05/12/2013

Le papyrus de la « femme » de Jésus : un autre cas d’école ?

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Le grand-public est en mal de sensationnel, de révélations, de complots déjoués. La croyance se forge plus souvent sur l’opinion que sur l’argument. Les discours des experts sont l’objet de soupçons, parfois fondés, mais trop souvent irrationnels. C’est l’effet de mode introduit, ou plutôt catalysé, par le fameux Da Vinci Code.

Il y a quelques temps, les médias ont été envahis par une nouvelle découverte sensationnelle : un fragment copte d’un évangile inconnu, daté du IVe s. (et qui serait la traduction d’un document rédigé initialement en grec vers la seconde moitié du deuxième siècle de notre ère). Il y est question de la « femme » de Jésus, puisqu’on y lit : « Jésus leur dit : Ma femme […] ».

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Ce fut l’annonce en septembre 2012 de Karen L. King qui mit le feu aux poudres, lors de l’International Congress of Coptic Studies (cf. Global Post : ‘Gospel of Jesus’s Wife’ revealed in Rome by Harvard scholar). Elle publie ensuite un draft « Jesus said to them : ‘My wife…' » – A New Coptic Gospel Papyrus (avec les contributions de Anne-Marie Luijendijk). On trouve d’ailleurs une présentation pédagogique du fragment sur le site de la Harvard Divinity School.

Très vite, des voix s’élèvent pour calmer le jeu : après tout, le papyrus n’a pas fait l’objet d’une excavation scientifiquement encadrée, mais provient d’une collection privée issue vraisemblablement d’antiquaires plus ou moins fiables (cf. « A papyrus adrift » de A. Camplani pour l’Osservatore Romano ; ou ‘The Gospel Of Jesus’ Wife,’ New Early Christian Text, Indicates Jesus May Have Been Married). Le Vatican s’en mêle aussi pour suggérer qu’il s’agit probablement d’un faux.

Une émission, fort intéressante au demeurant, fait la synthèse sur cette découverte et le folklore qui lui est associé : Révélations sur la femme de Jésus.

Des universitaires aussi importants que R. Bagnall ou A.-M. Luijendijk pensent, sur la base de l’écriture, de l’encre, de l’état du papyrus, et d’autres critères internes, que le document est authentique. Il est facile d’en perdre son latin (ou plutôt son copte) : d’un côté, des experts respectés qui clament que c’est un faux, de l’autre, des experts respectés qui clament le contraire.

A cela s’ajoute le fait que dans ces milieux, il est très facile d’être discrédité, et qu’en général la plus extrême fébrilité à annoncer la moindre nouveauté prévaut. Je pense encore à cette annonce fait par D. B. Wallace, lors d’un débat avec B. Ehrman, au sujet de la découverte (sensationnelle, celle-la, si bien sûr elle est avérée) d’un fragment de l’évangile de Marc daté du premier siècle (et c’est la date qui fera sensation, ou non), cf. D. B. Wallace, First-Century Fragment of Mark’s Gospel Found!?. Problème, il a annoncé cela mais sans pouvoir donner d’autres détails qu’une datation fait par un anonyme « paléographe expert » (il n’y en a de toute façon pas cinquante), et qu’une publication verrait le jour… courant 2013 (là, ça devient compliqué puisqu’on est déjà en novembre). Ehrman se pose des questions à juste titre. Tout comme S. Porter. J’attends cette publication depuis plus d’un an, et avec impatience. Mais je comprends, du moins je pense comprendre, le motif expliquant les délais peu raisonnables : aucun universitaire ne veut se « mouiller » s’il n’est pas parfaitement sûr – car on sait que le travail sera surmédiatisé, surexploité, suranalysé, surenchéri. L’erreur n’est pas permise. Alors on prend son temps. Et puis, s’il y a un trait nouveau, la primeur scientifique du document permet de garantir une longueur d’avance en termes de domaines de recherche (qu’on se rappelle le scandale entourant les manuscrits de la Mer Morte, moins du à une volonté d’occulter qu’une espèce d’incurie égoïste).

Alors, que penser de ce fragment ?

Je ne m’intéresse pas vraiment à son caractère authentique ou non. Qu’il soit authentique ou non n’apportera rien du point de vue historique ou théologique. D’autres écrits de la même période sont déjà connus, et tentent de ré-écrire l’histoire ou d’en dévoiler des pans cachés.

Ce qui me pousse à écrire ce billet, ce sont plutôt les considérations de Larry Hurtado, et dernièrement “Jesus’ Wife” Fragment: A Continuing Puzzle. Il s’interroge sur le fait que l’article promis dans la prestigieuse Harvard Theological Review ne soit pas paru, que les « tests » complémentaires annoncés soient si longs – en deux mots, qu’on soit passé de trop disert à trop discret.

Hurtado s’étonne de ne pas en savoir plus (il est pourtant bien placé pour interroger certains intervenants  importants), et surtout que certains savants sensibles aux allégations de Karen King aient pu totalement ignorer les arguments scientifiques adverses. Curieuse science.

Mais ce que dit Hurtado – le Pr. King s’est peut-être faite piéger, en toute bonne foi, et n’est sûrement pas à l’origine du faux – me rappelle une lecture savoureuse : Patrick Jean-Baptiste, L’affaire des fausses reliques, Albin Michel, 2005. Dans le milieu de l’archéologie biblique, on rencontre des antiquaires peu scrupuleux, des faussaires de génie, des scientifiques courageux, et des savants excentriques. Tout cela fait un beau panier, mais où il est difficile de retrouver ses petits.

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L’auteur de cet ouvrage, qui est journaliste, livre un essai passionnant où il est question de l’ossuaire de Jacques, de la tablette de Joas, du sceau de Salomon, de la stèle de Tel Dan, etc. Tous les artefacts présentés ne sont pas nécessairement des faux, mais ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est de montrer les coulisses : conflits d’intérêts, affaires de gros sous, marché noir, etc. Les autorités de police surveillent de près tous les trafics, mais en définitive la justice ne peut pas se prononcer sur l’authenticité ou non d’un objet. Le procès d’Oded Golan fit grand-bruit en son temps, et en est un bel exemple.

De même, pour le fragment de papyrus sur la « femme » de Jésus : on ne peut pas se faire une idée du document si on ne connaît pas les scandales nombreux qui entourent les lucratives forgeries dans le milieu des antiquités bibliques. Cela jette hélas un discrédit a priori sur tout artefact. Le travail du spécialiste consiste d’ailleurs, précisément, à authentifier ou non de tels objets, c’est-à-dire déterminer s’ils sont bien ce qu’ils ont l’air d’être…

Le papyrus de la « femme » de Jésus : un autre cas d’école ?