04/07/2015

Romains 10.13 : Quiconque invoque le nom de…

P46 (II/III), Philippiens 2:11

P46 (II/III), Philippiens 2:11

I. Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne

Assurément, je pense que le nom divin a figuré dans les toutes premières copies du Nouveau Testament, dans les sifrei ha-Minim qu’évoque le Talmud (y. Shabbat XIII, 5, XVI, 1, 15c ; b. Shabbat 116a ; cf. Jaffé 2005 : 237-312, Mimouni 2004 : 98-102). Mais si je défends une telle hypothèse, j’invite aussi à la prudence. En vérité, ce Nom n’a sans doute figuré que dans certains écrits seulement (Fontaine 2007 : 302, 306). On peut s’en persuader en lisant Paul : sous sa plume en effet, Christ devient le centre de tout, et concentre l’essentiel des professions de foi.

  • Romains 10.9 : ὅτι ἐὰν ὁμολογήσῃς ἐν τῷ στόματί σου κύριον Ἰησοῦν καὶ πιστεύσῃς ἐν τῇ καρδίᾳ σου ὅτι ὁ θεὸς αὐτὸν ἤγειρεν ἐκ νεκρῶν, σωθήσῃ ; vu que, si de ta bouche tu confesses Jésus comme Seigneur et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé.
  • 1 Corinthiens 12.3 : διὸ γνωρίζω ὑμῖν ὅτι οὐδεὶς ἐν πνεύματι θεοῦ λαλῶν λέγει ;  Ἀνάθεμα Ἰησοῦς, καὶ οὐδεὶς δύναται εἰπεῖν ;  Κύριος Ἰησοῦς, εἰ μὴ ἐν πνεύματι ἁγίῳ. C’est pourquoi je vous fais savoir que personne, parlant par l’Esprit de Dieu, ne dit : Jésus est anathème ; et que personne ne peut dire : Jésus est le Seigneur, si ce n’est par l’Esprit-Saint.
  • Philippiens 2.11 : καὶ πᾶσα γλῶσσα ἐξομολογήσηται ὅτι κύριος Ἰησοῦς Χριστὸς εἰς δόξαν θεοῦ πατρός. et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

Cela va même plus loin. Non content de reléguer le Dieu de l’Ancien Testament à l’arrière-plan, Paul fait du Fils la figure éminente et proéminente du christianisme. Ainsi, quand il cite l’AT, il n’hésite pas à lui donner une actualité des plus déconcertantes.  Par exemple, on connaît bien l’expression eschatologique יוֹם יְהוָה, « jour de Jéhovah » (Isaïe 13.6, 9, Ézéchiel 13.5, Joël 1.15, 2.1, 11, 31, 3.14, Amos 5.20, Abdias 1.15, Sophonie 1.7, 14, Malachie 4.5 ; cf. Strazicich 2007 : 83-110, Perrot 1997 : 294). Ce jour du Seigneur – ἡμέρα κυρίου – qu’on attend ardemment (1 Thessaloniciens 5.2, 2 Thessaloniciens 2.2, etc.) est en fait, chez Paul, le jour du Seigneur Jésus (1 Corinthiens 1.8, 5.5, 2 Corinthiens 1.14, Philippiens 1.6, 10, 2.16 ; cf. Capes 1992 : 84), ce qui n’est pas forcément le cas ailleurs dans le Nouveau Testament (1 Pierre 2.12, 2 Pierre 3.12, Apocalypse 16.14, etc.). Ainsi dans l’acclamation Maranatha, c’est bien le retour du Seigneur Christ qu’on appelle de ses vœux : Notre Seigneur, viens ! (1 Corinthiens 16.22, Apocalypse 22:20 ; cf. 1 Corinthiens 11.26, Didachè 10.6 ; cf. Cullmann 1959 : 208-212, Fitzmyer 1998 : 218-235).

Certes il ne faudrait pas aller jusqu’à penser qu’il confond le Seigneur Jésus avec le Seigneur Dieu (cf. Cerfaux 1954, 1951 : 352 ; cf 1 Corinthiens 8.5-6, 1 Timothée 2.4-6). Mais il n’hésite pas à actualiser l’Ancien Testament, autrement dit lui donner une signification nouvelle.

