On lit en Lévitique 24.15b-16a (LXX) :
15 ἄνθρωπος ὃς ἐὰν καταράσηται θεόν ἁμαρτιάν λήμψεται 16 ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου θανάτῳ θανατούσθω
Si l’on traduit littéralement sans tenir compte du contexte, il faut comprendre :
tout homme qui maudira Dieu portera sa faute, mais nommant le nom de Seigneur mourra de mort.
Voilà qui n’a cessé d’étonner. Pourquoi les traducteurs de la Septante ont-ils suggéré qu’il était plus coupable de nommer Dieu que de le maudire ? Cette lecture est-elle tout bonnement fondée ? Origène déjà laisse paraître un certain embarras, et ne se tire d’une mauvaise posture qu’aux frais d’un bricolage exégétique (Hom. Lev. XIV, 4 ; cité dans BA 3 : 196) :
Qu’il y ait un plus grand péché à maudire Dieu qu’à le nommer, on ne peut en douter ; reste à montrer qu’il est bien plus grave de porter son péché et de l’avoir avec soi que d’être condamné à mort. (…) Voilà donc de quelle manière la divine Écriture a justement attribué à celui qui maudit Dieu la charge d’un péché, mais à celui qui a fauté plus légèrement, la peine de mort.
Et c’est bien ainsi que l’a compris Philon d’Alexandrie (De vita Mosis 2.204 ; cf. Nikiprowetzky 1977 : 60) :
τοῦ καταρᾶσθαι χεῖρον τὸ ὀνομάζειν ὑπείληφας; tu as vu qu’il est pire de nommer que de maudire.
Cependant on ne saurait réduire le problème – chez Philon, et de manière générale – aussi aisément, ainsi qu’en témoigne le contexte immédiat, où un mot surprend (2.206 ; cf. Shaw 2014 : 152) :
εἰ δέ τις οὐ λέγω βλασφημήσειεν εἰς τὸν ἀνθρώπων καὶ θεῶν κύριον, ἀλλὰ καὶ τολμήσειεν ἀκαίρως αὐτοῦ φθέγξασθαι τοὔνομα, θάνατον ὑπομεινάτω τὴν δίκην. Mais si quelqu’un, je ne dirai pas blasphème contre le Seigneur des hommes et des dieux, mais ose proférer son nom de manière inopportune, il encourra la peine de mort.
Sans aucun doute, l’usage du nom divin était modéré. Mais Josèphe et Philon connaissaient le nom divin sous sa forme hébraïque. Il convient donc de déterminer si leur prudence à l’employer a pu ou non découler d’un passage comme Lévitique 24.16 d’après les Septante.
1. Nommer pire que maudire ?
C’est de fait devenu un lieu commun : on rappelle volontiers que les traducteurs alexandrins, sans doute influencés par le contexte hellénistique qui était le leur – où la divinité suprême ne pouvait avoir de nom – ont rendu la prononciation du nom divin plus coupable que sa malédiction. Ainsi, J. Bonsirven fait remarquer (Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ – Sa théologie, vol. I, 1934 : 118-119) :
Toutes les sources attestent qu’à notre époque il était sévèrement interdit de prononcer le nom sacré : « qui le prononce indistinctement n’a pas part au siècle à venir [Sanh. XI, 1 = TSahn. XII, p.433. PSanh 28 b, R. Mana (tan.) ajoute : comme, par exemple, les Samaritains, quand ils jurent. Le הוגה du texte signifie, non un usage magique (…), mais prononcer en public : cf. AZ, 18 a, R. Hanania b. Teradion, brûlé pour l’avoir prononcé (הגה) en ses lettres.]. Rab ordonne d’excommunier celui qui prononce le nom [Nedar. 7 b]. Josèphe raconte que Dieu révéla à Moïse son appellation propre, προσηγορία, « dont il ne m’est pas permis de parler », ajoute-t-il [Antiq. II, XII, 4 (276)]. Philon rappelle que « celui qui nomme le nom du Seigneur doit mourir [Vita Mos. II (III), 25 (203) IV, p.247 : se réfère à la lettre des LXX : Lev XXIV, 15. Ibid 11 (114) p.227.]. » (…) Et enfin les LXX, rendant le mot hébreu de Lev. XXIV, 16, non par maudire, mais par « nommer le nom ( ̓Ονομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου θανάτῳ θανατούσθω) », attestent également que cette interdiction était déjà portée. Dans le document sadokite le יהוה des textes bibliques est remplacé par אל.
