02/08/2015

The Problem of Blasphemy : The Fourth Gospel and Early Jewish Understandings (Truex, 2011)

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C’est un peu par hasard que je tombe sur cette étude de Jerry D. Truex, The Problem of Blasphemy : The Fourth Gospel and Early Jewish Understandings (Lulu, 2011), monographie issue de sa thèse de doctorat à l’université de Durham en 2001.

This thesis argues that the Johannine Jewish Christians—those who produced, preserved, and propagated the Fourth Gospel—were perceived to be blasphemers of God because of their exalted claims for Jesus and their disparaging remarks against the Ιουδαιοι. It was probably on this basis that Jewish Christians were excommunicated from the synagogue (cf Jn 9:22; 12:42; 16:2). We take three steps to establish this claim. First, we review J. Louis Martyn’s hypothesis that the Johannine Christians were expelled from the synagogue as a result of the Birkat ha-Minim. We argue that the Birkat ha-Minim is problematic, suggest that an alternative hypothesis is necessary, and propose that accusations of blasphemy would provide an alternative explanation. Next, we survey recent research on blasphemy, offer an analysis of the historical, social, and literary context of the Fourth Gospel, and present a semantic analysis of βλασφημέωand related terms. Second, we probe seven Jewish traditions pertaining to blasphemy. We examine the prohibitions against cursing God (Exod 22:27[28]), « naming the name » (Lev 24:10- 24), and sinning with a high hand (Num 15:30-31). Then, we track some of the most notorious blasphemers, including Sennacherib (2 Kgs 18:1—19:37), Antiochus (1 Mace 1:20—2:14), Nicanor (2 Mace 14:16—15:37), and an unnamed Egyptian ruler 2.123-132).Third, we examine three Johannine claims—that Jesus is equal with God, that Jesus is the New Temple, and that the ‘ Ιουδαιοι are of the devil -and argue that non-believing Jews would have regarded these claims as blasphemous and would have expelled anyone from the synagogue who proclaimed them.

C’est une étude extrêmement intéressante, à tous les niveaux – que j’aurais bien aimé d’ailleurs avoir sous le coude pour mon Lévitique 24.16 : ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα. Comme je viens de commander l’ouvrage, je ne puis m’appuyer que sur la première mouture, autrement dit la thèse de 2001 elle-même disponible en ligne. Je n’aborde de surcroît que la partie consacrée à Lévitique.

Dans son chapitre 6 (pp.105-120), Truex aborde donc le passage de Lévitique 24.10-23. Commençant par Lévitique 24.11, il note que la malédiction dont il est question n’est pas précise, ce qui caractérise clairement un euphémisme puisque le narrateur ne va bien sûr pas rapporter des propos qu’il juge indignes (comparer avec Job 1.5, 15, 2.5,9, 1 Rois 21.13). Si les sens des termes grecs καταράομαι et ἐπονομάζω ne font guère de difficulté, il souligne néanmoins que la syntaxe peut, à bon droit, faire débat : au verset 11 en effet, le segment ἐπονομάσας… τὸ ὂνομα …κατηράσατο présente un participe (ἐπονομάσας) qui peut se comprendre de plusieurs manières (cf. p.106) :

  • antériorité : après avoir nommé le Nom, il maudit…
  • simultanéité : il maudit tandis qu’il prononçait le Nom…
  • instrumentalité : il maudit en faisant mention du Nom…

Truex résume ces problèmes dans l’alternative suivante : 1) soit il y a deux offenses distinctes : prononcer le Nom et maudire, 2) soit il n’y en a qu’une seule : maudire en prononçant le Nom (p.107). Il revient ensuite sur les difficultés sémantiques entourant קלל et  נקב, notant toutefois que le sens est assez bien assuré – et surtout qu’il n’est pas possible de rendre ויקב par il blasphéma.

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A ce stade Truex fait une aparté sur le sens de קלל , en dialogue avec H.C. Brichto (H. Brichto, The problem of the « curse » in the Hebrew Bible, SBL, 1963 ; review sur ce blog dès que mon exemplaire me sera arrivé). Il soutient, 1) que ce terme ne désigne pas spécifiquement le blasphème (contra Brichto), 2) qu’il désigne en fait une large gamme de mépris et de manque de respect (p.108) :

It is likely that we should understand קלל as showing contempt. (…) In contrast with Brichto, we have argued that the concept of blasphemy during the late Second Temple and Johannine was much broader in scope than simply cursing.

Mais si le terme lui-même ne signifie pas forcément blasphémer, le contexte, rappelle Truex, évoque bel et bien une forme de blasphème – ce qui explique par exemple que Symmaque ait pu rendre ויקב par ἐβλασφήμησεν, ou qu’un codex porte ἐλοιδώρησεν – insulta (cf. Field 1875 : 209). Sur les aspects linguistiques de ces termes, je vous renvoie à la courte mais intéressante étude de I. Skulkina, Blessing and Curse in the Old Testament : Socio-Cultural Aspects (2013, Master’s thesis).