Cela ne devrait pas surprendre pour au moins deux raisons :

1) Si à bien des égards, la méthode exégétique paulinienne est sui generis, elle est aussi celle de son temps : analogie, assimilation, interprétation simple, démonstration juridique et généralisation. On fait volontiers référence aux règles ou middoths de Hillel. D’autres existaient (Instone-Brewer 1992 : 226-231Longenecker 1999 : 88-116, Ellis, in Mikra 691-725). En particulier, on est frappé des affinités entre la méthode de Paul et celle en usage à Qumrân (Lim 1997 : 123-139, CBP 2001 : 35-36, EDSS 2 : 638-641, Avemarie in Garcia Martinez et al. 2009 : 83-102). Comme il avait reçu une éducation supérieure, de type rabbinique (ABD 5 : 187, W.R. Stegner in DPL : 503-511), Paul ne pouvait ignorer les techniques de son temps (Bonsirven 1939 : 81, Stanley 2008, Porter 2002 : 503-512, Davies 1979), même s’il faut tenir compte de son propre génie (cf. Chilton et Neusner 1995 : 68-71). Comme l’explique la Commission Biblique Pontificale (2001 : 37) :

Paul utilise ces techniques avec une fréquence particulière, spécialement dans des discussions avec des adversaires juifs bien instruits, qu’ils soient chrétiens ou non. Souvent, il s’en sert pour combattre des positions traditionnelles dans le judaïsme ou pour étayer des points importants de sa propre doctrine.

Et de citer des cas de qal wa-homer en Romains 5.15,17 ; 2Corinthiens 3.7-11, et de gerezah shawah en Romains 4.1-12 et Galates 3.10-14.

Or ces règles ne répondent pas nécessairement à notre logique exégétique actuelle, surtout quand elles sortent un mot ou une phrase d’un contexte antérieur pour l’ajourner. Deux procédés particulièrement sont présents dans les épîtres pauliniennes: le midrash et le pesher (cf. Bock et Fanning 2006 : 259-261Kaiser et al. 2008 : 26-28).

Le midrash est une exposition d’un passage biblique. Comme l’explique Renée Bloch (DBS 5 : 1263 ; voir aussi ABD 4 : 818-822, NIBD 4 : 81-84, EDSS 1 : 539-542), le genre est complexe :

Il importe de donner à ce terme son sens véritable. On le prend en effet pour synonyme de fable, d’affabulation légendaire. En réalité, il désigne un genre édifiant et explicatif étroitement rattaché à l’Écriture, dans lequel la part de l’amplification est réelle mais secondaire et reste toujours subordonnée à la fin religieuse essentielle, qui est de mettre en valeur plus pleinement l’œuvre de Dieu, la Parole de Dieu.

Les caractéristiques principales du midrash sont précisées ainsi : 1) il a son point de départ dans l’Écriture, 2) il est de caractère homilétique, 3) c’est une étude attentive du texte et 4) il s’adapte au présent (DBS 5 : 1265-1266 ; cf. DBS 4 : 561-569, Chilton et Neusner 1995 : 68-69). Après avoir signalé que Paul fait usage de ces méthodes et signalé quelques cas (Romains 5.9, 11, 12 ; 1 Corinthiens 9.2 ; 2 Corinthiens 3.8,11; 8.15), Guillemette et Brisebois soulignent que Paul « dépasse les règles d’Hillel », puis précisent le sens du terme midrash ainsi (1987 : 19) :

Pour rendre chaque mot et chaque verset intelligibles, pour rendre la totalité de l’Écriture cohérente et son message acceptable et signifiant à leurs contemporains, les rabbins ont employé le midrash. Ce mot a plusieurs sens, mais en exégèse il signifie la recherche d’un sens qui dépasse le simple sens littéral d’un texte. C’est le sens profond que l’on peut tirer de ce texte et c’est aussi l’explication que l’on peut en donner.

Ce type d’approche peut produire des résultats féconds, comme la typologie adamique qui oppose Adam à Christ, directement (1 Corinthiens 15.45-49) ou non (Philippiens 2.6-11), et qui ne s’entend clairement qu’à la lumière de l’exégèse midrashique (Kister in Bieringer et al. 2010 : 351-365). Comme je l’ai souligné, ce sens profond peut néanmoins surprendre à l’occasion. Et de fait Paul emploie l’Ancien Testament essentiellement, selon l’expression de Charles Perrot (1997 : 293 ; voir aussi Bonsirven 1939 : 275), pour le christifier.