On trouve en substance le même raisonnement sous la plume de F. Prat dans l’article « Jéhovah » du Dictionnaire de la Bible (Vigouroux éd., 1903, vol. III : 1224) :
La défense de prononcer le nom de Jéhovah, en dehors de quelques cas très exceptionnels, est fort ancienne ; elle existait déjà probablement au temps des Septante qui traduisirent le tétragramme par l’appellatif Κύριος ; en tout cas, elle était en vigueur au début de notre ère, car Josèphe, racontant la révélation du Sinaï, se croit interdit de transcrire le nom divin, Ant. jud., II, XII, 4. On sait que les rabbins tirent l’interdiction de prononcer le tétragramme d’un passage du Lévitique, XXIV, 16, entendu dans un sens rigoriste : « Celui qui maudira (נֹקֵב) le nom de Jéhovah sera puni de mort. » Or il se trouve que נקב, maudire, signifie aussi ponctuer, désigner distinctement.
Mais il faut apporter de sérieuses réserves à ces affirmations :
– l’emploi du nom divin au Ier siècle était aussi divers que le judaïsme lui-même ; on ne saurait avec sérieux établir de règle en la matière (voir l’étude magistrale de Shaw 2014, spécialement pp.150-154, 167-301),
– les rabbins n’ont pas vraiment fait appel à ce verset pour interdire la prononciation du Nom (cf. Parke-Taylor 1975 : 10). Au contraire, ils en ont eu une interprétation très précise, qui tenait compte du contexte : ainsi on peut lire en m.Sanhendrin 7.5 (cité dans J. Massonnet, « Sanhédrin », DBS 11 : 1367 ; cf. b. Sanh. 59a) :
Le blasphémateur n’est pas coupable tant qu’il n’a pas prononcé explicitement le nom. המגדף אינו חייב עד שיפרש השם
Quelques exemples sont donnés dans m.Shebuoth 4.13 (sur ce point voir Livingston 1986, Halévy 1884 : 171) :
[If he said.] `I adjure you`; `I command you`; `I bind you`; they are liable. `By Heaven and earth!` (בשמיים ובארץ) they are exempt. `By Alef Daleth` (באלף דלת); `By yod He` (ביוד הא); `By Shaddai` (בשדיי); `By Zebaoth` (ובצבאות) ; `By the merciful and gracious one`; `By the long suffering one`; `By the one Abounding in kindness`; or by any of the substitutes [for the name]: they are liable. He who blasphemes by any of them is liable: this is the opinion of R. Meir [T4]; but the Sages exempt him. He who curses his father or mother by any of them is liable; this is the opinion of R. Meir [T4]; but the Sages exempt him. He who curses himself or his neighbour by any of them transgresses a negative precept. [If he said,] `The Lord smite you`; or `God smite you`; these are the curses written in the Torah. `may [The Lord] not smite you`; or `may he bless you`; or `may he do good unto you [if you bear testimony for me]`: R. Meir [T4] makes [them] liable, but the Sages exempt [them].
