Sa 22.18), 4. être l’objet d’une notion intangible (« bearing intangible objects » p.87) : porter/recevoir une bénédiction, malédiction, honneur, etc. Un autre sens relativement courant concerne le fait d’ « élever la voix » (pour parler, pousser un cri, pleurer, etc ex. Gen 21.16, Num 14.1, 2Ki 9.25, Jer 7.29, Job 27.1). Les usages idiomatiques sont quant à eux nombreux : נשא יד, נשא עיני, נשא ראש, נשא פנה, מתנשא, נשא נפש/לב, נשא נפש, נשא אשה, נשא ממלכה (cf. p.89). Pour ce qui est de l’expression au centre des investigations, נשא שם, une énonciation est en vue dans le contexte précis de Psa 16.4 (en raison du segment על-שפתי). Par contre les textes d’Exo 28.12 et Exo 28.29 montrent très clairement que l’expression seule « porter le nom », dans son sens absolu, signifie agir en représentant.

Après avoir étudié le sens que prend l’expression « porter le nom » dans la Septante, les Targums, et la Vulgate notamment, l’auteur conclut (p.100) :

In the Hebrew Bible, נשא never refers to oath taking, and never refers to speech with explicit contextual cues.

Ce ne sont ainsi ni l’usage magique, ni l’usage idolâtrique, ni les vœux non tenus qui sont en vue en Exo 20.7, mais bien plutôt l’idée de porter le nom divin en tant que représentant de Dieu parmi les nations. D’autres considérations permettent d’étayer cette analyse, comme le contexte large dans lequel figure le décalogue (chapitre 4) ou même le cas précis de la symbolique des vêtements du grand-prêtre (cf. Exo 28 ; chapitre 5, cf. pp.58sq). C’est par le peuple choisi que les nations peuvent être bénies (Gen 12.2-3), car c’est au sein du peuple choisi, du peuple de l’alliance, que réside le Nom, et ce peuple a été consacré et séparé des autres nations pour devenir un bien particulier de Dieu (Lev 20.26 ; cf. Deu 26.18-19, Deu 28.9-10).

En résumé

L’étude de Joy Imes (résumée et simplifiée dans cet autre ouvrage) ne dépareille pas la collection Bulletin for Biblical Research Supplement qui fournit, volume après volume, des études d’une impressionnante sagacité. Toujours de haute volée, extrêmement bien documentées, ces monographies permettent de faire le point sur un sujet. Celle de Surls est éminemment recommandable. Celle de Heim n’est pas sans intérêt. Celle de Evans non plus. Celle de Joy Imes, comme on la vu, questionne l’interprétation traditionnelle d’Exo 20.7 – verset pourtant bien connu, s’il en est !

On dit souvent que c’est une interprétation excessive de ce commandement qui est à l’origine du scrupule entourant la seule prononciation du nom divin. On dit aussi que les serments non tenus sont visés dans ce passage. Tout cela est possible, mais ne rend pas pleinement justice, il faut bien le reconnaître, à l’expression נשא שם.

D’abord l’usage du nom divin n’est en rien proscrit dans le Décalogue, puisqu’il y figure 8 fois (cf. Fontaine 2007 : 16). Ensuite l’idée d’un serment par le nom divin ne pose aucun problème, car la Bible même y invite (ex. Deu 6.13, Deu 10.20). L’étude de Joy Imes rappelle donc à-propos que, sans exclure ces sens possibles, l’expression נשא שם יהוה a un sens qui signifie bien davantage que prononcer le nom, ou prononcer le nom divin dans un serment mensonger, ou encore prononcer le nom divin dans le cadre d’un culte idolâtrique. Quand on y regarde de plus près, on comprend que Dieu, qui a choisi un peuple pour y placer son Nom, qui y a établi une prêtrise portant littéralement son Nom (et celui du peuple), qui considère son Nom profané quand son peuple élu n’est pas à la hauteur, véhicule par le commandement d’Exo 20.7 un précepte autrement plus important que l’usage futile ou inopérant de son Nom.

Le peuple porte le Nom, le peuple représente Dieu. Cette responsabilité est telle qu’elle ne tolère aucun écart (cf. Exo 23.21), mais porte en elle le germe d’une bénédiction sans pareille : celle de pouvoir, par son comportement vertueux, glorifier le saint Nom (Eze 36.23).