2) La réactualisation du message vétérotestamentaire ne doit pas non plus surprendre quand on rappelle que Paul était un auteur inspiré, comme il le rappelle quelques fois (cf. 1 Corinthiens 7.40). On pourrait alors dire, en un sens : τὸ πνεῦμα ὅπου θέλει πνεῖ, l’esprit souflle où il veut (cp. Jean 3.8)…

II. Romains 10.13 : un midrash paulinien

Ces quelques faits saillants de la méthode paulinienne étant rappelés, on sera plus à même de comprendre que Paul cite parfois l’AT, où il est question de Jéhovah, pour l’appliquer, directement ou indirectement, à Jésus :

NT AT
Romains 8.36 Psaume 44.22
Romains 14.11 Isaïe 45.23
Philippiens 2.10 Isaïe 45.23
1 Corinthiens 2.16 Isaïe 40.13
Éphésiens 4.8 Psaume 68.18

Dans le chapitre 10 de Romains qui nous intéresse maintenant, Paul ne déroge pas à cette tendance.

1 Frères, le bon plaisir de mon cœur et ma prière à Dieu pour eux, c’est qu’ils soient sauvés. 2 Car je leur rends le témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu mais non selon une juste connaissance ; 3 car ne connaissant pas la justice de Dieu, et cherchant à établir leur propre justice, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu. 4 En effet, la fin de la loi, c’est Christ pour la justification de tout croyant. 5 Moïse, en effet, écrit de la justice qui vient de la loi : L’homme qui aura fait ces choses vivra par elle. 6 Tandis que la justice qui vient de la foi parle ainsi : Ne dis pas en ton cœur : Qui montera au ciel ? c’est en faire descendre Christ ; 7 ou : Qui descendra dans l’abîme ? c’est faire remonter Christ d’entre les morts. 8 Mais que dit-elle ? La parole est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur. C’est la parole de la foi, que nous prêchons ; 9 vu que, si de ta bouche tu confesses Jésus comme Seigneur et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. 10 Car c’est du cœur qu’on croit pour parvenir à la justice, et c’est de la bouche qu’on confesse pour parvenir au salut. 11 En effet, l’Écriture dit : Quiconque croit en lui ne sera point confus. 12 Car il n’y a pas de différence entre le Juif et le Grec, car tous ont le même Seigneur, riche pour tous ceux qui l’invoquent. 13 Car quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. 14 Comment donc invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en Celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler sans quelqu’un qui prêche ? 15 Et comment y aura-t-il des prédicateurs, s’ils ne sont pas envoyés ? Selon qu’il est écrit : Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles ! 16 Mais tous n’ont pas obéi à la bonne nouvelle ; car Esaïe dit : Seigneur, qui a cru à notre prédication ? 17 Ainsi, la foi vient de l’audition ; et l’audition se produit par la parole de Christ. 18 Mais je dis : N’ont-ils pas entendu ? Oui, certes, leur voix est parvenue à toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux extrémités du monde. 19 Mais je dis : Israël ne l’a-t-il pas su ? Moïse, le premier, dit : J’exciterai votre jalousie à l’égard de ce qui n’est pas une nation ; je provoquerai votre colère à l’égard d’une nation privée d’intelligence. 20 Et Esaïe s’enhardit jusqu’à dire : J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient point, et je suis apparu à ceux qui ne me demandaient pas. 21 Mais à l’égard d’Israël, il dit : Tout le jour j’ai tendu mes mains vers un peuple désobéissant et contredisant. (Bible Annotée – Romains 10.1-20)

Tout le chapitre vise à démontrer aux Juifs que Christ est la fin de la loi, et que le salut ne peut s’atteindre que par la profession de foi en Jésus. Pour ce faire, Paul émaille son discours de citations et d’échos scripturaires parfaitement maîtrisés.