Cette règle a d’ailleurs certainement joué un grand rôle lors du procès de Jésus (où l’on remarque précisément l’emploi d’euphémismes ; et où les adversaires de Jésus cherchent précisément à qualifier ce type de blaphème), ou lors du discours d’Étienne. Voir aussi b.Sanh. 7.5, y.Sanh. 7.8 I.1.D ou Mekhilta de-Rabbi Shimon Bar Yohai : Bahodesh, 55.1.2.E. Dans tous les cas, le contexte intéresse une malédiction, en lien d’ailleurs avec une malédiction contre ses parents (Deutéronome 27.16, Proverbes 20.20, etc.). Ainsi m.Sanh 7.8 : והמקלל אביו ואימו– אינו חייב, עד שיקללם בשם, celui qui maudit son père et sa mère n’est pas puni tant qu’il ne les a pas maudits par le Nom.
– il n’est pas du tout établi que les traducteurs des Septante aient rendu initialement le tétragramme par κύριος ׃ c’est même assez improbable quand on jette un œil sur les témoins manuscrits antérieurs au IIe s. (voir mes Nomina sacra et Septante : qui et quand ? et Ἰαώ, θεός, κύριος ? Le Nom dans la LXX « originale »…) mais aussi sur les irrégularités entourant l’usage de l’article avec κύριος (cf. Shaw 2014 : 133-165 pour une réfutation de Pietersma et Rösel ; voir aussi mon Pietersma_Review).
2. Maudire en usant du Nom
Le passage de Lévitique 24.10-16 présente un grand nombre de difficultés lexicales, syntaxiques et textuelles (cf. plus bas indications bibliographiques). Dans ce qui suit, nous nous bornons à l’essentiel : on peut soutenir que les traducteurs des Septante ont fait preuve de cohérence, et, contrairement à ce qui est souvent avancé, n’ont pas dissuadé l’usage du Nom en tant que tel, mais son usage blasphématoire.
1) Le contexte
Les expressions centrales sont les suivantes :
v.11 a : וַיִּקֹּב …אֶת־הַשֵּׁם / καὶ ἐπονομάσας … τὸ ὂνομα
וַיִּקֹּב peut s’analyser de deux manières : c’est un wayyiqtol 3MS formé soit sur le verbe נָקַב, distinguer, désigner (DHAB 253, CDCH 282, HALOT 718), soit sur le verbe קבב, mépriser (DHAB 325, CDCH 386, HALOT 1060). Les traducteurs ont retenu, à raison, la première option : le participe aoriste ἐπονομάσας (<ἐπονομάζω, nommer) rend fidèlement le sens de נקב. Il est à noter que קבב n’est jamais construit avec le vocable שם, contrairement à נקב (cf. Hutton 1999 : 535) ; de surcroît נָקַב figure sans doute possible dans le contexte proche : v.16 וְנֹקֵב et בְּנָקְבוֹ). Tous deux voient leur sens « complété » par une paronomase : אֶת־הַשֵּׁם / τὸ ὂνομα, nommer… le nom.
v.11 b : וַיְקַלֵּל / κατηράσατο
Pour le verbe קָלַל, les Septante portent régulièrement κατηράσατο (<καταράομαι, maudire ; cf. GELS 381, GHI 65). Bien que le verbe נקב puisse, par extension, signifier blasphémer (cp. Job 3.8 ?), nous pensons que l’emploi du verbe קָלַל restreint ici son sens à la simple désignation, que קָלַל précise derechef. Ainsi Weingreen (1972 : 120) :
(…) clearly his crime was that he uttered the name of God with impious and contemptuous words.
Ce verset 11 peut d’ailleurs se comparer à Exode 22.27 où l’on retrouve le même verbe dans le même contexte : אֱלֹהִים לֹא תְקַלֵּל, tu ne maudiras point Dieu.
En fait Lévitique 24.11 illustre à la perfection l’interdit d’Exode 20.7a : לֹא תִשָּׂא אֶת שֵֽׁם יְהוָה אֱלֹהֶיךָ לַשָּׁוְא, Tu ne prononceras le nom de Jéhovah ton Dieu à la légère.