De manière tout à fait intéressante, Truex relève une curiosité grammaticale, c’est qu’il y a une ambiguïté quant à l’objet du verbe ויקב : il méprisa… qui/quoi ? (p.109) L’Israélite avec lequel il se querellait ? Ou bien le Nom ? Et là je suis ravi de constater qu’il rejoint parfaitement mon analyse : en fait les deux verbes forment un hendiadys, et désignent une seule et même action qui concerne Dieu.

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Truex dresse ensuite un intéressant parallèle entre le fait d’être retranché du peuple (כרת ; cf. Hasel, TDOT 7 : 339-350) pour être lapidé, et le fait d’être retranché sans précision supplémentaire : l’exclusion symbolise alors le fait que le châtiment revient à Dieu (pp.111-112).

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Truex suggère (p.113) qu’au premier siècle, les disciples de la communauté johannique tombèrent sous le coup de ce type de blasphème : mais plutôt que d’appliquer le retranchement (karet) dans toute sa rigueur, puisque le jus gladii semble avoir été retiré aux autorités juives par les Romains, l’expulsion des synagogues ait pu marquer un ersatz acceptable (Jean 9.22, 12.42, 16.2) – et expliquerait mieux que la birkat ha-Minim la marginalisation et l’exclusion progressive des chrétiens du cadre religieux juif. Pour ce faire, il épouse les vues de Horbury, auxquelles je vous renvoie : W. Horbury, Jews and Christians in contact and controversy (T&T Clark, 1998 ; voir spécialement les pp.43-66, « Extirpation and Excommunication », et pp.67-110, « The Benediction of the Minim and Early Jewish-Christians Controversy » ; sur l’effet de la birkat, Horbury conclut : « It was not decisive on its own in the separation of church and synagogue, but it gave solemn liturgical expression to a separation effected in the second half of the first century through the larger group of measures to which it belongs. », p.110)

Après avoir examiné le verset 11 en détail, Truex aborde Lévitique 24.15-16 et demande (p.115) : 1) au verset 15, qui est l’objet de καταράσηται (LXX) ou יְקַלֵּל (TM) ? 2) Quelle est la peine pour cette offense ? 3) Le verset 16 introduit-il une offense différente du verset 15 ?

Le premier point s’explique par l’expression כִּי־יְקַלֵּל אֱלֹהָיו, qu’on peut traduire par quiconque méprise son dieu dans un sens généraliste : l’impiété ne concernerait alors pas le seul Dieu d’Israël, mais tous les dieux, y compris les « dieux » étrangers. Cela est loin d’être évident quand on regarde le texte grec ἄνθρωπος ὃς ἐὰν καταράσηται θεόν (Bible d’Alexandrie : un homme qui maudira Dieu – Dieu avec un D majuscule), mais paradoxalement c’est bel et bien ainsi que Philon l’a compris, puisqu’il dit clairement que ce n’est pas le « Père de l’univers » qui est en vue ici, mais les « dieux » païens (cf. De Vita Mosis 2.205). Si on accepte cette perspective – mais admettons qu’elle est un peu sophistiquée – l’élément choquant disparaît : quiconque invoque son dieu/Dieu est coupable, mais non de peine capitale. En revanche (v.16), celui qui insulte Seigneur (κυρίου sans article pour renvoyer au tétragramme) est passible de la peine capitale.

Le second point, suggère Truex, pourrait être purement pragmatique (p.116) :

If an offense of קלל is private and clandestine, then it can only be known by God and thereby only punished by God through the penalty of karet (see § 6.2). However, in the case of the Egyptian-Hebrew, the offense was demonstrably public and, unless punished immediately by a human court, it might have undermined the community. Thus punishment was placed in the hands of men and the man was executed (Lev 24:23).

Voilà qui nous paraît recevable et de bon sens. En fait, le contraste apparent entre Lévitique 24.15 et Lévitique 24.16 s’explique mieux si l’on considère que la faute est identique, à la seule différence près que l’une est privée, l’autre publique.

D’où la troisième question : le verset 16 introduit-il une offense différente du verset 15 ?

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Pour Truex (p.116), il s’agit vraisemblablement d’une seule et même offense, expliquée en termes casuistiques. A l’appui de son allégation, il examine le cas des targums, que nous avons déjà consultés, et qui nous ont conduit à la même conclusion. Il note une différence entre le Targum Neofiti, où la conflation des versets 15 et 16 tendent à ne voir qu’une seule offense, et le Targum du Pseudo-Jonathan, plus subtile, qui distingue l’offense selon l’usage d’un substitut du Nom, ou du Nom lui-même (p.117).

En tout état cause, rappelle Truex (p.117 ; je souligne) :

(…) the capital offense was not pronouncing the Name, as Heb Lev 24:16 might lead one to believe, but pronouncing the name in blasphemy or, if we may paraphrase, vocalizing blasphemy against God by unequivocally saying his Name.