NT

AT

Romains 10.5

Lévitique 18.5

Romains 10.6-8

Deutéronome 9.4, 30.12-14

Romains 10.11

Isaïe 28.16

Romains 10.13

Joël 2.32

Romains 10.15

Isaïe 52.7

Romains 10.16

Isaïe 53.1

Romains 10.18

Psaume 18.5, 19.4

Romains 10.19

Deutéronome 32.21

Romains 10.20

Isaïe 65.1

Romains 10.21

Isaïe 65.2

Il n’est pas lieu ici d’en discuter les moindres détails, qui sont nombreux (Abasciano 2012, Stanley 2008, Ellis 2003, Moyise 2015, Carson 2009, Porter 2008, Capes 1992, Nagel 2012, Beale et Carson 2007 : 652-667, Archer et Chirichigno 1983 : 65a, 92a-b, 209b, 294b, 244a, 247b, 144a, 113a, 264a). Signalons en premier lieu la provenance de ces citations (cf. M. Silva in DPL 631 ; Stanley 1992 : 126-147) : Paul = LXX = TM : Romains 10.5, 13, 19 ; Paul = LXX <> TM : Romains 10.16, 18, 20-21 ; Paul <> LXX <> TM : Romains 10.6-8, 11, 15. On le voit, dans l’ensemble son texte suit verbalement la LXX, à quelques détails près. Quelques fois cependant, il donne l’impression de citer un texte grec inconnu, que peut-être il adapte pour les besoins de son exposé. Mais on remarquera que dans notre chapitre son texte n’est jamais conforme au TM contre le sens de la LXX (ce qui lui arrive à l’occasion, cf. Romains 1.17, 11.4, 35, 12.19, 1 Corinthiens 3.19, Galates 3.11, 2 Timothée 2.19). Autrement dit, on est méthodologiquement fondé à comparer son texte avec celui de la LXX.

En Romains 10.4 donc, Paul énonce l’idée maîtresse de ce passage (qu’on retrouve en Galates 3.12) : τέλος γὰρ νόμου Χριστὸς εἰς δικαιοσύνην παντὶ τῷ πιστευόντι. Nul ne serait justifié autrement que par le Christ ? Voilà une idée nouvelle et subversive qu’il lui faut défendre. Car il n’ignore pas que l’Ancien Testament proposait une vision radicalement différente de la justification : ainsi Lévitique 18.5, ou encore Ézéchiel 20.11, posent la loi mosaïque comme fondement unique pour le salut des humains. Pour surmonter le paradoxe, Paul va faire preuve d’une subtilité toute rabbinique : il va associer un fait connu – Christ descendu du ciel, et remonté de « l’abîme de la mort » – à un texte de l’Ancien Testament contenant l’idée descente/ascension.

DeutXXXRomX

Là où le texte d’origine explique figurativement qu’il n’est nul besoin de franchir ciel et mer pour trouver la Loi, parce qu’en fait la Loi se tient là, tout près de soi, Paul procède par analogie (gerezah shawah) : monter au ciel pour obtenir la Loi (cf. Baruch 3.29) ? Ou plutôt pour faire descendre le Christ… Descendre dans l’abîme pour y chercher la Torah ? Plutôt pour en faire remonter Christ d’entre les morts…  Ce dernier raisonnement n’est d’ailleurs possible qu’à la faveur d’un jeu de mot. La Septante porte πέραν τῆς θαλάσσης, « au-delà de la mer ». Paul de son côté utilise une expression beaucoup plus équivoque καταβήσεται εἰς τὴν ἄβυσσον, « descendre dans l’abîme », en jouant sur la proximité sémantique θάλασσα/ἄβυσσος. Il n’est pas anodin que cette citation, contrairement aux autres, ne soit pas formellement introduite par un γράφει (v.5), un τοῦτʹ ἔστιν (v.7, 8), ou un λέγει (v.8, 11, 16, 19, 20, 21) dont le sujet serait Moïse, la Loi ou un prophète, mais par un curieux ἡ δὲ ἐκ πίστεως δικαιοσύνη οὕτως λέγει, « mais la justice qui vient de la foi dit… » (v.6). C’est comme si Paul personnifiait un concept, puisqu’il le cite. D’autres se sont interrogés sur cette curiosité, comme le souligne E. Ciampa (in Moyise 2007 : 106-107) :