On a affaire à un hendiadys verbal (Lillas 2012 : 410, cf. GBHS 148) : les deux verbes וַיִּקֹּב et וַיְקַלֵּל sont coordonnés par un waw, et ne se réfèrent qu’à une seule et même action : une profanation (nommer + maudire tout à la fois). Il n’est pas nécessaire de s’interroger sur l’absence d’objet à וַיְקַלֵּל.
v.15 : ἄνθρωπος ὃς ἐὰν καταράσηται θεόν / אִישׁ אִישׁ כִּֽי יְקַלֵּל אֱלֹהָיו
On remarque d’emblée une variante : אֱלֹהָיו, son Dieu / θεόν, Dieu. En grec, l’absence de cet adjectif personnel semble accentuer le contraste entre καταράσηται θεόν et ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου. Rappelons que l’objet du verset est de signaler que, bien qu’il s’agisse d’une faute grave, maudire Dieu n’est pas passible de mort. Si on ne précise pas ce qu’il faut entendre par « maudire Dieu », le contraste entre les deux expressions suggère peut-être qu’un grand nombre de situations peuvent être tolérées (ainsi, une violente altercation), mais qu’en aucun cas l’homme qui blasphème le nom de Dieu durant ce type de chamailleries n’en sera quitte : קדש ליהוה, la sainteté appartient à Jéhovah – n’est-ce pas là un thème phare dans le Lévitique ?
Dans ce verset encore, les Septante rendent le verbe קָלַל par un bon équivalent καταράομαι.
v. 16 a : וְנֹקֵב שֵׁם־יְהוָה / ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου
De manière tout à fait comparable au verset 11, נָקַב est traduit par ὀνομάζω (v. 11 ἐπονομάζω). Les traducteurs ne sont donc pas dans l’interprétation. Ils traduisent plutôt bien leur texte !
C’est à cette conclusion que McDonough est également parvenu (2011: 62-63) :
On closer inspection, however, it becomes clear that the LXX has given a very reasonable translation of a difficult Hebrew original. The Hebrew verb נקב can simply mean « specify » or « designate » as well as « curse ». Moreover, one could (with Brown-Driver-Briggs) take יקב ִin Lev. 24:11 as a qal imperfect of קבב, which does properly mean « curse » (as frequently in the Balaam narratives in Numbers 22-24). The LXX translators appear to have derived the forms in Leviticus from נקב, and the consistently rendered them in the sense « designate » or « name, » leaving the reader to realize from the context and the use of קלל/καταράομαι (vv.11,14) that the offense in question is in fact cursing God and not merely speaking His name. The translation could, of course, be used to support a prohibition against saying the divine name, but this does not mean the translators intended it to be taken that way.
L’ambiguïté lexicale des verbes נקב et קלל et la possible dérivation de יקב depuis קבב sont patentes. On peut même aller plus loin, et souligner une ambiguïté liée à la morphologie et à la syntaxe : au verset 16, ὀνομάζων est un participe. BA 3 : 195 (traduction reproduite in extenso ci-dessus) rend ainsi : « pour avoir nommé », ce qui est parfaitement possible. Reprenons cependant le contexte plus large, depuis le verset précédent : 15 καὶ τοῖς υἱοῖς Ισραηλ λάλησον καὶ ἐρεῖς πρὸς αὐτούς ἄνθρωπος ὃς ἐὰν καταράσηται θεόν ἁμαρτιάν λήμψεται 16 ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου θανάτῳ θανατούσθω (…). Selon nous, le début du verset 16 est elliptique. Il faut entendre : ὃς ἐὰν καταράσηται θεόν ὀνομάζων τὸ ὂνομα, celui qui maudira Dieu en faisant usage du nom… Pour les raisons suivantes : 1) au verset 11, ce cas de figure est précisément illustré par un hendiadys (et il nomma… et il maudit = il nomma en maudissant), 2) c’est ainsi que l’entend l’exégèse rabbinique (qu’on ne saurait soupçonner d’atténuer le sens des passages qu’elle commente ; et qu’on ne peut pas non plus soupçonner d’encourager l’emploi du Nom…) et les targums, et 3) le nom divin figure de fait trois fois dans la péricope en question (Lévitique 24.10-16).