Truex conclut en faisant état des deux hypothèses induites par ce cas de Lévitique 24.10-16 (p.119) :

  • le blasphème serait, d’un côté, mépriser Dieu et/ou le maudire (offense châtiée par Dieu uniquement), et, de l’autre, prononcer son Nom (offense passible de la peine capitale et à la main de la communauté),
  • ou bien le blasphème aurait une définition plus étroite, illustrée par le cas présent : une offense faite à Dieu durant laquelle son Nom est mentionné.

In this interpretation, what was outrageous was not that the Name was vocalized per sewhich was never a problem, done in the proper way, at the proper time – but that disdain for God ascended to such hubris that the Egyptian-Hebrew dared to make his contempt unequivocal by calling out the Name itself (p.119).

C’est semble-t-il à cette deuxième interprétation que Truex donne sa préférence, et nous avec lui. Paradoxalement, alors que son sujet concerne précisément Jésus et les premiers chrétiens, Truex ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement : si effectivement les hérétiques chrétiens étaient expulsés des synagogues pour ce genre de blasphème, se pourrait-il que leur usage du nom divin ait exacerbé les tensions entre Juifs et Chrétiens, sur la base même de Lévitique 24.10-16 (texte qui donnerait dans la Mishna et les autres compilations ultérieures les règles que nous avons mentionnées précédemment) ? Voire que l’usage du Nom par un minim ait été précisément, selon la casuistique héritée du Lévitique, le prérequis pour caractériser un blasphème ?

Un passage comme Matthieu 26.62-66 le suggère :

62 Le grand prêtre se leva et lui dit – Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages que ces gens portent contre toi ?
63 Jésus gardait le silence. Le grand prêtre lui dit – Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu.
64 Jésus lui répondit – C’est toi qui l’as dit. Mais, je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel.
65 Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant – Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous venez d’entendre son blasphème. Qu’en pensez-vous ?
66 Ils répondirent – Il est passible de mort.

Ce qui est certain, c’est que ses détracteurs cherchaient un motif de le mettre à mort. Mais tout respectueux qu’ils étaient de leurs propres traditions (celle qui serait fixée dans la Mishna, et qui donnerait un texte comme m.Sanhendrin 7.5), il leur fallait caractériser la peine de mort, autrement dit le blasphème, mais avec usage du Nom. Or de part et d’autre des substituts sont employés (Dieu vivant, Puissance). Au verset 64 Jésus fait une déclaration puissante et saisissante : il révèle son origine divine, sa qualité de Fils de l’homme daniélique (sur cette figure, cf. Truex, p.207 sq). C’est sa déclaration la plus précise, la plus frappante (on pense aussi à Jean 10.30-42). A ce stade Jésus n’avait plus rien à perdre, il pourrait bien avoir employé le Nom. Mais Matthieu retranscrit cet échange en mentionnant le substitut la Puissance, un euphémisme pour le nom divin. Au verset 65 le grand-pêtre déchire son vêtement, comme s’il venait d’entendre un blasphème caractérisé. Mais chose extrêmement curieuse, il demande l’avis de ses acolytes : « Qu’en pensez-vous ? ». Si le blasphème était tout à fait caractérisé, il n’y aurait pas besoin de demander un avis, surtout pour un grand-prêtre. C’est, pensons-nous, un indice convaincant montrant 1) que l’usage du Nom par une personne inculpée caractérisait le blasphème passible de mort, et 2) que les Juifs, contrairement à ce qu’on pense généralement (c’est de fait l’opinio communis) ont fait à Jésus un procès régulier. Car si au verset 66, l’intrigante et concise sentence tombe : « Il est passible de mort » (ἔνοχος θανάτου ἐστίν) – et alors, on peut penser au cas illustré dans le Lévitique -, il n’en demeure pas moins que Jésus sera finalement mis à mort non dans un procès civil, mais non religieux (sur ce point, cf. Gertoux, The Use of the Name (YHWH) by Early Christians (pp.14-17).

Truex donne quelques cas de blasphémateurs notoires (Sénnachérib, Antiochus, Nicanor, un chef égyptien, pp.133-180), et l’on est étonné de ne pas y voir figurer Caligula, en bonne place. Comme l’a montré Shaw (2014 : 63-94, et surtout 2005 : 33-48 ; voir mon Le blasphème de Caligula : Ιαω ?), Philon d’Alexandrie rapporte dans sa Legatio ad Gaium §353 ce qui pourrait bien être un usage blasphématoire du Nom. Ce serait alors un exemple supplémentaire à verser à l’interprétation de Lévitique 24.16 que nous évoquons ici.

Quoi qu’il en soit l’étude de Truex est passionnante, et montre – indirectement – comment les premiers chrétiens, déjà inculpés de מנות, d’hérésie, formalisaient un blasphème, et donc une peine capitale – virtuelle ou réelle – en cas d’emploi du nom divin.