Paul’s attribution of the quotation to ‘the righteousness based on faith’ may provide a clue as to the somewhat unusual nature of Paul’s use of the text here. Watson points out that Paul’s ‘attribution of a scriptural text to a personified theological concept is .. . highly nnusual’ and that it also ‘contrasts strikingly with the widespread tendency in Romans 9-1 1 to name the scriptural authors whose texts are cited’. He suggests Moses is not named as the source of this quotation ‘because Paul has no intention of citing this text in the form in which Moses wrote it. (…) Paul’s use of a commentary or pesher-style interpretation suggests to others, however, that he expects his use of this text to be recognized as an earnest attempt to come to terms with its meaning and relevance for his readers. That commentary or pesher approach is seen in Paul’s use of the expression ‘that is’ (τοῦτʹ ἔστιν) introduce interpretive glosses in the midst of the quoted text. It will be argued here that Paul indicates he is neither providing a simple exegesis of the text nor simply using it as a point of departure to present a theological perspective that has no basis in the text.

Ici Paul ne cite donc pas vraiment l’Écriture pour l’expliquer en son sens littéral. Il l’ajourne. Godet préfère parler de « réminiscences », pour esquiver « le reproche d’interprétation arbitraire, d’exégèse rabbinique ». Les parallèles toutefois sont exacts, et conscients. Pour ce faire, il emploie un procédé bien en vogue en son temps, le recours au τοῦτʹ ἔστιν, c’est-à-dire :

c’est-à-dire : la formule grecque qui apparaît ici et dans la suite (au v. Ro 10:8 elle sera traduite par c’est là … ; voir aussi Ro 9:8) est caractéristique de l’exégèse typologique, en vogue notamment dans les écrits de Qumrân*; elle introduit une interprétation actualisante du texte cité. En l’occurrence, la parole de Dieu dont il est question en De 30 est identifiée au Christ descendu du ciel et ressuscité d’entre les morts, et au message dont il est l’objet. (NBS, note ad. loc ; je souligne)

Quand on considère attentivement les deux textes, on perçoit combien l’exégèse est plus suggestive que cartésienne. Le texte d’origine déclarait en effet que le commandement n’était pas dans le ciel. Greffer Christ à ce passage, c’est en forcer le sens, l’amplifier. Si l’on s’en tient aux quatre critères énoncés par Renée Bloch plus haut, nous sommes typiquement dans le midrash. On pourra objecter que le troisième critère est discutable (étude attentive du texte) ; à quoi il faut répondre que si Paul semble peu attentif au contexte initial, il est évident qu’il connait très bien le texte du Deutéronome, puisqu’il fait une addition de deux versets de même thème. De surcroît, Romains est de tout le NT le livre qui comporte la plus grande densité de citations scripturaires : sa structure même témoigne de l’importance de l’AT, auquel vient se greffer Christ, tout comme les Gentils viennent se greffer aux Juifs.

Certains spécialistes, assez nombreux semble-t-il, préfèrent qualifier ce type de méthode un pesher (sur la seule foi de l’emploi du τοῦτʹ ἔστιν ou peu s’en faut). Comme le montre McLay (2003 : 34), il manque une composante essentielle :

The difference between them is that whereas midrashic interpretation sought to explicate the meaning of Scripture through the application of rules, such as Hillel’s given above, pesher has a distinctly eschatological focus. Pesher interpretation assumes that the meaning of Scripture is being fulfilled in the context of the community, which is living in th eperiod of the expected and imminent end of age.

Il faut donc maintenir que Paul use de la méthode midrashique en Romains 10.6 (voir aussi Lim in Moyise 2007 : 6, Strazicich 2007 : 307).

En Romains 10.11b, Paul cite encore Isaïe – qu’il a déjà cité en Romains 2.24, 3.15-17, 9.27-29, 33, et qu’il va encore abondamment citer :

Paul : πᾶς ὁ πιστεύων ἐπʹ αὐτῷ οὐ καταισχυνθήσεται.