C’est c’est ce qui nous conduit à considérer brièvement le cas des targums.
2) Les Targums
Certes les targums ne sauraient servir à fonder une exégèse particulière. Compte tenu cependant de leur emploi euphémistique du tétragramme (יי, ייי, etc.) – il est d’autant plus remarquable de ne pas y trouver l’interprétation prêtée à la Septante. Ainsi dans le Targum du Pentateuque édité par R. Le Déaut (Cerf, 1979, volume 2 : Exode et Lévitique, pp.488-491), on constate une certaine surenchère, dont les détails précisent clairement l’interprétation adoptée :
Au v.11 il est question de proférer avec des imprécations / énoncer en toutes lettres et outrager, tandis qu’au verset 16 il s’agit de proférer avec des imprécations / proférer et outrager.
Dans le Targum d’Onqelos par exemple, le segment וְדִיפָרֵיש שְמָא דַיוי contient bel et bien le nom divin – sous la forme יוי. Quant au verbe וְדִיפָרֵיש , tiré de פרש, c’est un bon équivalent de נקב qui signifie spécifier, désigner – et par extension nommer (cf. CAL s.v. prš). Pouvait-on raisonnablement prêter flan à la contradiction, en proscrivant l’emploi du Nom, mais en le mentionnant dans la même phrase ? C’est difficile à admettre ! C’est bien qu’on n’entendait pas l’emploi seul du Nom comme l’objet du délit, mais seulement son emploi illégitime.
3) 4Q120 = 4QLevb
C’est l’ironie de l’histoire. Le seul témoin de la Septante qui nous soit parvenu à ce jour avec une forme grecque pour le nom divin appartient à un fragment du Lévitique ! C’est ce que fait remarquer Shaw (2014 : 150) à propos des incohérences dans la thèse de Rösel (qui, comme Pietersma, tente d’étayer un kyrios originel) :
The main issue here is that of all books of the LXX to have been partly preserved with the pronounced form Ιαω written in it, 4Q120 is of Leviticus. Therefore, although the few scraps we have do not contain the locus in question, we must consider what our text likely read in this verse. That is, did it have this pronounced form and also contain a command forbidding one to utter it under penalty of death ?
C’est tout à fait inconcevable. D’où l’on peut conclure que dans la Septante, ὀνομάζων δὲ τὸ ὂνομα κυρίου ne signifiait pas nommer le nom de Seigneur, mais nommer le nom de Seigneur (en maudissant ou en vain, ou de manière inopportune, etc.). Sans doute Exode 20.7 devait-il être présent à l’esprit : οὐ λήμψῃ τὸ ὂνομα κυρίου τοῦ θεοῦ σου ἐπὶ ματαίῳ.
En résumé
Il n’est pas certain que Lévitique 24.16 ait été rendu par les traducteurs de la Septante de manière à dissuader la prononciation du nom divin, même si c’est ainsi que le verset a pu être compris ultérieurement, par Philon d’Alexandrie par exemple. Le contexte indique clairement que ce qui était en vue, c’était un comportement inadapté assorti de la profération du Nom. D’un point de vue formel, les Alexandrins rendent légitimement נקב par ἐπονομάζω/ὀνομάζω et קלל par καταράομαι. Seulement, après avoir cité un cas précis où, par un hendiadys verbal, נקב et קלל voient leur sens fusionnés en un seul et même acte répréhensible, les traducteurs ne répètent la même idée, au verset 16, car elle est évidente.
Il faut donc comprendre Lévitique 24.16 à la lumière de 2 Timothée 2.19 (peut-être inspiré de Siracide 17.26, 23.10, 35.3) :
ἀποστήτω ἀπὸ ἀδικιάς πᾶς ὁ ὀνομάζων τὸ ὂνομα κυρίου
Quiconque prononce le nom du Seigneur, qu’il s’écarte de l’iniquité.
Indications bibliographiques
- Weingreen, « The Case of the Blasphemer (Leviticus XXIV 10 ff.) », Vetus Testamentum 22/1, 1972 : 118-123
- Hutton, « The Case of the Blasphemer Revisited (Lev. XXIV 10-23) », Vetus Testamentum 49/4, 1999 : 532-541
- Livingston, « The Crime of Leviticus XXIV 11 », Vetus Testamentum 36/3, 1986 : 352-354
- Lillas, Hendiady in the Hebrew Bible (Ph.diss., 2012)
- Shaw, The Earliest Non-Mystical Use of Ιαω, Peeters, 2014
- McDonough, YHWH at Patmos : Rev. 1:4 in Its Hellenistic and Early Jewish Setting, Wipf & Stock Publishers, 2011
- Harlé et Pralon, La Bible d’Alexandrie, 3. Lévitique, Cerf, 1988
(Lévitique 24:16) 16 Ainsi celui qui injurie le nom de Jéhovah doit absolument être mis à mort. Il faut absolument que toute l’assemblée le crible de pierres. Le résident étranger aussi bien que l’indigène, pour avoir injurié le Nom, sera mis à mort.
TMN
Passionnant !
En te lisant, apparaît plus clairement encore le côté décadent de l’interprétation rigoriste de ce passage, sur un texte il est vrai a priori déroutant, puisque – lu littéralement – il interdit explicitement l’usage du Nom.
C’est donc bien le littéralisme qui constitue le danger. Dans la tradition juive rigoriste qui l’a ainsi emporté généralement (et a été reprise par la grande Église puis la grande majorité des chrétiens jusqu’aujourd’hui), il est communément admis que le Nom est « imprononçable », comme si c’était une évidence et un consensus universel ! Y compris chez des auteurs passionnants spécialistes du sens spirituel et symbolique du texte biblique (donc non portés a priori au littéralisme).
Ainsi, s’opposent deux usages du Nom divin :
– les rigoristes qui ne l’emploient plus et l’interdisent par littéralisme (se coupant de l’influence de Dieu qui, selon le texte même, provient de l’usage sacré du Nom lorsqu’il est correctement invoqué). C’est un formalisme hypocrite, déconnecté de l’influence divine et donc purement théâtral ;
– ceux qui invoqueraient le Nom « en vain » et seraient effectivement sous le coup de l’interdiction lévitique. J’y associerai d’une part ceux qui invoquent le Nom pour imposer des dogmes élaborés par l’homme et infidèles aux Ecritures (dogmatisme). Ainsi que d’autre part, ceux pour qui le nom de Dieu n’est qu’un mot sans sacralité absolue et qui n’a qu’un intérêt religieux ou linguistique tout relatif (relativisme).
D’un côté, ceux qui refusent désormais de se mettre sous l’influence divine par le Nom sacré, comme s’ils renonçaient désormais à sacraliser leur culte par le mot le plus sacré, sceau suprême et central de sa sacralité (quel est dès lors l’intérêt d’un culte qui ne sait plus invoquer son fondement sacré ?).
De l’autre, ceux qui emploient le Nom de manière « profane », non sacrée, en mêlant profane et sacré indument (« en vain »), par exemple en mêlant des considérations profanes (ou ignorantes, ce qui est équivalent) à l’usage du nom (relativisme) ou bien en mêlant le Nom à des doctrines, des traditions ou des commandements d’homme (dogmatisme), là encore par ignorance de la science sacrée, qui seule donne le droit sacré d’employer correctement le Nom.
On voit alors que la dégradation du sacré provient d’un affaiblissement et une perte de la connaissance du sens spirituel profond du texte, puisque le littéralisme, comme le dogmatisme ou le relativisme ont tort. Autrement dit, d’une perte de la science sacrée du Nom sacré.