LXX : καὶ ὁ πιστεύων ἐπʹ αὐτῷ οὐ μὴ καταισχυνθῇ

Il omet le καὶ pour fluidifier sa transition, et ajoute délibérément un πᾶς, « quiconque ». Le ‘délibérément’ est permis car on sait par ailleurs que Paul connaît parfaitement le passage d’Isaïe, puisqu’il le cite verbatim en Romains 9.33. Dans les deux cas curieusement, le subjonctif aoriste (καταισχυνθῇ) est remplacé par un indicatif futur (καταισχυνθήσεται), sans qu’on puisse en déterminer la nuance avec certitude (cf. Stanley 1992 : 124-125). Quoi qu’il en soit, là encore, on constate que Paul émaille son propos de citations maîtrisées : le πᾶς est un prélude à l’ouverture universelle du message christique prêché par Paul, qui fait écho au εἰς τὰ πέρατα τῆς οἰκουμένης, « jusqu’aux extrémités de la terre » du verset 18.

On se souvient qu’au verset 8 (Romains 10.8), le commandement divin (cf. Deutéronome 30.11, הַמִּצְוָה הַזֹּאת) était dans la bouche et dans le cœur des Israélites obéissants (Deutéronome 30.14) : Paul au contraire faisait allusion à la proclamation d’une confession : τοῦτʹ ἔστιν τὸ ρῆμα τῆς πίστεως ὃ κηρύσσομεν. Et l’objet de son kérygme est précisé dans les vv.9-10:

Rom 10.9 ὅτι ἐὰν ὁμολογήσῃς ἐν τῷ στόματί σου κύριον Ἰησοῦν καὶ πιστεύσῃς ἐν τῇ καρδίᾳ σου ὅτι ὁ θεὸς αὐτὸν ἤγειρεν ἐκ νεκρῶν, σωθήσῃ ; Rom 10.10 καρδίᾳ γὰρ πιστευέται εἰς δικαιοσύνην, στόματι δὲ ὁμολογεῖται εἰς σωτηριάν.

L’objet de la confession, de la profession de foi est double : « Jésus est Seigneur » et « Dieu l’a ressuscité d’entre les morts ». Tel est le kérygme paulinien. Si l’on revient à notre verset 11 (Romains 10.11b), le πᾶς ὁ πιστεύων ἐπʹ αὐτῷ prend une signification nouvelle : « quiconque croit en lui« . Il s’agit bien de Jésus, qui est professé dans les deux versets qui précèdent, tandis que Isaïe 28.16 se réfère explicitement à Jéhovah Dieu (אֲדֹנָ֣י יְהוִ֔ה). Ce revirement est fondamental. Ce n’est plus la Loi qui est dans la bouche et sur le cœur du croyant. Non, car avec le Christ, c’est en quelque sorte de l’abondance du cœur que la bouche proclame : « Jésus est Seigneur » et « Dieu l’a ressuscité d’entre les morts » (cf. Matthieu 12.34, Luc 6.45). Cet objet du kérygme est ailleurs plus clairement désigné encore, ainsi 2 Corinthiens 4.5b : Οὐ γὰρ εἁυτοὺς κηρύσσομεν ἀλλὰ Ἰησοῦν Χριστὸν κύριον.

Au verset 12 (Romains 10.12), le référent ne change pas.

Rom 10.12 οὐ γάρ ἐστιν διαστολὴ Ἰουδαίου τε καὶ Ἕλληνος, ὁ γὰρ αὐτὸς κύριος πάντων, πλουτῶν εἰς πάντας τοὺς ἐπικαλουμένους αὐτόν ;

On peut déjà voir une allusion à Psaume 86.5. On remarque aussi qu’il développe des thèmes déjà évoqués par ailleurs :

point de distinction entre Juifs et Grecs : Romains 3.29, 15.8-12, Ephésiens 2.1-18, 3.6, Colossiens 1.27a, 3.11, Galates 3.28

Jésus est Seigneur de tous : Romains 9.5, 1 Timothée 6.14-15, Colossiens 3.11, Galates 3.28 ; même thème chez Pierre, Actes 10.36

ceux qui invoquent le nom du Christ : 1 Corinthiens 1.2, 2 Timothée 2.22, Romains 10.13 ; même thème chez Pierre, Actes 2.21

Le segment ὁ γὰρ αὐτὸς κύριος πάντων, que Louis Segond traduit par « tous ont le même Seigneur » devrait plutôt être traduit ainsi : « car le même Seigneur est Seigneur de tous » (cf Cranfield 1979, II : 531, Strazicich 2007 : 318). Il fait écho à une pensée déjà évoquée par ailleurs : il n’y a qu’un seul Dieu (εἴπερ εἷς ὁ θεὸς, Romains 3.30, cf. 1 Corinthiens 8.6 : εἷς θεὸς ὁ πατὴρ), et un seul Seigneur, Jésus (Ephésiens 4.5, 1 Corinthiens 8.6).

Au verset 13 on peut donc, sans surprise, constater qu’un texte prophétique aussi puissant que celui du chapitre 3 de Joël puisse être à son tour ajourné, à la faveur du nouveau Seigneur, qui est au centre de tout (sur ce texte, voir par exemple Strazicich 2007 : 83-110, Besnard 1962 : 128-148).

Rom 10.12 οὐ γάρ ἐστιν διαστολὴ Ἰουδαίου τε καὶ Ἕλληνος, ὁ γὰρ αὐτὸς κύριος πάντων, πλουτῶν εἰς πάντας τοὺς ἐπικαλουμένους αὐτόν ; Rom 10.13 πᾶς γὰρ ὃς ἂν ἐπικαλέσηται τὸ ὂνομα κυρίου σωθήσεται. Rom 10.14 Πῶς οὖν ἐπικαλέσωνται εἰς ὃν οὐκ ἐπίστευσαν ;  πῶς δὲ πιστεύσωσιν οὗ οὐκ ἤκουσαν ;  πῶς δὲ ἀκούσωσιν χωρὶς κηρύσσοντος ; Rom 10.15 πῶς δὲ κηρύξωσιν ἐὰν μὴ ἀποσταλῶσιν ;  καθὼς γέγραπται ;  ὡς ὡραῖοι οἱ πόδες τῶν ευἀγγελιζομένων [τὰ] ἀγαθά. Rom 10.16a Ἀλλʹ οὐ πάντες ὑπήκουσαν τῷ ευἀγγελίῳ.

Juifs et Grecs, tous, sont invités à invoquer le nom du Seigneur Jésus – c’est à cette condition que le salut s’obtient. L’invocation du nom (ἐπικαλέω) est aussi une proclamation (κηρύσσω), et cette proclamation n’est rien que l’évangile même (εὐαγγελίζω/εὐαγγέλιον). Outre le contexte kérygmatique, il y a sans doute un contexte baptismal. On voit que cette invocation du nom permet le salut, et qu’elle est corrélée à la prédication de l’évangile. Or le nom de Jésus était précisément invoqué au moment du baptême (Actes 2.38, 8.16, 10.48, 19.5, 22.16, Romains 6.3, Galates 3.27, 1 Corinthiens 1.12-15 ; cf. Didachè 9.5a, Justin, Dialogue avec Tryphon 39.3), comme nous l’avons vu ailleurs (cf. Strazicich 2007 : 300-302, 316).

En Romains 10.13, l’actualisation permet à Paul d’encourager tous les humains – Juifs d’abord, Grecs ensuite – à écouter l’évangile, et reconnaître le Seigneur Jésus. Le verset se charge des éléments eschatologiques contenus dans le livre du prophète Joël. Ainsi le salut est d’autant plus corrélé au nom de Jésus, puisque Paul vient de souligner qu’il y a un seul et même Seigneur pour tous (Romains 10.12). C’est à cette même exégèse que s’est livré Pierre à la Pentecôte (Actes 2.17-36):

Act 2.17   Dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur toute chair; Vos fils et vos filles prophétiseront, Vos jeunes gens auront des visions, Et vos vieillards auront des songes. Act 2.18   Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours -là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Act 2.19  Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Act 2.20 Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Act 2.21 Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Act 2.22 Hommes Israélites, écoutez ces paroles ! Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les signes qu ’il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes; Act 2.23 cet homme, livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l’avez crucifié, vous l’avez fait mourir par la main des impies. Act 2.24 Dieu l’a ressuscité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu ’il n’était pas possible qu’il fût retenu par elle. Act 2.25 Car David dit de lui: Je voyais constamment le Seigneur devant moi, Parce qu ’il est à ma droite, afin que je ne sois point ébranlé. Act 2.26 Aussi mon coeur est dans la joie, et ma langue dans l’allégresse; Et même ma chair reposera avec espérance, Act 2.27 Car tu n’abandonneras pas mon âme dans le séjour des morts, Et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption. Act 2.28 Tu m’as fait connaître les sentiers de la vie, Tu me rempliras de joie par ta présence. Act 2.29 Hommes frères, qu’il me soit permis de vous dire librement, au sujet du patriarche David, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et que son sépulcre existe encore aujourd’hui parmi nous. Act 2.30 Comme il était prophète, et qu’il savait que Dieu lui avait promis avec serment de faire asseoir un de ses descendants sur son trône, Act 2.31  c’est la résurrection du Christ qu ’il a prévue et annoncée, en disant qu’il ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas la corruption. Act 2.32 C’est ce Jésus que Dieu a ressuscité; nous en sommes tous témoins. Act 2.33  Élevé par la droite de Dieu, il a reçu du Père le Saint-Esprit qui avait été promis, et il l ’a répandu, comme vous le voyez et l’entendez. Act 2.34 Car David n’est point monté au ciel, mais il dit lui-même: Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Assieds-toi à ma droite, Act 2.35 Jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied. Act 2.36 Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ (καὶ κύριον αὐτὸν καὶ χριστὸν ἐποιήσεν ὁ θεός) ce Jésus que vous avez crucifié.

La distinction entre le Seigneur Dieu (v.34) et le Seigneur Jésus est très nette. Comme Paul, Pierre ajourne le récit en expliquant que David étant mort, et non ressuscité, il a bel et bien vu la corruption (v.27) et que de ce fait il ne prophétisait pas à son propre sujet, mais au sujet de la résurrection de Jésus (vv.31-32). Ce Jésus que Dieu a fait et Seigneur et Christ.

III. Conclusion

Les deux témoins ont parlé (Matthieu 18.16, 2 Corinthiens 13.13). Pierre et Paul se rejoignent sur une lecture typiquement chrétienne de l’invocation du nom quand ils citent Joël. C’est que désormais les Chrétiens, si leur appelation a sans doute été forgée comme un sobriquet (Actes 11.26), considèrent le nom du Christ Jésus comme le plus beau des noms (Jacques 2.7). C’est d’ailleurs bien simple, il n’y a pas d’autre nom par lequel les humains peuvent être sauvés :

Actes 4:12 καὶ οὐκ ἔστιν ἐν ἄλλῳ οὐδενὶ ἡ σωτηριά, οὐδὲ γὰρ ὂνομά ἐστιν ἕτερον ὑπὸ τὸν οὐρανὸν τὸ δεδομένον ἐν ἀνθρώποις ἐν ᾧ δεῖ σωθῆναι ἡμᾶς.

Ce nom n’est pas Christ Jésus seulement. C’est aussi Seigneur.

Philippiens 2.9-11 : διὸ καὶ ὁ θεὸς αὐτὸν ὑπερύψωσεν καὶ ἐχαρίσατο αὐτῷ τὸ ὂνομα τὸ ὑπὲρ πᾶν ὂνομα, ἳνα ἐν τῷ ὀνόματι Ἰησοῦ πᾶν γόνυ κάμψῃ ἐπουρανίων καὶ ἐπιγείων καὶ καταχθονίων 11 καὶ πᾶσα γλῶσσα ἐξομολογήσηται ὅτι κύριος Ἰησοῦς Χριστὸς εἰς δόξαν θεοῦ πατρός.

J’ai pensé un temps que Romains 10.13 faisait une allusion claire au nom divin Jéhovah (Fontaine 2007 : 114, 127-128). Mais je me suis ravisé en creusant davantage l’exégèse bien particulière de l’apôtre des nations (Fontaine 2009 : 127-128). Il faut le soutenir en toute honnêteté : Romains 10.1-20 parle du Christ dans ses moindres échos, et la méthode paulinienne ne s’embarrasse pas toujours de l’original. On ne saurait nier que Romains 10.13 ne rappelait pas aux judéo-chrétiens le Seigneur Jéhovah, et son Grand Jour. Sans doute toutes les oreilles n’entendaient-elles pas les mêmes échos. Mais le kérygme chrétien a consisté, dès les premiers temps, à proclamer un nouveau Seigneur. A la gloire du Père. Jésus n’avait-il pas dit (Jean 10.30) : ἐγὼ καὶ ὁ πατὴρ ἕν ἐσμεν ?